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L’Argentine et le démon de la corruption

Numéro 4 - 2016 par Xavier Dupret

juillet 2016

Le 10 décembre 2015, Mau­ri­cio Macri était élu à la pré­si­dence de la Répu­blique argen­tine. Il bat­tait au second tour Daniel Scio­li, le can­di­dat du Frente para la vic­to­ria, le par­ti de centre gauche fon­dé par Nes­tor Kirch­ner en 2003. Mau­ri­cio Macri, homme d’affaires d’orientation conser­va­trice et oppo­sant de longue date au gou­ver­ne­ment kirch­né­riste, a été élu […]

Le Mois

Le 10 décembre 2015, Mau­ri­cio Macri était élu à la pré­si­dence de la Répu­blique argen­tine. Il bat­tait au second tour Daniel Scio­li, le can­di­dat du Frente para la vic­to­ria, le par­ti de centre gauche fon­dé par Nes­tor Kirch­ner en 2003. Mau­ri­cio Macri, homme d’affaires d’orientation conser­va­trice et oppo­sant de longue date au gou­ver­ne­ment kirch­né­riste, a été élu sur un pro­gramme de centre droit.

On aurait, cepen­dant, tort de limi­ter l’analyse à cette seule oppo­si­tion. Le cli­vage « gauche-droite » s’avère, en effet, peu opé­rant pour décrire le pro­ces­sus poli­tique en cours en Argen­tine où les envo­lées concep­tuelles ont, jusqu’à pré­sent, moins mobi­li­sé les éner­gies du per­son­nel poli­tique que les stra­té­gies d’accumulation patri­mo­niale. À l’heure de faire le bilan des élec­tions, on peut esti­mer que la cor­rup­tion de l’administration Kirch­ner a joué un grand rôle dans l’élection de Mau­ri­cio Macri.

Corruption

À y regar­der de plus près, tous les cadres du kirch­né­risme n’étaient pas, tant s’en faut, des mili­tants gagnés à la cause de l’émancipation sociale des tra­vailleurs argen­tins. Par exemple, Débo­ra Gior­gi, qui fut sans dis­con­ti­nuer ministre de l’Industrie du pou­voir kirch­né­riste entre 2008 et 2015, a com­men­cé sa car­rière poli­tique dans le gou­ver­ne­ment de la très néo­li­bé­rale Alliance sous la pré­si­dence de Fer­nan­do de la Rúa entre 1999 et 2001. Par la suite, Gior­gi a diri­gé le ser­vice d’études de la Unión Indus­trial Argen­ti­na (UIA) entre 2002 et 2005.

La ges­tion de la poli­tique indus­trielle de l’Argentine, un volet par­ti­cu­liè­re­ment impor­tant pour le déve­lop­pe­ment du pays, s’est carac­té­ri­sée par de nom­breux conflits d’intérêts. C’est ain­si que la ministre Gior­gi fait, aujourd’hui, l’objet d’une ins­truc­tion judi­ciaire dans la mesure où des membres de son cabi­net, par ailleurs admi­nis­tra­teurs d’entreprises pri­vées, auraient octroyé à ces der­nières d’importants sub­sides pour des sommes qui pour­raient atteindre plu­sieurs mil­lions de dol­lars1.

D’après Lean­dro Des­puy, audi­teur géné­ral de la Nation, l’organe de l’État en charge du contrôle de l’utilisation des fonds publics, le pro­gramme de télé­vi­sion « Fut­bol para todos » visant à per­mettre à la chaine publique (Canal Siete) de retrans­mettre la tota­li­té des matchs de foot­ball du cham­pion­nat de pre­mière divi­sion, a mobi­li­sé près de 7 mil­liards de pesos entre 2009 et 2015. Cette somme repré­sente près d’un mil­liard de dol­lars de l’époque.

Plus glo­ba­le­ment, la mal-gou­ver­nance et la cor­rup­tion ont cou­té au bas mot à l’Argentine plus de 6 mil­liards de dol­lars entre 1990 et 2013 selon une étude de l’ONG Trans­pa­ren­cy Inter­na­tio­nal2.

Panama Papers

Les Argen­tins en ont assez de la cor­rup­tion qui mine la ges­tion du pays depuis des décen­nies. Dans ce contexte, les révé­la­tions des Pana­ma Papers impli­quant Mau­ri­cio Macri dans le conseil d’administration de deux socié­tés basées au Pana­ma n’ont pas été sans émou­voir le public local. Les expli­ca­tions du pré­sident nou­vel­le­ment élu n’ont pas tardé.

La com­pa­gnie Flag Tra­ding Ltd, aujourd’hui dis­soute, avait été créée en 1998 par Fran­co Macri, le père du pré­sident argen­tin, pour réa­li­ser une affaire au Bré­sil qui ne s’est jamais concré­ti­sée. S’il est vrai que Mau­ri­cio Macri est le direc­teur de ce fonds d’investissement, c’est son père, en revanche, qui en est l’unique action­naire. Flag Tra­ding Ltd n’a jamais été capi­ta­li­sée et a, par ailleurs, fait l’objet d’une décla­ra­tion patri­mo­niale auprès du fisc argen­tin dans le chef de Fran­co Macri3. Aucun divi­dende n’aurait été ver­sé au pré­sident en exercice.

