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L’autorité des psychanalystes, de Samuel Lézé

Numéro 9 Septembre 2010 par Bernard De Backer

septembre 2010

Le regard du lec­teur est d’abord intri­gué par la sur­pre­nante image en cou­ver­ture du livre, opé­rant à pre­mière vue comme un contre­point iro­nique à son titre. On y voit un homme d’âge mur por­tant bar­bi­chette et lunettes rondes, la main gauche dans la poche de son pan­ta­lon et le corps sus­pen­du dans le vide. Quelques mètres à sa droite, […]

Le regard du lec­teur est d’abord intri­gué par la sur­pre­nante image en cou­ver­ture du livre, opé­rant à pre­mière vue comme un contre­point iro­nique à son titre. On y voit un homme d’âge mur por­tant bar­bi­chette et lunettes rondes, la main gauche dans la poche de son pan­ta­lon et le corps sus­pen­du dans le vide. Quelques mètres à sa droite, paral­lè­le­ment à la ligne de ses jambes ten­dues comme fil à plomb, la façade d’une mai­son qui rap­pelle vague­ment l’Europe cen­trale. Reliant ces deux figures, une poutre posée à plat sur le toit de la mai­son et au bout de laquelle l’homme s’agrippe de sa main libre, sans trop d’efforts appa­rents. À l’arrière-plan de ce curieux atte­lage, un espace blanc éva­cué de toute pré­sence. Sig­mund Freud — c’est lui, l’homme au-des­sus du vide — ne semble guère pré­oc­cu­pé par cette situa­tion périlleuse. Il nous regarde d’un air vague­ment gogue­nard en plis­sant les yeux, comme s’il nous atten­dait au tournant.

Le des­sin qui figure sur l’ouvrage1 du jeune anthro­po­logue Samuel Lézé a une ori­gine bien pré­cise. Il s’agit d’une sculp­ture, « Man han­ging out » de David Cer­ny, ins­tal­lée en 1996 sur la place de Stare Mes­to à Prague. Comme le dit le com­men­ta­teur du site web réfé­ren­cé par Lézé, « Sig­mund Freud, le fameux psy­cha­na­lyste né à Frei­berg, Mora­vie, qui est main­te­nant en Répu­blique tchèque, est dépeint dans cette forme de sta­tue comme expri­mant la condi­tion humaine liée à notre néces­si­té de déci­der consciem­ment de vivre sa vie ou de la lais­ser filer2 ». Samuel Lézé, quant à lui, pré­cise que « Freud est sus­pen­du dans le vide, comme l’autorité des psy­cha­na­lystes que j’analyse dans cet ouvrage. »

Fait social énigmatique

Une fois ouverte la porte intri­gante de ce petit livre dense, nous entrons dans les méandres par­fois touf­fus de la thèse de doc­to­rat dont il est issu et qui nous mène bien loin des « Freud’s Wars ». Sa thé­ma­tique cen­trale est la place de la psy­cha­na­lyse dans l’espace poli­tique de la san­té men­tale en France et, plus par­ti­cu­liè­re­ment, la nature et l’évolution de son auto­ri­té dans un champ tra­ver­sé depuis quelques années par de vives ten­sions et luttes de pou­voir. Inutile de rap­pe­ler le tohu­bo­hu qui agite en France un « mar­ché des biens de salut psy­chique » en pleine crois­sance. Ceci depuis les dif­fé­rents états géné­raux (de la psy­cha­na­lyse, de la psy­cho­lo­gie, de la psy­cho­thé­ra­pie et de la psy­chia­trie) qui se sont suc­cé­dé entre 2000 et 2003, jusqu’au récent Cré­pus­cule d’une idole, de Michel Onfray, en pas­sant par le Livre noir de la psy­cha­na­lyse, les thé­ma­tiques bru­lantes de la règle­men­ta­tion pro­fes­sion­nelle et de l’évaluation des psy­cho­thé­ra­pies, avec notam­ment les études de l’Inserm.

