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L’ego conquiro comme fondement de la subjectivité moderne

Numéro 1 - 2018 par Martinez Andrade

février 2018

Avant 1492, l’Europe n’avait pas une conscience de supé­rio­ri­té (maté­rielle et onto­lo­gique) vis-à-vis des autres peuples (tels que le monde musul­man ou otto­man, par exemple). C’est avec l’ouverture vers l’Atlantique et la « décou­verte » du Nou­veau Monde que les Euro­péens com­mencent à construire une nou­velle onto­lo­gie dans laquelle les indi­gènes seront can­ton­nés dans la posi­tion du non-être. Ain­si, la sub­jec­ti­vi­té moderne occi­den­tale est bâtie sur un rap­port de domination/exploitation relié à une alté­ri­té niée : celle de l’indigène.

Dossier

La « data­tion » de la nais­sance de la moder­ni­té fait encore l’objet d’importants débats. Cer­tains auteurs pensent que l’Épiphanie trouve son ori­gine dans la Renais­sance ita­lienne. D’autres la situent dans la Révo­lu­tion fran­çaise ou encore dans la révo­lu­tion indus­trielle en Angle­terre. Le récit se déve­loppe tou­jours à l’intérieur de l’Europe, de sorte que les autres peuples ne par­ti­cipent pas à la construc­tion de la sub­jec­ti­vi­té moderne occi­den­tale. C’est pour­quoi le phi­lo­sophe Enrique Dus­sel a pro­po­sé que la conquête de l’Amérique latine au XVIe siècle soit arti­cu­lée autour de la logique d’internationalisation du capi­ta­lisme et par la confi­gu­ra­tion du sys­tème-monde, et aus­si que la moder­ni­té (comme pro­duc­tion d’une sub­jec­ti­vi­té déter­mi­née), le capi­ta­lisme (comme accu­mu­la­tion ori­gi­naire de la terre des indi­gènes) et le pro­ces­sus de colo­ni­sa­tion de l’Amérique latine soient synchrones.

En ce qui concerne l’émergence de la sub­jec­ti­vi­té moderne occi­den­tale, E. Dus­sel a pro­po­sé le concept d’ego conqui­ro pour éclai­rer l’importance de la vio­lence que le pou­voir his­pa­no-lusi­tain fit subir aux Amé­rin­diens, l’ego conqui­ro (je conquiers) pré­cé­dant de plus d’un siècle l’ego cogi­to (je pense) for­mu­lé par Des­cartes en 1637. Ce fut, par la suite, le moment pro­pice pour prendre conscience de la supé­rio­ri­té euro­péenne1. Il s’agit là du pre­mier signe de la volon­té de pou­voir des Euro­péens. La rai­son comme ins­tru­ment de domi­na­tion déter­mine donc une nou­velle onto­lo­gie à par­tir de 1492. La maxime « Dios está en el cie­lo, el Rey está lejos, yo man­do aquí » (Dieu est au para­dis, le roi est loin, c’est moi qui com­mande ici) exprime un moment trans­cen­dan­tal dans la sub­jec­ti­vi­té moderne occi­den­tale2. L’année 1492 est une date char­nière dans la construc­tion de la sub­jec­ti­vi­té occi­den­tale moderne car elle marque le début de moments consti­tu­tifs de la for­ma­tion de sa conscience sym­bo­lique concrète. Le 6 jan­vier de cette année-là, Boab­dil, der­nier sou­ve­rain musul­man de Gre­nade, est contraint d’abandonner son royaume. Le 15 février, le grand inqui­si­teur Tor­que­ma­da pré­sente son pro­jet visant à expul­ser les juifs d’Espagne. Le 17 avril sont signées les Capi­tu­la­tions de San­ta Fe qui vont per­mettre les expé­di­tions de Chris­tophe Colomb vers les Indes. Le 31 juillet, confor­mé­ment au décret d’expulsion, les juifs com­mencent à quit­ter la Cas­tille et l’Aragon et le 12 octobre, se pro­duit la « ren­contre » entre les mondes com­mer­cia­le­ment et idéo­lo­gi­que­ment décon­nec­tés que sont l’Amérique et l’Europe. C’est au milieu de ces bou­le­ver­se­ments d’ordre poli­tique, social et cultu­rel du monde ibé­rique que naissent les mythes d’une moder­ni­té inqui­si­trice, pro­phé­tique et apocalyptique.