En ce qui concerne la socié­té Kage­mu­sha créée en 1981, l’explication du pré­sident Macri a consis­té à faire valoir que cette socié­té serait aujourd’hui de fac­to inac­tive. Les sta­tuts de ladite socié­té ne confient d’ailleurs de pou­voir par­ti­cu­lier au pré­sident argen­tin, direc­teur et vice-pré­sident de la com­pa­gnie, qu’en cas de décès de son père, qui est tou­jours en vie4. L’opposition kirch­né­riste a inten­té une action en jus­tice contre le pré­sident au sujet de Kage­mu­sha SA. Mau­ri­cio Macri a répli­qué en pré­sen­tant une décla­ra­tion devant la jus­tice civile visant à faire la lumière sur son impli­ca­tion réelle dans les deux sociétés.

Les Pana­ma Papers ne per­met­tront vrai­sem­bla­ble­ment pas une modi­fi­ca­tion radi­cale du rap­port de forces en vigueur depuis l’élection de Mau­ri­cio Mari à la pré­si­dence en décembre 2015. Il est vrai que Daniel Muñoz, le secré­taire pri­vé de la famille Kirch­ner, est, lui aus­si, mis en cause par les révé­la­tions de ce pla­ce­ment off­shore5.

La lutte contre la cor­rup­tion n’a, d’ailleurs, pas fini de faire les gros titres de la presse argen­tine. C’est ain­si que des hommes d’affaires liés au clan Kirch­ner font aujourd’hui l’objet d’enquêtes judi­caires pour des faits de cor­rup­tion. Leur chute pour­rait entrai­ner celle de tout l’appareil kirch­né­riste. On note­ra, pour faire bonne mesure, que le pré­sident Macri a, au cours du mois de mai, modi­fié la légis­la­tion en matière de tra­vaux publics de façon à faci­li­ter les pro­cé­dures d’attribution de mar­chés sans adju­di­ca­tions6.

Une éva­lua­tion de ce dis­po­si­tif, cen­sé per­mettre une plus grande réac­ti­vi­té de la part des pou­voirs publics face aux immenses besoins en infra­struc­tures d’un pays dont la super­fi­cie égale celle de toute l’Europe occi­den­tale, est évi­dem­ment impos­sible. On se bor­ne­ra à espé­rer que ces pro­cé­dures seront exclu­si­ve­ment uti­li­sées dans un sou­ci d’amélioration des infra­struc­tures. L’histoire récente de l’Argentine incite plu­tôt à la méfiance.

Gros plan sur un militant

Pour le sur­plus, on aurait tort de résu­mer l’élection de Mau­ri­cio Macri au seul phé­no­mène de virage à droite consta­té dans d’autres pays de la région. Les pro­blèmes de cor­rup­tion et de manque de trans­pa­rence de l’ère kirch­né­riste ont ame­né nombre de mili­tants et d’activistes pro­gres­sistes à se rap­pro­cher de Cam­bie­mos, la coa­li­tion mise en place par Mau­ri­cio Macri à la veille des élec­tions présidentielles.

C’est le cas du jour­na­liste et acti­viste Ricar­do Raúl Bene­det­ti, créa­teur de l’association « Argen­ti­na sin mor­da­za » (Argen­tine sans muse­lière) et du site d’information alter­na­tive www.
sinmordaza.com, qui a rejoint la coa­li­tion Cam­bie­mos après avoir débu­té dans la vie publique en 1983 au len­de­main de la dic­ta­ture pour sou­te­nir Raul Alfon­sin, pré­sident de centre gauche notoi­re­ment atta­ché aux valeurs des droits de l’homme. On ne peut donc guère évo­quer le res­sen­ti­ment d’un ultra­con­ser­va­teur lorsque Ricar­do Raúl Bene­det­ti indique « que la cor­rup­tion du gou­ver­ne­ment anté­rieur devra être pas­sée au peigne fin par la justice ».