C’est que, comme le sou­ligne Richard Recht­man dans sa pré­face, la ques­tion psy­chique serait deve­nue aux yeux des gou­ver­nants aus­si essen­tielle que la ques­tion sociale. Il était donc per­ti­nent que la psy­cha­na­lyse (sa pra­tique, son his­toire, son orga­ni­sa­tion, son sta­tut, son auto­ri­té…) soit abor­dée comme un phé­no­mène social par­mi d’autres, avec le posi­tion­ne­ment d’extériorité et la sus­pen­sion de tout juge­ment, si l’on ose dire, que pré­sup­pose la démarche anthro­po­lo­gique. L’originalité du tra­vail de Lézé est dès lors d’avoir trai­té le thème de l’autorité de la psy­cha­na­lyse du point de vue des sciences sociales, notam­ment sur la base d’une enquête de ter­rain à Paris. Entre­prise ardue, étant don­né le côté para­doxal et insai­sis­sable de l’objet d’étude, comme le sou­ligne l’auteur en intro­duc­tion : un uni­vers opaque et dif­fi­cile d’accès, aux fron­tières pro­fes­sion­nelles mal défi­nies, trai­tant d’une « expé­rience incom­men­su­rable » qui échappe à l’objectivation ration­nelle. Bref, un « objet socia­le­ment non iden­ti­fié », à la fois « étrange et fami­lier », « éso­té­rique et exo­té­rique », sus­ci­tant « séduc­tion et répul­sion », et qui, de sur­croit, traite des « troubles » de la psy­ché humaine. Freud aurait appré­cié cette défi­ni­tion très unheim­lich de son inven­tion, lui qui avait consa­cré un essai fameux à l’inquiétante étran­ge­té3.

C’est dès lors le fruit d’une patiente et longue recherche que nous livre l’auteur, le tra­vail s’étant déployé sur huit années, de 1999 à 2007. Période pen­dant laquelle les évè­ne­ments que nous avons évo­qués ont bou­le­ver­sé le pay­sage poli­tique de la san­té men­tale en France et les para­mètres de l’objet d’étude, mais éga­le­ment ser­vi de révé­la­teur à celui-ci. Comme l’écrit Samuel Lézé dans sa conclu­sion, « Lorsque j’ai débu­té mon tra­vail de ter­rain en 1999, la sou­ve­rai­ne­té de la psy­cha­na­lyse allait de soi […] Au fur et à mesure que se dérou­lait mon tra­vail de ter­rain, la situa­tion de la psy­cha­na­lyse s’est glo­ba­le­ment trans­for­mée […] En l’espace de moins de dix ans, l’évi­dence de la sou­ve­rai­ne­té de la psy­cha­na­lyse a donc dis­pa­ru. » La conjonc­tion d’une recherche de ter­rain (par­cours d’analysants, inter­views de psy­cha­na­lystes), d’une mise en pers­pec­tive his­to­rique du mou­ve­ment freu­dien et d’une ana­lyse de l’actualité en cours donne à cette étude son carac­tère intri­qué et com­plexe. Ceci d’autant que l’exposé de l’enquête est accom­pa­gné d’un retour réflexif sur celle-ci, ce qui débouche sur une mise en abyme bien en phase avec le sujet. L’étude de la nature de l’autorité des psy­cha­na­lystes auprès des prin­ci­paux inté­res­sés, du fau­teuil au divan, se déroule en effet dans le contexte d’une remise en ques­tion pro­gres­sive de la même auto­ri­té dans le champ de la san­té mentale.

Cette ten­sion chro­no­lo­gique et épis­té­mo­lo­gique struc­ture le dérou­lé du livre. Les deux pre­miers cha­pitres sont rela­tifs à la dif­fi­cile étude de ter­rain (pari­sien); le troi­sième trace les par­ti­cu­la­ri­tés mili­tantes de l’histoire du mou­ve­ment freu­dien depuis ses ori­gines ; le qua­trième se penche sur la « sou­ve­rai­ne­té freu­dienne » mise à mal par les états géné­raux du début du XXIe siècle ; le cin­quième se centre sur la ten­ta­tive de dégra­da­tion de la psy­cha­na­lyse. Enfin, le der­nier cha­pitre dégage les par­ti­cu­la­ri­tés du « deve­nir freu­dien », au double sens du mot : com­ment l’on devient freu­dien et ce que le freu­disme pour­rait devenir.

