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L’après Charlie Hebdo : entre la facilité sécuritaire et le défi de de la justice sociale

Notre part de responsabilité collective dans le jihad



Janvier 2015 Charlie Hebdojustice sociale - par Olivier Derruine -

Message de la rédaction. Comme toujours à La Revue nouvelle, nous ne pensons pas que des événements de l’ampleur des récentes attaques terroristes s’expliquent de manière simpliste, ni qu’il existe un regard autorisé et pertinent unique, susceptible d’en rendre compte. Ce texte est donc une tentative parmi d’autres de donner des clés de compréhension. Nous vous renvoyons à nos blogs et à la revue papier pour en lire davantage.
Remarque liminaire : ce papier a été écrit avant les événements qui se sont (...)

Message de la rédaction. Comme toujours à La Revue nouvelle, nous ne pensons pas que des événements de l’ampleur des récentes attaques terroristes s’expliquent de manière simpliste, ni qu’il existe un regard autorisé et pertinent unique, susceptible d’en rendre compte. Ce texte est donc une tentative parmi d’autres de donner des clés de compréhension. Nous vous renvoyons à nos blogs et à la revue papier pour en lire davantage.

Remarque liminaire : ce papier a été écrit avant les événements qui se sont déroulés simultanément à Molenbeek-Saint-Jean et à Verviers le 15 janvier.

Comment comprendre les motivations des trois terroristes qui ont provoqué un électrochoc quasi-mondial ? Quelles suites faut-il envisager pour limiter au maximum le risque qu’une telle folie meurtrière se reproduise ?

Pour la première fois depuis que j’écris pour La Revue nouvelle c’est-à-dire depuis une dizaine d’années, j’utiliserai la première personne du singulier pour traiter de ce sujet pour lequel je ne présente aucune compétence particulière (je ne suis ni islamologue, ni sociologue, ni politologue). Et je ne suis pas non plus en relation avec les renseignements généraux. L’utilisation du « je » a également pour objectif d’insister sur le fait que les paragraphes suivants prennent un angle particulier qui, me semble-t-il, manque terriblement dans les discussions actuelles.

Depuis les attentats qui ont secoué la France et très rapidement, une grande partie de la communauté internationale, un grand nombre d’hypothèses a circulé dans le débat public pour tenter d’expliquer ce qui aurait pu faire basculer dans le jihad un jeune rappeur de banlieue et son frère, ainsi qu’un troisième larron reçu comme d’autres jeunes à l’Elysée à l’occasion de la promotion des contrats d’alternance de Sarkozy en 2009.

Beaucoup d’observateurs ont mis en évidence les conditions difficiles dans lesquels ils ont grandi : privés de parents très jeunes, les deux premiers ont été brinquebalés de maison d’accueil en maison d’accueil, la plus ou moins grande qualité de ces infrastructures ne suffisant pas toujours à créer le contexte nécessaire à des enfants pour se construire sereinement et s’inscrire avec confiance dans le monde. Amedy Coulibaly, le seul garçon d’une fratrie de dix, connaît, comme ses comparses, l’échec scolaire et la prison dès l’âge 16 ans pour de petits larcins d’abord, prison où il se radicalisera au contact de Djamel Bhegal, une figure de l’islam radical.

A mon sens, il existe un facteur plus global dépassant les chemins de vie individuels : la non-reconnaissance, voire l’hostilité à leur égard qu’ils perçoivent de la part de la société, ainsi que les innombrables embûches qu’ils rencontrent pour « s’insérer » alors qu’ils sont autant citoyens français qu’Emmanuel Valls, le premier Ministre d’origine espagnole, ou Nicolas Sarkozy, ex et peut-être futur président, rejeton de parents hongrois.

Dans ce contexte, ces jeunes ont l’impression qu’il n’y a rien à gagner dans cette société qui les ignore, les malmène et les méprise. Cette société semble refuser de les reconnaître comme des membres à part entière et d’assumer sa part de responsabilité dans la fragilisation de ces destins chahutés . Alors pourquoi ne pas s’en venger si l’occasion se présente, si ce sentiment est instrumentalisé par des individus qui les radicalisent ou culturalisent l’ensemble des obstacles que les jeunes rencontrent sur leurs parcours et qui n’ont aucun scrupule à en faire de la chair à canon au nom d’une lecture partiale du Coran ?

J’ai donc entrepris de tester cette hypothèse de la façon suivante en couvrant tous les pays de l’OCDE pour lesquels on recense des combattants partis pour la Syrie et en Irak.