C’est là une des pro­messes élec­to­rales de la Cam­bie­mos, la coa­li­tion à laquelle appar­tient Mau­ri­cio Macri. Inter­ro­gé au sujet des Pana­ma Papers et de leur impact sur la vie poli­tique argen­tine, Bene­det­ti n’hésite pas à faire valoir que « les pro­cu­reurs qui embêtent Macri ne risquent pas de pas­ser l’arme à gauche » en évo­quant la mort vio­lente du pro­cu­reur Nis­man qui accu­sait Cris­ti­na Kirch­ner de blo­quer une enquête de longue haleine concer­nant les atten­tats diri­gés contre la com­mu­nau­té juive de Bue­nos Aires en 1994. En cause, les bonnes rela­tions (entre autres, com­mer­ciales) entre Téhé­ran et l’Argentine kirch­né­riste. Nul doute que ce dos­sier met­tra Cris­ti­na Kirch­ner en dif­fi­cul­té dans les mois à venir. Ce n’est pas le seul puisqu’en date du 9 avril, Cris­ti­na Kirch­ner et son ministre de la Pla­ni­fi­ca­tion indus­trielle, Julio de Vido, étaient incul­pés pour « blan­chi­ment d’argent7 ». Depuis, les choses ont empi­ré pour le clan Kirch­ner puisque l’ex-présidente et son fils Maxi­mo ont été incul­pés début mai pour des faits d’enrichissement illi­cite et de fal­si­fi­ca­tion de docu­ments publics. La comp­ta­bi­li­té d’une socié­té appar­te­nant au clan Kirch­ner (Los Sauces SA) aurait, en effet, été tru­quée afin de dis­si­mu­ler des opé­ra­tions frau­du­leuses, notam­ment d’évasion fis­cale8.

Cer­tains traits d’autoritarisme carac­té­ri­saient, depuis quelques années déjà, les rela­tions du gou­ver­ne­ment avec les médias indé­pen­dants au point que des mili­tants en faveur de la liber­té d’expression et du droit à l’information ont eu maille à par­tir avec les ser­vices secrets argen­tins. Le cas de Bene­det­ti évo­quant des menaces sur sa famille, alors qu’il deve­nait de plus en plus cri­tique à l’égard du pou­voir, n’est pas isolé.

Il n’est donc guère éton­nant qu’aujourd’hui, les ques­tions de cor­rup­tion et de trans­pa­rence des rela­tions avec la socié­té civile hantent le débat public argen­tin. Le phé­no­mène a son impor­tance alors que l’Argentine revient sur les mar­chés financiers.

Retour et hold outs

Lors du boom des matières pre­mières, l’Argentine s’est finan­cée à par­tir de son excé­dent com­mer­cial puisqu’après avoir décré­té un mora­toire sur le paie­ment de sa dette exté­rieure en 2001 et restruc­tu­ré cette der­nière en 2005 et 2010, le pays était bla­ck­lis­té par les mar­chés finan­ciers. Tant que le super cycle des matières pre­mières durait, la for­mule fonc­tion­nait. Ce n’est plus le cas depuis que la Chine est entrée en crise et que le cours des matières pre­mières s’est effondré.

En 2015, la balance com­mer­ciale pré­sen­tait un excé­dent bien trop faible (0,3% du PIB) pour pou­voir conti­nuer à se cou­per des mar­chés inter­na­tio­naux de capi­taux. C’est ce qui explique pour­quoi le can­di­dat kirch­né­riste à l’élection pré­si­den­tielle, Daniel Scio­li, envi­sa­geait lui aus­si de négo­cier avec les fonds vau­tours et de tailler dans les dépenses publiques.

L’administration macriste a, aujourd’hui, réglé un vieux litige avec les fonds vau­tours en accep­tant de leur régler la coquette somme de 20 mil­liards de dol­lars. Dans la fou­lée, le gou­ver­ne­ment envi­sage d’emprunter 50 mil­liards de dol­lars au cours pour relan­cer l’économie du pays. Cette entrée de capi­taux pour­rait s’avérer béné­fique si elle per­met­tait de diver­si­fier les expor­ta­tions du pays en lieu et place de se spé­cia­li­ser à outrance sur le seg­ment des matières premières.

50 mil­liards de dol­lars repré­sentent à peine 15% du PIB du pays qui, après des années d’isolement, est, aujourd’hui, for­te­ment désen­det­té. Pour que l’Argentine puisse plei­ne­ment tirer par­ti de cette injec­tion de dol­lars, la bonne gou­ver­nance doit deve­nir un objec­tif de poli­tique éco­no­mique à part entière au pays de Borges. Ces espé­rances ne peuvent être déçues sous peine de voir l’Argentine retom­ber dans un cycle de sur­en­det­te­ment sui­vi de crises éco­no­miques à répétition.

Puisse l’histoire ne pas bégayer sur les berges du río de la Plata…

  1. La Nación, 18 octobre 2014.
  2. Trans­pa­ren­cy inter­na­tio­nal, A Trans­pa­ren­cy Agen­da for Argen­ti­na, 26 jan­vier 2016.
  3. El Cro­nis­ta, 4 avril 2016.
  4. Regis­tro Públi­co de Panamá, recherche effec­tuée le 7 avril 2016.
  5. Página/12, 4 avril 2016.
  6. Página/12, 18 mai 2016.
  7. El Cro­nis­ta, 9 avril 2016.
  8. La Nación, 2 mai 2016.

Xavier Dupret


Auteur

chercheur auprès de l’association culturelle Joseph Jacquemotte et doctorant en économie à l’université de Nancy (France)