L’émergence du « système-monde »

Wal­ter Migno­lo (2005) défend l’idée que la nais­sance de la route de l’Atlantique au XVIe siècle a eu au moins deux consé­quences fon­da­men­tales. D’une part, elle a per­mis de relier les routes com­mer­ciales d’Anáhuac (le Mexique) avec celles de Tawan­tin­suyu (l’empire inca) et, d’autre part, de relier ensuite ces mêmes routes avec le mar­ché-monde occi­den­tal, entrai­nant ain­si la créa­tion du sys­tème-monde. Selon Wal­ler­stein, le sys­tème-monde est appa­ru au XVIe siècle, grâce à cette inter­con­nexion de mar­chés-mondes. La pers­pec­tive trans­at­lan­tique, pré­sen­tée par Wal­ler­stein (1995), est d’une impor­tance capi­tale pour com­prendre l’avènement du capi­ta­lisme, et de sa dyna­mique, à l’échelle mon­diale. L’hégémonie exer­cée sur l’Atlantique, dont l’Espagne et le Por­tu­gal sont les pré­cur­seurs, a four­ni à l’Europe des res­sources, des métaux et de la force de tra­vail qui a per­mis par la suite l’essor de l’Occident (Rise of the West). L’apparition de la route de l’Atlantique a été fon­da­men­tale dans la for­ma­tion du sys­tème-monde, puisqu’elle a relié des mar­chés mon­diaux com­mer­cia­le­ment décon­nec­tés. La nais­sance du sys­tème-monde a eu lieu en même temps que l’avènement d’une pre­mière vision colo­niale qui a entrai­né l’imposition du tra­vail for­cé des indi­gènes. En ce sens, le sys­tème-monde s’est fon­dé sur une « divi­sion raciale du tra­vail », géo­po­li­ti­que­ment déter­mi­née. C’est pour­quoi nous pou­vons par­ler d’un sys­tème-monde moderne/colonial.

De la non-religiosité à la sous-humanité des indigènes

À par­tir de la conquête de l’Amérique s’est créée une nou­velle rela­tion de pou­voir, non seule­ment raciale et onto­lo­gique, mais aus­si épis­té­mique. La « colo­nia­li­té du pou­voir » a évo­lué paral­lè­le­ment à l’imposition d’un nou­veau modèle cog­ni­tif. En effet, l’évangélisation des indi­gènes est appa­rue comme une ten­ta­tive de péné­trer non seule­ment dans le noyau éthi­co-mythique de leur ima­gi­naire, mais aus­si dans la recon­fi­gu­ra­tion de leurs pro­ces­sus gno­séo­lo­giques. Edgar­do Lan­der explique ain­si que l’épis­té­mè occi­den­tale pro­cède par sépa­ra­tions et divi­sions de la réa­li­té. La rup­ture entre sujet et objet est en cor­ré­la­tion avec la sépa­ra­tion hel­lé­no-chré­tienne entre Dieu, l’être humain et la nature (Lan­der, 2000). En ce sens, les colo­ni­sa­teurs-évan­gé­li­sa­teurs ont impo­sé une manière de connaitre, fon­dée sur la rup­ture entre le corps et l’âme, qui a entrai­né une subal­ter­ni­sa­tion des savoirs indi­gènes qui s’opposent de ce point de vue à cette tra­di­tion épis­té­mique. La « colo­nia­li­té du pou­voir » impli­quait en même temps une « colo­nia­li­té du savoir ».

