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L’attente

Numéro 07/8 Juillet-Août 2008 - Enseignement-enfance par Thibauld Moulaert

juillet 2008

Plus que quelques heures, plus que quelques jours, demain peut-être, dans deux jours, la semaine ou le mois pro­chain, qui sait ? Ils sont ces parents qui portent en eux l’« enfant du désir », ces parents qui, comme tant d’autres futurs nou­veaux pères et mères espèrent, galèrent et attendent de voir récom­pen­sé, un jour ou l’autre, le […]

Plus que quelques heures, plus que quelques jours, demain peut-être, dans deux jours, la semaine ou le mois pro­chain, qui sait ?

Ils sont ces parents qui portent en eux l’« enfant du désir », ces parents qui, comme tant d’autres futurs nou­veaux pères et mères espèrent, galèrent et attendent de voir récom­pen­sé, un jour ou l’autre, le résul­tat de leurs dis­crètes mais assi­dues ren­contres gyné­co­lo­giques. Com­ment par­ler à leurs amis, à leurs familles de ce temps qui se déroule en autant d’é­preuves ? Bien sûr, il leur arrive de tom­ber sur un ami ou une amie par­ti­cu­liè­re­ment aver­ti, voire quel­que­fois sur un couple qui comme eux « a des dif­fi­cul­tés » à avoir un enfant comme on dit pudi­que­ment. Bien sûr, ils se disent qu’ils ne sont pas les seuls dans le cas et qu’ils tra­versent un moment plus dif­fi­cile, comme d’autres couples avant eux. Reste qu’au­jourd’­hui, les pro­messes de la science les engagent de plus en plus à croire que c’est pos­sible, que « cette fois c’est moi ! ». Mais la science n’ap­porte pas de solu­tion à l’at­tente qu’elle fait naître.

Les par­cours de couples ne s’é­puisent pas dans ces quelques lignes. Il s’a­git plu­tôt d’a­bor­der par la bande cette expé­rience contem­po­raine de l’at­tente face au désir d’en­fant, croi­sant ce qui peut être per­çu comme une attente ren­voyant cha­cun à son expé­rience certes, mais une attente pro­duite par notre société.

Bien sûr, ces parents ne sont pas ces êtres trop pres­sés par la course contre la montre de leur vie tré­pi­dante, ni même ces femmes angois­sées par leur cadran interne. Non, ces parents du désir sont ceux qui espèrent puis, au fil des mois, se demandent si tout fonc­tionne nor­ma­le­ment et qui, quand les mois laissent la place aux années, s’in­ter­rogent peu à peu sur « ce qui ne va pas », comme s’ils étaient irré­mé­dia­ble­ment atti­rés vers cette ques­tion, bien vite rat­tra­pés par le monde de la technique.

Ce sont sim­ple­ment des êtres qui s’i­gnorent et se découvrent si dému­nis face à la vie, des êtres qui s’in­ter­rogent. Com­ment par­ler de ces épreuves phy­siques, de ces espoirs déçus au long des mois qui filent parce qu’ils s’ins­crivent au plus pro­fond d’eux (deux) tout en étant, para­doxa­le­ment, ampli­fiés par le pou­voir médi­cal ? Tech­niques médi­cales de plus en plus effi­caces certes, mais seule­ment pour ceux qui ont la chance, si l’on ose dire, qu’elles trouvent une solu­tion à leur pro­blème. Et pour ceux chez qui, au-delà de l’at­tente, « ça ne marche pas », le silence, la soli­tude ou la néga­tion enfouie peuvent s’in­vi­ter sans qu’ils s’en aperçoivent.

Ce sont des êtres qui apprennent bien vite à mani­pu­ler les signaux que leur envoie le monde médi­cal : les pre­miers caps sym­bo­liques pas­sés qu’ils devinent après huit à douze mois d’« essais » sans conver­sion ; l’en­rô­le­ment dans un sta­tut qu’ils ne s’at­ten­daient pas à endos­ser et pour lequel aucun cas­ting n’est pré­vu ; la prise de conscience que déci­dé­ment, ils ne peuvent se réduire à leur corps tech­ni­ci­sé par la méde­cine dont ils exigent, en retour, des chiffres, des pour­cen­tages de chance pour faire pas­ser leur attente. Alors la récep­tion de ces mes­sages pro­duit, à leur corps défen­dant, des ques­tions lan­ci­nantes, des inter­ro­ga­tions qui s’ins­tallent peu à peu, sans qu’elles ne soient convo­quées. D’a­mants, ils risquent de glis­ser insi­dieu­se­ment sur la pente savon­neuse de repro­duc­teurs humains. C’est pro­ba­ble­ment ce à quoi ils pensent, secrè­te­ment sans doute, lorsque l’at­tente se poursuit.