Un Persan au pays des divans

Les pre­miers cha­pitres nous valent des pages poin­tues, mais aus­si cocasses sur la démarche de l’anthropologue ingé­nu dans le monde feu­tré et opaque de la psy­cha­na­lyse pari­sienne, de ses dif­fé­rentes écoles, inquié­tudes et riva­li­tés. Assu­mant sans com­plexes appa­rents son sta­tut de « Per­san » (on ima­gine les jeux de mots laca­niens, aux­quels invite éga­le­ment son patro­nyme), l’auteur tente de prendre la psy­cha­na­lyse « avec des pin­cettes anthro­po­lo­giques », ce qui ne va pas vrai­ment de soi. D’un côté, les ana­ly­sants qu’il ren­contre lui signi­fient que l’expérience est « incom­men­su­rable et indi­cible » pour qui ne l’a pas vécue soi-même ; de l’autre, les pra­ti­ciens réin­ter­prètent sa demande d’interview en quête de soins et reçoivent l’anthropologue comme un patient poten­tiel entre deux clients, pen­dant la durée exacte d’une séance stan­dard. Il y a en effet tou­jours « anguille sous roche », lui dit-on, et sa curio­si­té à l’égard de la psy­cha­na­lyse cache sans doute un désir d’analyse. Les entre­tiens de recherche sont reco­dés comme des entre­tiens pré­li­mi­naires à une cure en bonne et due forme, la ques­tion de recherche est trans­for­mée en « ques­tion personnelle ».

L’anthropologue se fait sans cesse « remettre à sa place », quand il ne ren­contre pas un pra­ti­cien qui se pose en direc­teur de recherche et lui signi­fie sans ambages, après lui avoir conseillé quelques lec­tures de son cru : « Le socio­logue c’est moi, je tra­vaille au fon­de­ment du lien social. » D’autres, pris de panique, consi­dèrent que son tra­vail est un vrai dan­ger pour la cause : « J’ai très peur de l’objectivation que vous êtes en train de pro­po­ser […] Mais en aucun cas il faut que ça paraisse sur la place publique […] Je crains l’usage social qui en sera fait, car il peut y avoir des inter­pré­ta­tions qui pour­raient être extrê­me­ment mau­vaises. » La répé­ti­tion chro­nique de ces refus et dif­fi­cul­tés, le sen­ti­ment qu’a Lézé de devoir « com­pa­raitre devant le tri­bu­nal psy­cha­na­ly­tique » pour avoir appro­ché un sanc­tuaire invio­lable, lui indiquent que les ana­lystes ne sont pas dis­po­sés à voir sur­gir dans le réel le « tiers impar­tial » ima­gi­naire que Freud avait intro­duit dans son article sur l’analyse pro­fane en 1925.

Mais qu’à cela ne tienne, ces obs­tacles sont ins­truc­tifs et doivent être intro­duits comme tels dans l’objet d’investigation. Les ratages sont heu­ris­tiques dans la mesure où ils enseignent sur le sta­tut par­ti­cu­lier de la parole en psy­cha­na­lyse, et informent sur la stra­té­gie de défense d’un « mono­pole cog­ni­tif » de la part de ceux dont la fonc­tion est de « faire silence et faire par­ler ». La per­cep­tion du régime d’exception de la psy­cha­na­lyse, de son « extra­ter­ri­to­ria­li­té » qui la fait exis­ter comme un ter­ri­toire étrange et mys­té­rieux, est cor­ro­bo­rée par les ava­tars de l’enquête pari­sienne et — en bonne logique de recherche — inté­grée comme com­po­sante essen­tielle de l’objet d’étude. Il s’agira dès lors de réduire cette alté­ri­té appa­rente du freu­disme, d’en mon­trer la ratio­na­li­té sociale, « quoi qu’on puisse pen­ser par ailleurs de sa scien­ti­fi­ci­té et de son efficacité ».