Quant à la dimen­sion reli­gieuse, Nel­son Mal­do­na­do-Torres explique que l’acception du mot « reli­gion » change à par­tir du XVIe siècle. Selon lui, le concept de reli­gio avait joué un rôle impor­tant dans les stra­té­gies épis­té­miques employées par des groupes se dis­pu­tant en Europe la par­ti­ci­pa­tion effi­cace du pou­voir impé­rial pen­dant et après l’Empire romain. Ce rôle s’est cepen­dant trans­for­mé depuis « la décou­verte » et la conquête des Amé­riques. En ana­ly­sant le jour­nal de Colomb où les indi­gènes figurent comme sujets sans aucune reli­gion, on com­prend que Colomb voyait le peuple indi­gène comme une tabu­la rasa. À ce sujet, en lisant ses Jour­naux de bord, Mal­do­na­do-Torres trouve les racines racistes du monde moderne colo­nial puisqu’en affir­mant que les indi­gènes « n’étaient sujets à aucune reli­gion, Colomb les expul­sa de leurs terres, refu­sa de leur recon­naitre une sub­jec­ti­vi­té propre et les décla­ra sujets asser­vis. [Il] les sup­prime de la caté­go­rie des humains » (Mal­do­na­do-Torres, 2008, p. 210 et 212).

Ain­si, l’idée de la non-reli­gio­si­té chez les peuples indi­gènes fut un autre élé­ment de la construc­tion de l’imaginaire moderne. Cette idée plon­geait ces groupes dans la ser­vi­tude et l’esclavage, même si ce der­nier fut abo­li eu après, en éta­blis­sant un nou­veau modèle de domi­na­tion éco­no­mique et cultu­relle. Dans la même logique, le socio­logue Ramon Gros­fo­guel sou­tient que l’occidentalisme a pro­duit des rap­ports asy­mé­triques non seule­ment au niveau éco­no­mique, mais aus­si épis­té­mique (Gros­fo­guel, 2008, p. 161 – 162).

C’est dans ce contexte que prend alors sens la contro­verse de Val­la­do­lid foca­li­sée sur la non-huma­ni­té ou la sous-huma­ni­té des peuples indi­gènes qui, consi­dé­rés à la fin du XVe siècle comme des « peuples sans Dieu », sont deve­nus des enti­tés infé­rieures dans l’imaginaire chré­tien. Juan Ginés de Sepúl­ve­da (1490 – 1573) s’est ain­si foca­li­sé sur l’idée que les indi­gènes n’avaient pas d’âme, ce qui auto­ri­sait, par consé­quent, à les réduire en escla­vage. Pour sa part, Bar­to­lo­mé de Las Casas (1484 – 1566) argu­men­tait que les indi­gènes étaient des sau­vages dotés d’une âme, mais que, par rap­port aux Espa­gnols chré­tiens, ils étaient cultu­rel­le­ment et psy­chi­que­ment inférieurs.

La volonté de domination comme fondement de la modernité

Le théo­lo­gien bré­si­lien Leo­nar­do Boff sou­ligne, quant à lui, que la notion de domi­nium ter­rae est liée à la vision colo­ni­sa­trice occi­den­tale (Boff, 2004, p. 100 – 101). Même avant la « volon­té de puis­sance » (Wille zur Macht) nietz­schéenne comme expres­sion de l’homme moderne, le pape Nicolás V (1447 – 1455), dans la bulle Roma­nus Pon­ti­fex, pro­met­tait aux rois du Por­tu­gal le domaine du monde. Quelques années plus tard, le pape Alexandre VI avec la bulle Inter Cae­te­ra (1493) confé­rait aux rois de Cas­tille et León les mêmes pré­ro­ga­tives. D’après Boff, le terme d’anthro­po­cen­trisme est celui qui résume le mieux cette anthro­po­lo­gie impé­riale et anti­éco­no­mique. Les phi­lo­sophes euro­cen­trés omettent tou­te­fois le rôle des Amé­rin­diens dans la construc­tion du grand récit moderne. En ce sens, on peut affir­mer que les alté­ri­tés tou­jours niées de la moder­ni­té ont été les indi­gènes, les « peuples sans his­toire » et sans droits. Ain­si, Leo­nar­do Boff sou­ligne qu’«Un cer­tain mode de pen­sée, agres­sif à l’égard de la nature, a pris de l’ampleur jusqu’au point d’agresser les pauvres et les cultures mili­tai­re­ment plus fra­giles. Les pauvres lati­no-afro-amé­ri­cains, par exemple, ont été colo­ni­sés voire mis en escla­vage, et leurs cultures déstruc­tu­rées et bien sou­vent détruites. En dehors de l’Amérique latine, l’Afrique et l’Asie furent éga­le­ment vic­times de l’agression des pays euro­péens, au sein des­quels le pro­jet de la moder­ni­té avait été éla­bo­ré. C’est une même volon­té de sujé­tion et d’asservissement qui pré­tend englo­ber tous les êtres humains ain­si que la nature » (Boff, 1994, p. 125).