Au fur et à mesure que le temps passe, les ques­tions s’ancrent un peu plus, l’at­tente fait place au doute parce qu’ils ne trouvent que des réponses par­tielles. Ces hommes et ces femmes s’in­ter­rogent : est-ce fina­le­ment si « rai­son­nable » de vou­loir un enfant si « ça ne fonc­tionne pas » ? Sans tom­ber dans l’a­char­ne­ment thé­ra­peu­tique que ne peuvent se per­mettre que quelques mal­heu­reux for­tu­nés ou quelque pré­sen­ta­trice de TV prise au piège de sa propre émis­sion, ils se demandent où poser la limite, leur limite ; ils se demandent pour­quoi / pour quoi faire un enfant ? Sans oublier l’im­pi­toyable ques­tion de l’é­goïsme paren­tal à laquelle cer­tains osent répondre aujourd’­hui en refu­sant de per­pé­tuer la lignée humaine. Ceux-là sont-ils égoïstes où l’é­goïste est-il celui qui n’ac­cepte pas de voir se pro­fi­ler l’impossible ?

Cha­cun répond à ces ques­tions, qui sont aus­si les siennes, à sa manière ; des couples se déchirent, d’autres se referment sur eux-mêmes au risque de s’é­touf­fer dans le silence sans que per­sonne ne se rende compte de l’o­ri­gine de la situa­tion, ni ne puisse leur venir en aide. D’autres en parlent autour d’eux pour faire vivre leur désir d’en­fants, pour conju­rer l’at­tente. Ils choi­sissent la parole, celle des mots et des gestes, celle des silences quand ils s’im­posent, quand l’es­poir por­té par la science, construit patiem­ment au cours des semaines, s’ef­fondre d’un simple geste, d’un simple test de gros­sesse néga­tif. L’ef­fi­ca­ci­té tech­nique rime bien mal avec son impi­toyable expé­rience vécue.

Selon les cas et les tra­jec­toires, et en fonc­tion des trai­te­ments suc­ces­sifs — sur­tout fémi­nins et quel­que­fois mas­cu­lins -, cer­tains de ces couples se dirigent vers le « tout à l’hô­pi­tal » pour par­ler de l’in­sé­mi­na­tion arti­fi­cielle comme l’ul­time étape que pro­po­se­rait la science. D’autres passent direc­te­ment à l’a­dop­tion, dont le che­mi­ne­ment n’est pas plus simple. Et l’at­tente conti­nue, nour­rie tant bien que mal d’es­poirs incertains.
Bien sûr, l’at­tente peut s’é­ter­ni­ser. Pour­tant dans les his­toires que l’on échange, dans les vécus que l’on par­tage, on ne peut s’empêcher d’ap­prendre que fina­le­ment l’at­tente finit par s’a­che­ver. Dans ces his­toires qu’on se raconte entre jeunes couples, entre hommes-gar­çons peut-être, entre filles-femmes sans doute (ou est-ce l’in­verse ?), la confiance dans la science laisse la place au dépit puis, comme par miracle, au hasard qui, cette fois, tourne en faveur du couple, de l’a­mie dont on récite la quête, de l’a­mi dont on se remé­more l’at­tente patiente. Les autres, pour qui l’at­tente se pour­suit, écoutent, en silence.

Il arrive encore que le couple, trans­for­mé en trio par la figure du gyné­co­logue, obtienne une réponse posi­tive de la science, mais une réponse si tech­nique qu’elle s’é­va­nouit dans la nature ou ne passe pas le cap des amis proches. Alors, quand l’en­fant arri­ve­ra, on ne ces­se­ra de leur rap­pe­ler que « c’é­tait dans leurs têtes », ou mieux encore « qu’ils étaient trop stres­sés », voire que « c’est le bon air des vacances qui est la cause de leur bon­heur »… Plus tra­gi­co­mi­que­ment, que fina­le­ment « il ne fal­lait pas être si impatient »…

Ces hommes, ces femmes, nous les croi­sons du regard sans même nous en aper­ce­voir. Ces hommes, ces femmes, c’est nous, c’est lui, c’est toi, c’est elle, c’est moi. Et l’at­tente, orphe­line de l’es­poir, reste leur seule manière de vivre l’in­cer­ti­tude. Jus­qu’à quand, jus­qu’où, jus­qu’à qui ?

Thibauld Moulaert


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