Par ailleurs, Lézé se garde d’une approche de la psy­cha­na­lyse comme « magie contem­po­raine » ou comme « ava­tar du cha­ma­nisme », dans la filia­tion de la socio­lo­gie des reli­gions et des groupes sec­taires. C’est que le mou­ve­ment freu­dien, depuis ses ori­gines, déve­lop­pe­rait une forme d’autorité qui n’est ni reli­gieuse, ni scien­ti­fique, ni même « pro­fes­sion­nelle ». Il s’agit avant tout d’une orga­ni­sa­tion mili­tante en marge du monde aca­dé­mique, qui ne fonc­tionne pas vrai­ment comme struc­ture reli­gieuse, même si le cha­risme des fon­da­teurs et sa rou­ti­ni­sa­tion ou « anti­rou­ti­ni­sa­tion » dans les écoles freu­diennes n’en sont pas absents. C’est dès lors la consti­tu­tion et le déve­lop­pe­ment de cette orga­ni­sa­tion de mili­tants de la « cause freu­dienne » que l’anthropologue va recons­ti­tuer et ana­ly­ser, paral­lè­le­ment à son enquête de terrain.

Hors de portée

Son pro­jet sur ce point est de déga­ger une dyna­mique géné­rale du mou­ve­ment freu­dien, à bonne dis­tance de l’historiographie « offi­cielle », écrite par les psy­cha­na­lystes-his­to­riens (comme Ernest Jones ou Eli­sa­beth Rou­di­nes­co) avec un objec­tif plus ou moins expli­cite de légi­ti­ma­tion, et de celle des anti­freu­diens, visant au contraire à délé­gi­ti­mer la psy­cha­na­lyse. Son point de départ, après les débuts vien­nois, est la créa­tion de l’IPA (Inter­na­tio­nal Psy­cho­ana­ly­ti­cal Asso­cia­tion), sur pro­po­si­tion de San­dor Ferenc­zi, au deuxième congrès de psy­cha­na­lyse de Nurem­berg en 1911, qui signe le renon­ce­ment aux ambi­tions aca­dé­miques en « fai­sant de néces­si­té ver­tu » par le biais d’une « auto­mar­gi­na­li­sa­tion ». Le mou­ve­ment se déve­loppe dès lors autour d’une socié­té savante4 (avec ses col­loques, congrès, ins­ti­tuts de for­ma­tion, revues, livres) en marge des lieux de légi­ti­mi­té du savoir médi­cal, à laquelle vont s’affilier les dif­fé­rentes socié­tés natio­nales ou locales. Il sera d’autant plus mar­gi­nal que l’accès à l’exercice légi­time de la fonc­tion de psy­cha­na­lyste ne néces­site pas, selon son fon­da­teur lui-même, de dis­po­ser du titre de méde­cin, voire de psy­cho­logue (lorsque ce diplôme existera).

La for­ma­tion des psy­cha­na­lystes et leur habi­li­ta­tion à por­ter ce titre seront par consé­quent du res­sort exclu­sif des socié­tés psy­cha­na­ly­tiques, même si la majo­ri­té des ana­lystes sont par ailleurs méde­cins ou, pour le moins, uni­ver­si­taires. Cette par­ti­cu­la­ri­té sera lourde de consé­quences, non seule­ment pour l’histoire du mou­ve­ment freu­dien dont les prin­ci­pales scis­sions (dont celle de 1953, enta­mée par Dol­to, Lagache et Lacan) seront moti­vées par des ques­tions rela­tives à la for­ma­tion des ana­lystes, mais éga­le­ment pour le débat contem­po­rain de la règle­men­ta­tion de la pro­fes­sion de psychothérapeute.