Nous notons déjà une posi­tion cri­tique claire envers la moder­ni­té. En tant que pro­ces­sus de domi­na­tion, l’émergence d’un ego conqui­ro sera pri­mor­diale pour la confi­gu­ra­tion d’une sub­jec­ti­vi­té moderne pri­vée de cor­po­ra­li­té et dont la nature et les autres cultures non euro­péennes devien­dront des objets à extorquer.

Bien que la cri­tique de la moder­ni­té chez les théo­lo­giens et les phi­lo­sophes de la libé­ra­tion ne soit pas absente de leurs pre­miers ouvrages, ce sont prin­ci­pa­le­ment Enrique Dus­sel et Leo­nar­do Boff qui ont effec­tué une cri­tique radi­cale de la dyna­mique des­truc­trice de la modernité/colonialité. C’est avec son Amé­ri­ca Lati­na : Da Conquis­ta à nova evan­ge­li­za­ção que Leo­nar­do Boff émet une cri­tique radi­cale de la moder­ni­té car ce théo­lo­gien place au centre du débat, dans le cadre de la célé­bra­tion du cinq-cen­tième anni­ver­saire de la « décou­verte », la voix des vic­times de la colo­ni­sa­tion et de la chris­tia­ni­sa­tion. Il s’agit d’entendre la dénon­cia­tion de l’injustice his­to­ri­co-sociale vécue par les oppri­més. L’invasion « a signi­fié le plus grand géno­cide de l’histoire de l’humanité […]. De nos jours ce pro­ces­sus se pour­suit à tra­vers les deux tiers de la popu­la­tion, qui subit la faim, la des­truc­tion éco­lo­gique dont les pauvres et les indi­gènes sont les plus affli­gés, et sont mena­cés d’extermination à cause de la dette exté­rieure, laquelle repré­sente le nou­veau tri­but que les nations sous-déve­lop­pées doivent payer à leurs anciens et nou­veaux maitres » (Boff, 1992, p. 10).

Critique de la raison instrumentale à partir des vaincus de l’histoire

Il est inté­res­sant de men­tion­ner qu’au-delà des dif­fé­rences, il y a des « affi­ni­tés élec­tives » entre la cri­tique de la rai­son ins­tru­men­tale réa­li­sée par la théo­rie cri­tique (Hor­khei­mer et Ador­no, 1983) et celle de la pen­sée déco­lo­niale. Par exemple, au sein même de la pen­sée occi­den­tale, la cri­tique d’une hégé­mo­nie de l’irrationalité de la rai­son occupe une cer­taine place, notam­ment dans les réflexions des fon­da­teurs de l’École de Franc­fort. Ain­si avec Ausch­witz3, Theo­dor Ador­no constate que l’imposition iden­ti­taire de l’universel abso­lu sur la sin­gu­la­ri­té4 s’est mise à nu. C’est pour cela qu’il n’hésite pas à radi­ca­li­ser sa cri­tique du prin­cipe d’identité dans le ratio­na­lisme occi­den­tal. S’agissant d’Auschwitz, on ne peut pas ne pas pen­ser à l’inscription gra­vée à l’entrée du camp d’extermination : Arbeit macht frei (le tra­vail rend libre). Dans l’argument d’un état de culpa­bi­li­té dont l’autre, même en dépit de sa propre volon­té, doit être libé­ré, on trouve la jus­ti­fi­ca­tion d’une vio­lence mythique (mytische Gewalt), au sens ben­ja­mi­nien du terme. Or, cet acte d’expiation demeure tout au long de l’histoire de la moder­ni­té. Du point de vue des vain­cus, la Conquis­ta inau­gure cet état de « dam­na­tion » du colo­ni­sé. « On trans­for­mait les Indiens en bêtes de somme, dit Eduar­do Galea­no, car ils por­taient un poids supé­rieur à celui que pou­vait sup­por­ter la faible échine du lama et on conclut tout natu­rel­le­ment que les Indiens étaient des bêtes de somme. Le vice-roi du Mexique consi­dé­rait qu’il n’y avait pas de meilleur remède que le tra­vail dans les mines pour soi­gner la “méchan­ce­té natu­relle” des Indi­gènes. L’humaniste Juan Ginés de Sepúl­ve­da décla­rait que les Indiens méri­taient d’être ain­si trai­tés car leurs péchés et ido­lâ­tries offen­saient Dieu » (Galea­no, 1981, p. 61). Cette « méchan­ce­té natu­relle » (mal­dad natu­ral) dont l’indigène est por­teur aura des consé­quences aus­si bien phi­lo­so­phiques (et idéo­lo­giques) que maté­rielles. Phi­lo­so­phiques car cette notion de « culpa­bi­li­té », déjà pré­sente dans la Contro­verse de Val­la­do­lid entre Juan Ginés de Sepúl­ve­da et Bar­to­lo­mé de Las Casas, trou­ve­ra un écho dans la Phi­lo­so­phie de l’Histoire de Hegel qui dit que « l’humanité euro­péenne appa­rait donc, même selon la nature, comme plus libre » (Hegel, 1971, p. 277). Dans cette pers­pec­tive, c’est sur le théâtre de l’histoire uni­ver­selle, qui va de l’Orient vers l’Occident, que l’Esprit se réa­lise au sein des peuples euro­péens. Cette supé­rio­ri­té à l’égard des autres peuples fait de l’Europe le res­pon­sable de leur « déve­lop­pe­ment » et, en consé­quence, la « Mis­sion civi­li­sa­trice » devient un impé­ra­tif non seule­ment moral, mais aus­si his­to­rique. La des­truc­tion des peuples et des cultures est dès lors vue non comme un acte abject, voire cri­mi­nel, mais plu­tôt comme l’inéluctable mou­ve­ment de l’Esprit.