Ce sentiment de violence ou d’humiliation infligée par la société est abordé à travers le différentiel entre le taux d’emploi des personnes nées dans le pays et celui des personnes nées à l’étranger. Ce différentiel bien qu’imparfait et utilisé faute de données plus fines est conçu pour capturer l’« étrangeté » perçue par la population et qui ressort de la religion, de la couleur, de l’habillement, etc. Cela va bien au-delà du simple critère de la nationalité qui, on l’a constaté, n’est pas pertinent dans le cas des trois jeunes terroristes qui sont nés sur le territoire français. Ils ont été perçus par la société française comme des étrangers. Outre leur milieu défavorable d’origine, cela les condamnait au non-emploi ou à des emplois subalternes. L’ampleur du différentiel est une mesure à la fois de cette rancœur et de la discrimination subie par les gens qui n’ont pas la bonne couleur de peau, qui ne portent pas le bon prénom et/ou qui ne maîtrisent pas les bons codes sociaux.

Ce différentiel est mis en relation avec le nombre de jeunes partis et ceux au sujet desquels il existe de fortes présomptions qu’ils partent en Syrie et en Irak pour en découdre avec les mécréants et au-delà, avec les valeurs et modes de vie occidentaux, de la société dont ils émanent. Le blog indépendant belge, The Count of Emmejihad qui m’a été renseigné par un des spécialistes du domaine, Pieter Van Ostaeyen (que je remercie au passage pour ses informations), présente certainement les données les plus complètes et actuelles sur l’origine et le nombre de combattants.

Les chiffres montrent qu’il existe une relation qui présente un très bon degré de plausibilité [1]. Cependant, cette relation ne rend pas compte du fait que des individus d’autres « communautés » (par exemple congolaise ou marocaine) ne rentrent pas au pays de leurs aïeux pour suivre un entraînement dans le maniement des armes et se livrer à des attentats, ici ou là. On voit donc ici la limite de cet exercice, limite qui montre à nouveau à quel point il est indispensable de mobiliser plusieurs grilles de lecture pour bien comprendre ces phénomènes aux multiples ressorts.

Néanmoins, l’analyse économétrique indique de manière univoque que les réponses de type sécuritaire ne doivent aucunement être considérées comme la panacée. Si elles peuvent présenter une certaine utilité et efficacité à l’égard d’individus bien identifiés (je ne m’étendrai pas sur ce point, étant donnée ma non-compétence en la matière), il faut avant tout s’inquiéter des risques que l’on fait courir à un grand nombre de détenus (en particulier ceux qui sont en préventive dans les prisons et qui représentent plus d’un tiers de la population carcérale dans 8 pays d’Europe dont la Belgique) car ils risquent de tomber dans les filets d’extrémistes ; de l’inadéquation d’infrastructures ou budgets incapables d’éviter le décrochage scolaire (10% des jeunes sans diplôme) et d’aider les jeunes aux parcours les plus chahutés à se relever. Sans oublier la lutte contre les discriminations qui transparaissent chaque jour à travers des petites phrases, des recrutements fondés sur le délit de sale gueule, des orientations budgétaires, la faible diversité des personnalités médiatiques (heureusement qu’il y a le football pour redresser la barre !), etc. Et tout cela nécessite des réponses qui s’inscrivent dans le long terme, peu compatibles avec les cycles électoraux, car elles participent à une réorientation globale de la société dans le sens d’une plus grande inclusion de chacun.

Quant à la Belgique plus précisément, il ressort que des 22 pays de l’OCDE analysés ici, elle est l’un des plus préoccupants et ce, pour une double raison : la discrimination est la deuxième plus élevée et c’est le pays qui « envoie » le plus de jeunes en Syrie en proportion de la population totale des jeunes. Avec un niveau de discrimination légèrement inférieur (et pour autant que les données relatives au départ soient sinon correctes, au moins proches de la réalité), les Pays-Bas parviennent à freiner ce phénomène inquiétant. Pourquoi ne pas envoyer une délégation de ministres compétents, de parlementaires, d’universitaires et d’ONG aux Pays-Bas pour examiner les conditions mises en place et, tant que faire se peut, s’en inspirer ? À méditer. Vite.


[1Statistiquement, cela ressort du R2 de 0,60 qui traduit la qualité de la relation entre les deux variables. Le phénomène de départ des jeunes en Irak et Syrie est expliqué à hauteur de 60% par le différentiel d’emploi. On estime généralement que la relation est statistiquement significative (c’est-à-dire qu’elle mérite d’être considérée comme crédible) à partir du moment où le R2 dépasse les 0,30.

Olivier Derruine


Auteur

économiste, conseiller au Parlement européen