La posi­tion de mar­gi­na­li­té et la frag­men­ta­tion pro­gres­sive du mou­ve­ment n’empêcheront cepen­dant pas la psy­cha­na­lyse de s’implanter dans dif­fé­rents sec­teurs de la san­té men­tale et, plus lar­ge­ment, du champ intel­lec­tuel (phi­lo­so­phie, lit­té­ra­ture, sciences humaines). Ce qui lui per­met­tra d’occuper une posi­tion sur­plom­bante — avec des varia­tions natio­nales — dans la « juri­dic­tion des pro­blèmes per­son­nels », l’apogée se situant pour la France dans les années soixante-sep­tante. Le res­sort de son auto­ri­té, de la « sou­ve­rai­ne­té freu­dienne » dans l’espace du « tra­vail sur soi », se situe­rait pré­ci­sé­ment dans cette posi­tion de mar­gi­na­li­té et d’extraterritorialité, d’élitisme intel­lec­tuel et médi­cal (que Lacan incar­ne­ra à mer­veille dans ses sémi­naires para-uni­ver­si­taires), « glo­ba­le­ment insai­sis­sable » comme son inven­tion, l’inconscient. En effet, si la force du freu­disme tient à ses capa­ci­tés d’organisation (à la fois inter­na­tio­nale et « fron­tière », ni aca­dé­mique ni pro­fes­sion­nelle, se situant à l’intersection de mul­tiples mondes sociaux), elle trouve éga­le­ment sa source, selon Lézé, dans sa dimen­sion iso­la­tion­niste et mili­tante qui main­tient « une part de lui-même hors de por­tée », et qu’incarnent « le cha­risme des lea­deurs5 et le cha­risme dis­tri­bué des psy­cha­na­lystes ». Sur ce point, l’analyse his­to­rique de la dyna­mique du mou­ve­ment freu­dien recoupe les résul­tats de l’enquête de terrain.

Mao et la paille de fer

Le début du siècle ver­ra cepen­dant, en France notam­ment, une remise en ques­tion pro­gres­sive de la sou­ve­rai­ne­té freu­dienne sous les coups de la ratio­na­li­sa­tion du champ médi­cal, de l’extension consi­dé­rable des déno­mi­na­tions et des pra­tiques psy­cho­thé­ra­peu­tiques, de la crainte des « dérives sec­taires », de la mon­tée en puis­sance des valeurs de démo­cra­tie et de trans­pa­rence dans le champ de la san­té men­tale, qui s’oppose à l’aristocratie et à l’opacité des freu­diens. La radi­ca­li­té sub­ver­sive de la psy­cha­na­lyse, reven­di­quée entre autres choses par diverses écoles laca­niennes, semble se muer en défense réac­tion­naire de l’ordre moral et « sym­bo­lique », en expres­sion hau­taine des « sujets sup­po­sés savoir6 ». Une brèche semble ouverte dans la domi­na­tion cultu­relle de la psy­cha­na­lyse, ceci dans un pre­mier temps autour du « foyer évè­ne­men­tiel » que consti­tue la suc­ces­sion des quatre états-géné­raux — convo­qués dans la fou­lée des pro­po­si­tions de loi visant à règle­men­ter la pro­fes­sion de psy­cho­thé­ra­peute, après le rap­port de la Mis­sion inter­mi­nis­té­rielle de lutte contre les sectes (remis au gou­ver­ne­ment fran­çais en février 2000)7.

Samuel Lézé retrace en détail les motifs, les acteurs, l’organisation concrète, le conte­nu des débats et des réso­lu­tions de ces réunions de masse qui se suc­cè­de­ront à Paris entre 2000 et 2003. Si la sou­ve­rai­ne­té freu­dienne par­vient à tirer son épingle du jeu, « l’évi­dence de sa posi­tion a presque tota­le­ment dis­pa­ru », conclut l’anthropologue, un « dépla­ce­ment du regard s’est opé­ré », notam­ment par sa mise en équi­va­lence avec de « simples psychothérapies ».