En ce qui concerne la par­tie maté­rielle de cet état de « culpa­bi­li­té » ou « dam­na­tion », l’indigène sera for­cé de pur­ger ses fautes par le tra­vail (Arbeit macht frei?) dans la mine, appe­lée « bouche de l’enfer », où plu­sieurs mil­lions périrent à cause de la dure­té des condi­tions, afin d’extraire de l’or et de l’argent. C’est pré­ci­sé­ment cet aspect de l’infériorité des habi­tants de l’Amérique que les colo­ni­sa­teurs ont invo­qué pour main­te­nir le sys­tème de l’enco­mien­da5. En effet, cette « dam­na­tion » des indi­gènes (les colo­ni­sés, les oppri­més, les non-per­sonnes) va contri­buer, tout au long de la moder­ni­té, à l’accumulation de richesse par des Euro­péens. Par ailleurs, il faut pré­ci­ser que notre but n’est pas de bana­li­ser Ausch­witz (et tous les autres camps d’extermination) mais plu­tôt de pla­cer la Conquis­ta dans la consti­tu­tion de la moder­ni­té, car de cette façon nous pou­vons sai­sir son côté per­ver­ti et des­truc­teur. Ce n’est pas un hasard si la théo­lo­gienne Doro­thee Sölle disait que : « le tiers monde est un Ausch­witz permanent ».

Ain­si, le lien entre le capi­ta­lisme, la moder­ni­té et la colo­nia­li­té est tis­sé par Dus­sel dans son 1492 : L’occultation de l’autre : « Mais, ce qui était or et argent en Europe, mon­naie du capi­ta­lisme nais­sant, était mort et déso­la­tion en Amé­rique. Le 1er juillet 1550, Domin­go de San­tos Tomas écrit de Chu­qui­sa­ca (l’actuelle Boli­vie): “Il y a quatre ans que, pour ache­ver de perdre ce pays, on a décou­vert une bouche de l’enfer par laquelle chaque année entre une foule de gens que l’avarice des Espa­gnols sacri­fie à leur Dieu : c’est une mine d’argent que l’on appelle Poto­si”. L’entrée de la mine repré­sente, méta­pho­ri­que­ment, la gueule de Moloch à qui on sacri­fiait des vic­times humaines ; mais main­te­nant, on ne sacri­fie plus des hommes au san­gui­naire dieu aztèque Huit­zi­lopcht­li, sinon à l’invisible dieu-capi­tal (le nou­veau dieu de la civi­li­sa­tion occi­den­tale et chré­tienne). L’économie, comme sacri­fice, comme culte, l’argent (le métal or et le métal argent) comme fétiche, comme reli­gion ter­restre (non céleste) per­ma­nente (non sab­ba­tique) comme l’indiquait Marx dans La Ques­tion juive, com­men­çait son règne de cinq-cents ans. La cor­po­ra­li­té sub­jec­tive de l’Indien est alors inté­grée à la tota­li­té d’un nou­veau sys­tème éco­no­mique nais­sant, en tant que main‑d’œuvre gra­tuite ou à bon mar­ché, main‑d’œuvre à laquelle s’ajoutera bien­tôt le tra­vail de l’esclave afri­cain » (Dus­sel, 1992, p. 52 et 53).