À ce grand remue-ménage suc­cèdent divers évè­ne­ments8 qui vise­ront, de manière beau­coup plus directe, à « dégra­der la psy­cha­na­lyse » et à délo­ger les freu­diens de leur posi­tion domi­nante. Il s’agit de l’évaluation et de la règle­men­ta­tion des psy­cho­thé­ra­pies entre 2003 et 2005 et, bien enten­du, de la publi­ca­tion du Livre noir de la psy­cha­na­lyse. Vivre, pen­ser et aller mieux sans Freud, en sep­tembre 2005, « révé­la­tion publique de la concur­rence froide et invi­sible entre freu­diens et com­por­te­men­ta­listes ». Pour l’auteur, l’ouverture de ces dif­fé­rents fronts de mise à l’épreuve de l’autorité énon­cia­tive de la psy­cha­na­lyse est une occa­sion excep­tion­nelle d’observation de la capa­ci­té de résis­tance des freu­diens. Comme le confiait l’ancien maoïste et lea­deur effec­tif de l’École de la Cause freu­dienne, Jacques-Alain Mil­ler, dans une inter­view au Point en 2005 : « Ça fait le plus grand bien aux psy­cha­na­lystes d’être régu­liè­re­ment étrillés, pas­sés au crin ou à la paille de fer. Le pré­sident Mao disait : “Être atta­qué par l’ennemi est une bonne et non une mau­vaise chose”.»

Lézé dégage trois pos­tures de défense des « repré­sen­tants » de la psy­cha­na­lyse face aux vives cri­tiques dont ils font l’objet : le registre du mépris (les ouvrages des adver­saires sont inco­hé­rents, mal écrits, médiocres voire ignobles); celui du triomphe avec la « mise en énigme de la psy­cha­na­lyse » (ils n’ont rien com­pris, c’est une expé­rience irré­duc­tible); et celui, très ancien, de « la preuve par la résis­tance » (les auteurs ont « un pro­blème nar­cis­sique avec Freud » qui se mani­feste dans la « haine » qu’ils lui portent)9.

Quadruple opacité

L’ouvrage se ter­mine par un cha­pitre sen­sible et aigu sur le « deve­nir freu­dien », en repre­nant la thé­ma­tique cen­trale de l’opacité, poin­tée au début du livre, ceci par le biais d’autres don­nées issues de l’enquête. Cette opa­ci­té concerne le « trouble » qui conduit un indi­vi­du à entre­prendre une cure, elle carac­té­rise l’offre ana­ly­tique qui peut conduire le « patient poten­tiel » à errer long­temps avant de trou­ver « son » ana­lyste (ou à en chan­ger), et elle est au cœur de l’autorité de l’analyste mais aus­si de son enga­ge­ment per­son­nel dans « la cause », quand il passe du divan au fauteuil.

Selon les témoi­gnages des ana­ly­sants de l’enquête, la dif­fi­cul­té de défi­nir le trouble à la source du tra­vail ana­ly­tique est récur­rente. Si divers symp­tômes peuvent être nom­més, ils semblent s’enraciner dans un malêtre de nature plus indé­fi­nie, un « trouble sourd ». Aux prises avec ces dif­fi­cul­tés innom­mables, aux deux sens du mot, les indi­vi­dus ren­con­trés n’ont pas eu un accès facile au tra­vail de la cure, étant don­né le carac­tère rela­ti­ve­ment fer­mé de l’offre et la diver­si­té des variables en jeu (qua­li­té de l’analyste, confiance qu’il ins­pire, cout et fré­quence des séances). Vient ensuite la nature de l’autorité qui fait que l’on « accroche » et que l’on pour­suit une cure, par­fois pen­dant de très longues années, avant de pou­voir « décro­cher » (et des­ti­tuer l’analyste de son autorité).