Les ques­tions essen­tielles sou­le­vées par le phi­lo­sophe Enrique Dus­sel et par le théo­lo­gien Leo­nar­do Boff dans leurs cri­tiques de la moder­ni­té, comme pro­ces­sus à la fois géno­ci­daire et éco­cide, montrent jusqu’à quel point la Conquis­ta et puis la colo­ni­sa­tion ont éta­bli un rap­port asy­mé­trique entre l’Europe et l’Amérique latine, de sorte que les struc­tures d’oppression res­tent inal­té­rées. Il est en effet tout à fait signi­fi­ca­tif que Leo­nar­do Boff pro­clame que la moder­ni­té se carac­té­rise par l’affirmation : conque­ro, ergo sum ; je conquiers donc je suis. La pen­sée (cogi­to, ergo sum) et la science (Scien­ta poten­tia est) sont les ins­tru­ments d’accumulation du pou­voir en tant que domi­na­tion sur les autres : la nature, les autres races et les autres peuples. Cette posi­tion est proche des thèses for­mu­lées par le réseau déco­lo­nial, au sens que l’émergence de l’ego conqui­ro consti­tue un élé­ment cru­cial de la sub­jec­ti­vi­té moderne occidentale.

  1. Il faut rap­pe­ler qu’avant 1492, l’Europe ne pos­sé­dait pas de conscience propre, effec­tive de supé­rio­ri­té. Elle était consciente, en revanche, de la supé­rio­ri­té éco­no­mique, intel­lec­tuelle et poli­tique des mondes musul­man et ottoman.
  2. Cette maxime a été reprise par M. Mahn-Lot (1996, p. 11). Mal­heu­reu­se­ment, il nous semble que l’auteur ne l’a pas com­prise dans son vrai sens et poids, c’est-à-dire que cette maxime n’est pas seule­ment anec­do­tique, mais aus­si qu’elle est bel et bien l’expression d’une nou­velle onto­lo­gie qui sera la toile de fond d’une sub­jec­ti­vi­té moderne aux allures coloniales.
  3. Dans son essai Cri­tique de la culture et socié­té (Kul­tur­kri­ti­kund Gesell­schaft) Ador­no, à son retour d’exil, consi­dère que : « écrire un poème après Ausch­witz est bar­bare » (Ador­no, 1986, p. 23).
  4. « C’est jus­te­ment l’insatiable prin­cipe d’identité qui éter­nise l’antagonisme en oppri­mant ce qui est contra­dic­toire. Ce qui ne tolère rien qui ne soit pareil à lui-même, contre­carre une récon­ci­lia­tion pour laquelle il se prend faus­se­ment. La vio­lence du rendre-sem­blable repro­duit la contra­dic­tion qu’elle éli­mine » (Ador­no, 1992, p. 176).
  5. Sys­tème appli­qué par les Espa­gnols dans tout l’empire colo­nial lors de la conquête du Nou­veau Monde à des fins éco­no­miques et d’évangélisation. Il s’agissait d’un mode de pro­duc­tion propre d’un capi­ta­lisme dépen­dant dans lequel l’indigène était obli­gé de tra­vailler sans rétri­bu­tion moné­taire (Gutier­rez, 1992, p. 36).

Martinez Andrade


Auteur

docteur en sociologie de l’École des hautes études en sciences sociales, chercheur postdoctoral au Collège d’études mondiales de Paris