De manière symp­to­ma­tique, c’est la plu­part du temps la sin­gu­la­ri­té10 presque phy­sique de l’analyste, « la psy­cha­na­lyse faite corps », qui est évo­quée par les per­sonnes inter­viewées. Son auto­ri­té ne tient pas tant au « conte­nu de son dis­cours qu’à la per­ti­nence de ses actes de parole » et à la den­si­té de sa « pré­sence11 ». Il n’est pas jugé sur ses connais­sances ou sur son sta­tut, mais sur les effets de ces actes et de cette pré­sence, sou­te­nant le dis­cours d’un indi­vi­du sur une longue durée, en étant plus sen­sible au « temps logique » qu’au temps chro­no­lo­gique du tra­vail sur soi. C’est « un roc » qui sait tenir debout et tenir bon. C’est sur fond de ce poids accor­dé à la pré­sence et à la per­ti­nence des actes d’une per­sonne sin­gu­lière que l’anthropologue iden­ti­fie une « rela­tion d’autorité cha­ris­ma­tique », qui ne fonc­tionne que si le patient attri­bue un cha­risme au pra­ti­cien. Par consé­quent, dit Lézé, l’analyste ne peut avoir d’autorité par posi­tion ou par sta­tut. Ce sont des « êtres de puis­sance et d’impuissance » qui incarnent la psy­cha­na­lyse en acte et sans garan­tie, tou­jours en tension.

Ces élé­ments se retrouvent dans l’engagement mili­tant du futur pra­ti­cien, char­gé d’incarner à son tour la psy­cha­na­lyse en acte et non « der­rière un paravent théo­rique », afin de « pro­té­ger et pro­mou­voir une expé­rience excep­tion­nelle ». Il pour­sui­vra dès lors « son tra­vail sur soi à tra­vers le tra­vail sur soi de son patient ». Digni­té et fra­gi­li­té de la psy­cha­na­lyse qui, conclut pro­vi­soi­re­ment Lézé, tiennent « à des indi­vi­dus qui tiennent… à un fil ».

Charisme et transfert

On ne peut que saluer ce tra­vail visant à étu­dier la psy­cha­na­lyse comme un fait social, aus­si énig­ma­tique soit-il, et dont la publi­ca­tion sous forme de livre vient à point nom­mé. Dans les polé­miques intenses et récur­rentes qui ali­mentent les médias sur la crise de la psy­cha­na­lyse — met­tant aux prises adver­saires impla­cables et défen­seurs farouches de la cause freu­dienne dans un dia­logue de sourds où cha­cun impute à l’autre les pires inten­tions (avec l’inévitable « réduc­tio ad hit­le­rum » et autres impu­ta­tions mas­sives) — l’anthropologue comme « tiers impar­tial » a toute sa place. D’autant que son sujet n’est pas de savoir si Freud a tort ou rai­son, mais bien de rendre compte d’une pra­tique et d’une orga­ni­sa­tion avec la méthode et les tech­niques de l’anthropologie, de décrire et d’analyser la « fabrique sociale de la psy­cha­na­lyse ». Ceci en évi­tant de vou­loir « jouer au plus malin », comme écrit Lézé, « pour démon­trer com­bien le socio­logue est bien plus conscient que les psy­cha­na­lystes en leur montrant

leur incons­cient social qui fonde leur pou­voir » (sou­li­gné par l’auteur).

Dans cette optique, le tra­vail de longue haleine du cher­cheur — le temps d’une cure, sou­li­gne­ront mali­cieu­se­ment ceux qui lui avaient pré­dit à l’orée de son tra­vail : « Soit c’est l’analyse, soit c’est la thèse » — lui aura per­mis de déplier et de rendre compte de bien des aspects sin­gu­liers du monde ana­ly­tique, notam­ment sa dimen­sion mili­tante et son « extra­ter­ri­to­ria­li­té ». L’usage de la notion de cha­risme comme com­po­sante essen­tielle de l’autorité des freu­diens lais­se­ra cepen­dant le lec­teur sur sa faim, d’autant que Samuel Lézé ne l’explicite pas vrai­ment et se refuse à éta­blir un lien avec le concept, jugé « vague et étri­qué », de trans­fert. Par ailleurs, l’ouvrage, mal­gré sa petite taille, est par­ti­cu­liè­re­ment touf­fu, sinueux et réflexif dans son expo­sé. La trans­for­ma­tion d’une thèse de doc­to­rat en livre n’est sans doute pas un exer­cice facile, et ce der­nier en porte quelques traces dans sa struc­ture et son style. Défauts com­pen­sés par l’acuité de la réflexion, conden­sée comme dans un rêve par l’image de Freud nous obser­vant accro­ché à une poutre12. Quant à savoir de quelle nature est cette prise mini­male à laquelle l’autorité de chaque ana­lyste serait sus­pen­due, c’est sans doute une autre histoire.

  1. Samuel Lézé, L’autorité des psy­cha­na­lystes, PUF, avril 2010. La thèse de doc­to­rat à l’origine du livre, sou­te­nue en juin 2008 à l’École des hautes études en science sociales (EHESS, Paris), est titrée L’autorité des psy­cha­na­lystes. L’espace poli­tique de la san­té men­tale en France (1997 – 2007).
  2. « Sig­mund Freud, the famous psy­cho­ana­lyst born in Frei­berg, Mora­via, which is now part of the Czech Repu­blic, is depic­ted in this sta­tue form expres­sing the human condi­tion rela­ted to our need to conscious­ly make the deci­sion to live life or to let go. »
  3. « L’inquiétante étran­ge­té » (« Das Unheim­liche »), texte publié dans la revue freu­dienne Ima­go (revue d’application de la psy­cha­na­lyse aux sciences humaines) en 1919. Tra­duc­tion fran­çaise sous ce titre par Marie Bona­parte dans Essais de psy­cha­na­lyse appli­quée, Gal­li­mard 1933.
  4. Ce qui n’empêchera pas l’existence d’un « comi­té secret » (déjà), de 1913 à 1927, ayant pour but de défendre la psy­cha­na­lyse, notam­ment contre les visées de Jung.
  5. Débou­chant sur un culte de la per­son­na­li­té dans le cas des pères fon­da­teurs, avec la pré­sence récur­rente de leurs por­traits et icônes dans les diverses publi­ca­tions du mouvement.
  6. Le débat entre Jacques-Alain Mil­ler et Michel Onfray, orga­ni­sé par Phi­lo­so­phie Maga­zine dans la fou­lée du livre d’Onfray, Le cré­pus­cule d’une idole (Gras­set, 2010), est révé­la­teur sur ce point.
  7. Voir à ce sujet l’ouvrage col­lec­tif diri­gé par Fran­çoise Cham­pion, Psy­cho­thé­ra­pie et socié­té, Armand Colin, 2008. Et notam­ment son texte intro­duc­tif « Pour­quoi tant de déchirements ? »
  8. La thèse et le livre de Samuel Lézé sont anté­rieurs à la publi­ca­tion du livre de Michel Onfray, qui consti­tue sans doute un qua­trième « foyer évè­ne­men­tiel » selon la ter­mi­no­lo­gie de l’auteur. Le cré­pus­cule d’une idole a été écrit à une époque où le socle de la psy­cha­na­lyse avait déjà bien vacillé.
  9. Éli­sa­beth Rou­di­nes­co est sans doute le paran­gon de l’imputation d’une haine aux adver­saires du freu­disme, avec ces deux ouvrages suc­ces­sifs qui témoignent d’une cer­taine com­pul­sion de répé­ti­tion : Pour­quoi tant de haine?: ana­to­mie du Livre noir de la psy­cha­na­lyse (Nava­rin, 2005) et Mais pour­quoi tant de haine ? L’affabulation d’Onfray (Seuil, 2010).
  10. Car il s’agit bien de l’autorité des psy­cha­na­lystes pris un à un et non de la psy­cha­na­lyse, même s’il y a bien évi­dem­ment un rap­port entre les deux.
  11. Ce que sou­li­gnait déjà Lacan en 1958 : «… l’analyste gué­rit moins par ce qu’il dit et fait que par ce qu’il est », dans « La direc­tion de la cure et les prin­cipes de son pou­voir », Écrits, p. 587.
  12. Image qui évoque le des­sin du rêve de « l’homme aux loups » (le seul à illus­trer les Cinq psy­cha­na­lyses), don­né à Freud par son célèbre patient, Ser­guëi Consta­ti­no­vitch Pan­ke­jeff. Des loups posés en équi­libre sur les branches d’un arbre y regardent fixe­ment le rêveur. Selon l’interprétation du psy­cha­na­lyste, le loup serait un sub­sti­tut du père dont le patient avait extrê­me­ment peur.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur