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L’Arabie malheureuse. Un spleen insulaire

Numéro 6 - 2016 par Mostafa Chebbak

octobre 2016

L’Ara­bia Felix du monde antique est dis­pa­rue à jamais. Désor­mais isla­mi­sée depuis le haut Moyen-Âge, elle n’évoque plus le seul Yémen de nos jours rui­né et dévas­té. Bien qu’elle domine par la langue et le culte une ère qui s’étend du golfe Per­sique à l’Atlantique, mal­gré des sur­vi­vances ber­bères et chré­tiennes, elle est long­temps demeu­rée figée dans une pos­ture insu­laire face à la moder­ni­té. L’Arabie est de nos jours mal­heu­reuse, irré­vo­ca­ble­ment mal­heu­reuse. Comme le serait une âme incon­so­lable sai­sie par un cha­grin incom­men­su­rable. En somme, « le mal d’être est la chose du monde arabe la mieux par­ta­gée », comme le sou­ligne avec une sin­cère mélan­co­lie Samir Kassir.

Notons d’emblée qu’il n’est pas néces­saire d’être encla­vé dans un ter­ri­toire dif­fi­cile d’accès pour avoir une atti­tude insu­laire face à tout ce qui semble autre ou étran­ger. Même dans des lieux habi­tués à la cir­cu­la­tion des hommes et des idées, et ayant de sur­croit une expé­rience sécu­laire confir­mée de la diver­si­té, des réflexes de xéno­pho­bie et de rejet peuvent par­fois faire irrup­tion et deve­nir source d’angoisse, voire d’effroi. C’est qu’il existe des ter­ri­toires sym­bo­liques insu­laires qui opèrent dans l’inconscient col­lec­tif. Ces lieux invi­sibles, et sou­vent impen­sés, forment la topo­gra­phie archaïque de notre être et n’ont pas for­cé­ment de rap­port de cause à effet avec la géo­gra­phie pro­pre­ment dite. À leur pro­pos, il faut plu­tôt par­ler, comme on le ver­ra avec le phi­lo­sophe Ray­mond Ruyer, de « relief axio­lo­gique », puisqu’ils consti­tuent des topiques construites par la socié­té et la culture. Certes, toute com­mu­nau­té humaine appa­rait d’emblée habillée de la tex­ture du monde dans lequel elle est enra­ci­née et au sein duquel elle est inces­sam­ment englo­bée. En termes hei­deg­ge­riens, rien n’est don­né qui ne soit ins­crit dans l’horizon d’un monde. Mais, aus­si et sur­tout, rien n’est per­çu ou vécu, et encore moins sai­si et pen­sé, qui ne soit his­to­ri­que­ment engen­dré, insé­ré et arti­cu­lé dans la confi­gu­ra­tion his­to­riale d’un peuple sai­si essen­tiel­le­ment comme com­mu­nau­té d’œuvre et de des­tin. Autre­ment dit, rien n’est natu­rel­le­ment don­né, tout est cultu­rel­le­ment construit — d’aucuns diront « idéo­lo­gi­que­ment éla­bo­ré ».

Tel est le sché­ma d’analyse qui va orien­ter l’approche qui suit. Aus­si le che­mi­ne­ment pro­po­sé sera-t-il scan­dé par deux séquences sépa­rées l’une de l’autre pour des rai­sons de méthode, mais com­plé­men­taires sur le fond. Dans la pre­mière, l’insularité ne sera pas appro­chée comme une simple don­née topo­gra­phique, mais comme une construc­tion axio­lo­gique qui a pour visée de défi­nir les notions de limite et de fron­tière tout en les dotant de sens et de valeur. On se trouve ain­si face à une pos­ture d’insularité dont l’origine serait cultu­relle et pas for­cé­ment natu­relle. Dans la deuxième séquence, l’attitude insu­laire comme état d’esprit, créée ex nihi­lo et sou­te­nue au fil des ans par une poli­tique d’État, sera contex­tua­li­sée dans le cadre ara­bo-musul­man à par­tir de deux repères, encore une fois dis­tincts, mais conver­gents : celui de la généa­lo­gie (l’explication par la mémoire) et celui de l’actua­li­té (la sai­sie à par­tir du pré­sent comme acte de pré­sence dans un monde qui nous interpelle).

La tentation insulaire et ses fondements symboliques

Le juge­ment spon­ta­né qui consiste à dire : « Les gens du nord sont comme ceci, et ceux du sud comme cela », est un juge­ment qui trouve incons­ciem­ment sa matrice, qu’on le veuille ou pas, dans une pos­ture insu­laire. L’ethnologue Claude Lévi-Strauss a per­ti­nem­ment mon­tré que la conscience insu­laire est la chose la mieux par­ta­gée entre les peuples et les com­mu­nau­tés. Même pour les peu­plades dites sans écri­ture ou sans his­toire, le ter­ri­toire de l’humanité s’arrête par­fois aux fron­tières de la tri­bu : au-delà se pro­file l’ombre d’un autre monde, sombre et mena­çant où règnent les monstres et les bar­bares. Cette pho­bie devant l’altérité est uni­ver­sel­le­ment, mais incons­ciem­ment, vécue et inté­rio­ri­sée comme un pathos et trouve, entre autres, son remède dans le cadre faus­se­ment ras­su­rant du mariage endogamique.

Dans Race et his­toire, Lévi-Strauss pré­cise tou­te­fois sa concep­tion de la rela­tion ambi­va­lente entre iden­ti­té et dif­fé­rence. Pour lui, contrai­re­ment à l’opinion com­mune, la diver­si­té est la condi­tion sine qua non du pro­grès. Il note : « Il y a simul­ta­né­ment à l’œuvre, dans les socié­tés humaines, des forces tra­vaillant dans des direc­tions oppo­sées. Les unes tendent au main­tien et même à l’accumulation des par­ti­cu­la­rismes ; les autres agis­sant dans le sens de la conver­gence et de l’affinité » (Lévi-Strauss, 2007). Pour expli­ci­ter ce pos­tu­lat, l’ethnologue prend l’exemple des langues et montre que des langues de même ori­gine comme le russe, le fran­çais et l’anglais ont ten­dance à se dif­fé­ren­cier les unes par rap­port aux autres alors que des langues d’origines diverses déve­loppent des carac­tères com­muns, le russe et les langues fin­no-ougriennes et turques. Ain­si, pour Lévi-Strauss, la diver­si­té des cultures humaines « est moins fonc­tion de l’isolement des groupes que des rela­tions qui les unissent » (Lévi-Strauss, 2007). Et de conclure : « L’exclusive fata­li­té, l’unique tare qui puissent affli­ger un groupe humain et l’empêcher de réa­li­ser plei­ne­ment sa nature, c’est d’être seul » (Lévi-Strauss, 2007). À condi­tion de pré­ci­ser que la conscience de soi exige, comme dirait Vir­gi­nia Woolf, une « chambre à soi » qui confère au sujet un mini­mum de retrait. D’où la néces­si­té de la fron­tière. Le sen­ti­ment d’insularité serait donc une construc­tion sociale et cultu­relle. Quand bien même l’enclavement géo­gra­phique et le des­tin his­to­rial propres à une com­mu­nau­té crée­raient des situa­tions pro­pices aux réflexes d’autisme et de repli sur soi, le conser­va­tisme cultu­rel et l’endoctrinement idéo­lo­gique demeurent des fac­teurs hau­te­ment déter­mi­nants. La situa­tion géo­mé­trique, ou géo­gra­phique, n’a rien d’essentiel comme on le ver­ra avec Ruyer pour qui « une falaise ver­ti­cale inter­vient dans le champ psy­cho­lo­gique comme dan­ge­reuse, et non comme ver­ti­cale ». Tout lieu est donc ani­mé, c’est-à-dire péné­tré de l’intérieur par des signi­fi­ca­tions et des valeurs.

Le Monde entre profondeur et axiologie

Le sen­ti­ment de pro­fon­deur est émaillé de signi­fi­ca­tions. Sui­vons Ray­mond Ruyer, un des rares phi­lo­sophes pro­fonds et pour­tant res­té incon­nu sauf pour d’autres qui furent aus­si pro­fonds que lui, Deleuze notam­ment. Dans un de ses textes les plus sub­tils publié en 1956 dans une revue savante, il écrit : « Ana­ly­sons d’abord quelques exemples concrets. Un jeune enfant insou­ciant joue près du bord d’une falaise abrupte. Un spec­ta­teur le regarde de loin. Il est conscient du dan­ger cou­ru, mais sans pou­voir inter­ve­nir. Ce qui fait le carac­tère dan­ge­reux de la situa­tion de l’enfant, c’est évi­dem­ment la conscience impar­faite que l’enfant pos­sède de la dimen­sion ver­ti­cale. Il joue sur le plan hori­zon­tal aus­si tran­quille­ment que dans la cour de sa mai­son. Et pour­tant, un seul pas hori­zon­tal mal­en­con­treux peut pro­vo­quer une chute ver­ti­cale mor­telle. Une carte géo­gra­phique sans indi­ca­tion du relief ne ferait pas davan­tage de dif­fé­rence entre la situa­tion de l’enfant sur la falaise et dans la cour de la mai­son. Une vue laté­rale, au contraire, ferait immé­dia­te­ment appa­raitre le dan­ger cou­ru, mais encore à la condi­tion, bien enten­du, que l’observateur pos­sède un cer­tain nombre de savoirs, et soit conscient d’un cer­tain nombre de signi­fi­ca­tions et de valeurs : il faut qu’il sache que les corps tombent, et qu’un enfant est impru­dent, fra­gile, et pré­cieux. Si l’enfant pou­vait voler comme un oiseau, sa situa­tion ne pro­dui­rait aucun émoi. De même, si l’observateur était un monstre d’indifférence, un agnos­tique pour les valeurs, à la manière de cer­tains schi­zo­phrènes ou d’un homme sor­tant de syn­cope, il regar­de­rait l’enfant sans émo­tion. En fait, le spec­ta­teur nor­mal éprouve une ter­rible anxié­té qui devient encore plus intense chaque fois que l’enfant s’approche davan­tage du bord mor­tel » (Ruyer, 1956).

Ruyer détaille mieux sa concep­tion du relief axio­lo­gique, dans sa rela­tion indé­fec­tible avec le sen­ti­ment de pro­fon­deur, en ana­ly­sant une scène de l’intrigue amou­reuse nouée entre le jeune Julien Sorel et Madame de Rénal telle que Sten­dhal la décrit dans Le Rouge et le Noir. Il écrit : « Julien Sorel a réso­lu de com­men­cer la conquête de Mme de Rénal, en lui pre­nant la main. Lorsqu’arrive le moment où il doit la quit­ter, il n’a pas encore le cou­rage de réa­li­ser son plan. À dix heures moins un quart “dans une angoisse qui lui fait perdre la rai­son”, il se dit : “Quand l’horloge son­ne­ra dix heures, je ferai ce que j’ai déci­dé, sinon, je mon­te­rai dans ma chambre me bru­ler la cer­velle.” […] Il est encore plus évident ici que dans l’exemple de l’enfant sur la falaise, qu’un sché­ma pure­ment géo­mé­trique ou topo­lo­gique de la situa­tion est tout à fait “super­fi­ciel” au sens propre du mot. Tout réside dans les signi­fi­ca­tions ou les valeurs en jeu : l’ambition de Julien, les conve­nances mon­daines, l’ivresse du suc­cès pos­sible, le dan­ger d’échouer. Son angoisse est un ver­tige devant les abimes non maté­riels qu’il côtoie. La faci­li­té, l’insignifiance maté­rielle du geste : prendre la main, qui est à quelques cen­ti­mètres de la sienne, contraste avec l’énorme impor­tance de sa signi­fi­ca­tion morale : chute ou triomphe pos­sible » (Ruyer, 1956).

Ne pas avoir une quel­conque sai­sie du relief axio­lo­gique qui fait que tout lieu est un site habi­té par des signi­fi­ca­tions et émaillé de valeurs ; ne pas éprou­ver le sen­ti­ment de pro­fon­deur face aux êtres qui nous entourent (miné­raux, végé­taux, ani­maux, humains) conduit iné­luc­ta­ble­ment à la déré­lic­tion comme perte des repères. Nous per­dons notre propre orien­ta­tion dans un monde qui ne cesse de se déro­ber et d’échapper à notre prise. La perte des repères rend le monde sombre et indé­fi­ni. Et il devient par là même hos­tile et inquié­tant. Le repli sur ce qui est proche et fami­lier semble d’emblée salu­taire et pérenne. On refait un autre monde, « notre » monde à par­tir de don­nées et de maté­riaux qui semblent à notre por­tée : la famille, la com­mu­nau­té, la langue, le culte… Tout un mode de vie insu­laire se construit ain­si et s’active.

Mais com­ment accepte-t-on un mode de vie insu­laire fon­dé sur le repli et la clô­ture com­mu­nau­taires ? Selon le phi­lo­sophe belge Michel Meyer, l’identité sup­po­sée d’un groupe humain don­né et sa pos­sible dif­fé­rence par rap­port à d’autres groupes reposent sur les dis­cours éla­bo­rés à cet effet par un hypo­thé­tique légi­ti­ma­teur. Il note : « Il ne s’agit pas de savoir ce qui fonde abs­trai­te­ment un groupe, mais qui le fait, qui le repré­sente et qui est légi­ti­mé à le faire, sai­son après sai­son, cycle après cycle » (Meyer, 2000). Meyer trouve dans l’homme de reli­gion la figure idéal-typique du légi­ti­ma­teur puisqu’il est sou­vent consi­dé­ré comme le dépo­si­taire du culte sacré des ancêtres. Aus­si le légi­ti­ma­teur ne peut garan­tir la péren­ni­té du culte de ses propres ancêtres et, par là même, conso­li­der la cohé­sion de son propre groupe, que s’il dis­cré­dite les cultes et les groupes jugés autres. Sui­vons l’analyse de Ray­mond Ruyer : « La pro­cla­ma­tion par les reli­gions pro­sé­lytes de nou­velles valeurs prend sou­vent l’aspect d’une pro­cla­ma­tion d’antivaleurs, ou de valeurs néga­tives. Presque tous les fon­da­teurs prêchent selon ce sché­ma : “On vous a dit jusqu’à pré­sent… mais moi je vous dis…” Or, un prêche d’antivaleurs res­semble fort à une pro­cla­ma­tion de révo­lu­tion sociale — sur­tout s’il s’adresse à des groupes sociaux mal inté­grés dans le fonc­tion­ne­ment social, à des sous-eth­nies, à des immi­grants déra­ci­nés, à des défa­vo­ri­sés, ou à des favo­ri­sés inquiets de leur sort futur, ou à des “caren­cés” psy­chiques ou spi­ri­tuels » (Ruyer, 1972). Inutile de rap­pe­ler que Les nui­sances idéo­lo­giques, dont ce frag­ment est repris, furent publiées à l’orée des années 1970 déjà. Et il s’avère de nos jours à la fois hau­te­ment vision­naire et tris­te­ment actuel…

L’Arabie islamisée : une insularité multiséculaire

« Je connais vos sables et vos rêves ! », c’est en ces termes que le géné­ral de Gaulle s’est adres­sé un jour à un ambas­sa­deur syrien dont il venait de rece­voir les lettres de créance (Laroui, 1977). Il suf­fit de chan­ger le mot « sables » par « désert » et celui de « rêves » par « mirages » pour sai­sir les visées que la langue châ­tiée et poli­cée du véné­rable géné­ral sous-tend. Tout indique en effet que la rela­tion entre le désert et ses mirages est une com­po­sante essen­tielle du mode de vie et de la culture arabes. Le nomade en Ara­bie fut constam­ment en quête de points d’eau et d’oasis pour se désal­té­rer, abreu­ver ses bêtes et trou­ver un coin d’ombre pour se repo­ser. Les mirages satu­raient sou­vent son hori­zon. Assoif­fé, fati­gué, déses­pé­ré, il finis­sait tou­jours par céder aux fausses pro­messes que les mirages font scin­tiller et miroi­ter au loin. Pas éton­nant si Law­rence d’Arabie, qui avait une connais­sance rap­pro­chée des Arabes parce qu’il fut lui aus­si un mili­taire de ter­rain comme de Gaulle, affirme : « La plus grande indus­trie des Arabes est la fabri­ca­tion des croyances ; ils ont presque le mono­pole des reli­gions révé­lées » (Law­rence, 1936).

La tra­di­tion isla­mique gref­fée sur le mode de vie ara­bique a conso­li­dé dès l’origine la volon­té d’être entre soi et a, par là même, encou­ra­gé un esprit de clo­cher fon­dé sur la seule com­mu­nau­té de foi reli­gieuse. Certes, la com­mu­nau­té musul­mane est par­tie à la conquête du monde dès les pre­miers califes. Était-ce par envie de s’ouvrir aux com­mu­nau­tés autres ? Nul­le­ment. Tout indique que les conquêtes musul­manes furent constam­ment moti­vées par deux visées : la conver­sion des popu­la­tions conquises ou, le cas échéant, leur sou­mis­sion au sta­tut de la dhim­mi­tude (le régime de pro­tec­tion réser­vé aux Juifs, chré­tiens, zoroas­triens…). Dans un cas comme dans l’autre, l’entre-soi fut inva­ria­ble­ment pri­vi­lé­gié, voire impo­sé. Aus­si le Mel­lah fut-il un quar­tier long­temps réser­vé aux Juifs du Magh­reb. Cette sépa­ra­tion est jus­ti­fiée par le texte saint. S’adressant à la com­mu­nau­té des croyants, le Coran pré­cise : « Vous êtes le peuple le plus excellent qui ait jamais sur­gi par­mi les hommes ; vous ordon­nez ce qui est bon et défen­dez ce qui est mau­vais, et vous croyez en Dieu » (Le Coran, III, 106). Il ajoute dans le même sillage : « Croyants ! Ne for­mez de liai­sons intimes qu’entre vous ; les infi­dèles ne man­que­raient pas de vous cor­rompre ; ils dési­rent votre perte. Leur haine perce dans leurs paroles ; mais ce que leurs cœurs recèlent est pire encore. Nous vous en avons déjà fait voir des preuves évi­dentes, si tou­te­fois vous savez com­prendre » (Le Coran, III, 114). Tout un mode de vie com­mu­nau­ta­riste fut ain­si éla­bo­ré. Cinq indices en témoignent à titre stric­te­ment indi­ca­tif : le mar­quage ter­ri­to­rial ; la mémoire sélec­tive ; le régime ali­men­taire ; l’adoption du calen­drier lunaire ; l’observance stric­to sen­su des cinq prières quo­ti­diennes. Appro­chons de plus près quelques éléments.

Comme auto­ri­té poli­tique et reli­gieuse, l’institution de l’islam a éla­bo­ré dès l’origine sa propre concep­tion du monde habi­té. Il est vrai que toutes les civi­li­sa­tions ont eu comme carac­té­ris­tique de divi­ser le monde en fonc­tion de leurs convic­tions cultu­relles, reli­gieuses ou idéo­lo­giques. Dans l’Antiquité, les Grecs ont par­ta­gé le monde entre Grecs et bar­bares, et les Juifs entre Juifs et gen­tils. Les Euro­péens quant à eux ont ima­gi­né diverses façons de divi­ser le monde. Ces divi­sions ont évo­lué avec le temps pour des rai­sons cultu­relles, éco­no­miques et poli­tiques. Les Euro­péens ont ain­si com­men­cé par divi­ser le monde médié­val entre chré­tiens et païens, puis, à l’intérieur de la chré­tien­té, entre dif­fé­rentes monar­chies et prin­ci­pau­tés. Mais l’évolution his­to­rique les a inci­tés, dès le siècle des Lumières, à adop­ter comme schème de clas­si­fi­ca­tion le prin­cipe de l’État-nation qui déter­mine une forme de citoyen­ne­té basée sur l’égalité des droits entre citoyens libres et abs­trac­tion faite de toute appar­te­nance eth­nique ou reli­gieuse. La concep­tion de l’islam est tout autre. Sui­vons l’analyse de Ber­nard Lewis : « Le monde, tel que le per­çoivent les musul­mans, se divise en deux par­ties fon­da­men­tales : le Ter­ri­toire de l’Islam (Dâr al-Islâm) et le Pays de guerre (Dâr al-Harb). La pre­mière com­prend tous les pays sou­mis à la loi isla­mique, gros­so modo l’empire musul­man ; la seconde englobe le reste du monde » (Lewis, 1984). Pas éton­nant si les fou­ka­has (légistes tra­di­tio­na­listes) s’étaient ingé­niés à éta­blir une ligne de par­tage entre le ter­ri­toire sous domi­na­tion isla­mique et celui sous contrôle non isla­mique. Des fat­was (consul­ta­tions juri­diques) ont été sou­vent émises pour dis­sua­der les musul­mans de vivre par­mi les infi­dèles ou sous leur contrôle. En 1882, l’Algérie était sous domi­na­tion fran­çaise depuis un demi-siècle. Un fakih maro­cain, al-Mada­ni Gan­nun, don­na le conseil sui­vant à un habi­tant de Telm­cen : « Mon conseil le plus pres­sant est de te rap­pe­ler ton devoir d’émigrer du pays des mécréants […], ô toi qui as un mini­mum de foi, n’hésite plus et quitte le domaine des infi­dèles pour celui des croyants avant que la mort te sur­prenne » (Laroui, 2009). Même un mar­chand maro­cain ins­tal­lé à la même époque à Gibral­tar eut droit à la vin­dicte sui­vante émise à son égard par le grand mys­tique al-Har­raq : « N’as-tu trou­vé sous toute la sur­face de la terre que ce coin pour y vivre et trouves-tu sup­por­table de coha­bi­ter avec les infi­dèles ? » (Laroui, 2009). Si même des mys­tiques sont capables de telles remon­trances, que dire de nos jours des sala­fistes… même « piétistes » !

Au niveau his­to­rio­gra­phique, l’islam s’est tôt trou­vé face à l’obligation d’élaborer une mémoire his­to­rique sélec­tive et donc for­cé­ment chro­no­phage pour se légi­ti­mer et faire face aux reli­gions jugées hos­tiles. Le ter­ri­toire, où la civi­li­sa­tion ara­bo-musul­mane s’est for­mée, est très ancien. Il fut mar­qué depuis des mil­lé­naires par de vieilles et brillantes civi­li­sa­tions, celle de la Méso­po­ta­mie sumé­rienne et akka­dienne, celle de l’Égypte pha­rao­nique, de la Phé­ni­cie et de la Perse. La prise en compte de la seule his­toire sainte telle que le Coran la reprend de la Bible, s’est tra­duite par l’adoption d’une mémoire sélec­tive de part en part et de bout en bout cen­trée sur le mythe ada­mique et l’hagiographie des pro­phètes. Les brillantes civi­li­sa­tions antéis­la­miques ont ain­si été effa­cées de la mémoire. « Aujourd’hui encore, écrit Boua­lem San­sal, en maintes régions du monde “arabe”, dire que les peuples “arabes” exis­taient avant l’islam et les Arabes, qu’ils avaient fon­dé des civi­li­sa­tions brillantes (Baby­lone, Ur, Numi­die, Égypte antique, etc.), c’est pro­fé­rer un blas­phème pas­sible pour le moins de cri­tiques vio­lentes » (San­sal, 2013).

Pour conso­li­der la struc­ture com­mu­nau­ta­riste, l’islam a éla­bo­ré des règles ali­men­taires très strictes. Tout indique qu’il n’a fait que radi­ca­li­ser les inter­dits ali­men­taires juifs dont les légistes musul­mans avaient une connais­sance détaillée. L’islamologue Moham­med Hocine Ben­khei­ra a bien mon­tré dans son livre Islâm et inter­dits ali­men­taires (Ben­khei­ra, 2000) que le dis­cours de l’islam sur les normes ali­men­taires aux­quelles doivent se sou­mettre les croyants opère dans le cadre d’un « sys­tème reli­gieux » glo­bal. La cohé­rence de ce sys­tème tient sur trois prin­cipes : le théo­cen­trisme (uni­ci­té et trans­cen­dance abso­lue de Dieu), le ritua­lisme (l’adhésion au groupe, à la Umma, com­mu­nau­té des croyants, qui est signi­fiée par des actes visibles qui relèvent essen­tiel­le­ment d’un enga­ge­ment du corps et d’une dis­tinc­tion entre le licite et l’illicite) et, enfin, le salut qui passe par la sou­mis­sion des appé­tits phy­siques et des pas­sions aux seuls impé­ra­tifs de la stricte Chari’â (loi isla­mique codi­fiant la vie reli­gieuse, poli­tique, sociale et indi­vi­duelle). En inté­grant le dip­tyque halal/haram (licite/illicite) au cœur même du besoin ali­men­taire qui est somme toute un besoin vital uni­ver­sel, l’islam a créé la sépa­ra­tion et a du même coup impo­sé le par­tage ali­men­taire stric­te­ment entre-soi.

Tous ces élé­ments montrent qu’il s’agit d’une pos­ture insu­laire légi­ti­mée par le dogme reli­gieux. Aujourd’hui encore, cette légi­ti­ma­tion reli­gieuse, vieille de plu­sieurs siècles, conti­nue de réper­cu­ter des tona­li­tés par­ti­cu­liè­re­ment désas­treuses dans le contexte arabe contem­po­rain. Elle s’est infil­trée insi­dieu­se­ment au cœur de toutes les luttes sociales et poli­tiques qui ont mar­qué le monde arabe et les a sou­vent récu­pé­rées. Aus­si les efforts consen­tis pour l’indépendance des pays du Magh­reb durant les années 1950 avec leurs visées éman­ci­pa­trices, les guerres arabes per­dues et humi­liantes de 1967 et de 1973 contre Israël, les guerres d’Irak de 1990 – 1991 et de 2003, celles de Syrie et d’Irak à par­tir de 2011 à nos jours, l’échec cui­sant du faus­se­ment nom­mé « Prin­temps arabe » ont incon­tes­ta­ble­ment per­mis à l’islamisme radi­cal d’émerger comme phé­no­mène pla­né­taire (San­sal, 2013). Maniant le prêche avant le glaive, l’islamisme radi­cal s’est d’abord dis­tin­gué des autres formes idéo­lo­giques laïques ou mar­xi­santes en vogue dans les années 1960 comme un dis­cours de har­cè­le­ment moral, par­ti­cu­liè­re­ment vin­di­ca­tif et culpa­bi­li­sa­teur, ce qui a incon­tes­ta­ble­ment faci­li­té ensuite l’engagement de ses adeptes dans un pro­ces­sus de ter­reur aveugle et géné­ra­li­sée. Que le prêche se fasse à l’intérieur des mos­quées ou dans des ter­rains vagues, par le biais d’émissions télé­vi­sées ou vir­tuel­le­ment sur les réseaux sociaux, les pro­cé­dés et les visées demeurent les mêmes. En ce sens que la pré­di­ca­tion conti­nue et per­sis­tante, appuyée sur ses deux ins­tru­ments pri­vi­lé­giés que sont le stress per­ma­nent et la dra­ma­ti­sa­tion constante, faci­lite le pas­sage à l’acte. Le verbe jus­ti­fie l’acte ; l’esprit outille la main (voir à titre indi­ca­tif, Slo­ter­dijk, 2012). Aus­si la pré­ten­due dif­fé­rence par exemple entre sala­fisme « pié­tiste » et sala­fisme dji­ha­diste consti­tue-t-elle un leurre puisque le pre­mier n’a rien fait que dérou­ler le tapis au pro­fit du second.

Arabie/Occident : une fixation obsessionnelle

Pour des rai­sons his­to­riques, géo­gra­phiques et cultu­relles, l’Arabie et l’Europe sont deve­nues au fil des siècles deux enti­tés dis­tinctes et anti­no­miques. Pour Laroui, « L’arabité […] n’est pas uni­que­ment, ni essen­tiel­le­ment, le désert, le noma­disme, la famille patriar­cale, la poly­ga­mie, la langue arabe ou l’islam. De même que l’Europe n’est pas seule­ment un cli­mat tem­pé­ré, un sys­tème éco­no­mique capi­ta­liste, une démo­cra­tie par­le­men­taire, un rési­du gré­co-latin ou un sub­strat chré­tien. Dans l’un et l’autre, il s’agit d’une tra­di­tion cultu­relle éla­bo­rée à tra­vers des siècles par l’action conju­guée de don­nées rela­ti­ve­ment constantes et d’évènements qui imposent des choix irré­ver­sibles » (Laroui, 2009). Ces choix peuvent s’avérer sal­va­teurs et béné­fiques ou témé­raires et dra­ma­tiques. D’où le poids irré­ver­sible de chaque déci­sion prise. Mais com­ment l’Europe et l’Arabie isla­mi­sée ont-elles opé­ré leurs choix et pris leurs déci­sions ? Laroui pré­cise : « His­to­riens et phi­lo­sophes ont mon­tré depuis long­temps que l’Europe a pris conscience d’elle-même en s’opposant à l’islam arabe et que l’arabisme actuel est né par confron­ta­tion avec l’Europe d’abord chré­tienne, puis mer­can­ti­liste. Cela veut dire que la pré­sence de l’un pousse l’autre dans une voie qu’il n’aurait pas sui­vie si le pre­mier n’existait pas, et cela à tous les niveaux : de la théo­lo­gie à l’art culi­naire, de la poé­tique à la struc­ture urbaine » (Laroui, 2009). Il s’agit d’une « situa­tion de com­plé­men­ta­ri­té » au sens mathé­ma­tique. Et elle a dic­té des choix oppo­sés tant aux Euro­péens qu’aux Arabes pen­dant de longs siècles. Théo­lo­gie (tri­ni­ta­risme contre uni­ta­risme), méta­phy­sique (imma­nence contre trans­cen­dance), esthé­tique (figu­ra­tion contre abs­trac­tion), art mili­taire (infan­te­rie contre cava­le­rie), archi­tec­ture (mai­son ouverte contre mai­son fer­mée), urba­nisme (rues ortho­go­nales contre rues concen­triques). Bien évi­dem­ment, cette oppo­si­tion s’explique en gros par la confi­gu­ra­tion géo­gra­phique : « Les deux socié­tés agis­saient dans un monde fini : pour cha­cune d’elles, le monde civi­li­sé se limi­tait au bas­sin de la Médi­ter­ra­née. L’Europe est sor­tie de cet uni­vers fer­mé à par­tir du XVIe siècle, tan­dis que les Arabes se retrou­vaient dou­ble­ment enfer­més par la domi­na­tion colo­niale » (Laroui, 2009).

Le fan­tasme déli­rant d’un Occi­dent hos­tile a duré un mil­lé­naire et s’est avé­ré au bout du compte affreu­se­ment apo­ré­tique, c’est-à-dire sans issue. Cette fixa­tion est à l’origine, selon le phi­lo­sophe ira­nien Daryush Shaye­gan, du sous-déve­lop­pe­ment du monde arabe et musul­man, « Les trois évè­ne­ments majeurs sur­ve­nus en Europe : l’expansion des voies mari­times, la Renais­sance et la Réforme res­tèrent com­plè­te­ment étran­gers au monde isla­mique. Ces trois évè­ne­ments ont for­gé d’une cer­taine façon la moder­ni­té des temps nou­veaux. La Renais­sance et la curio­si­té extra­or­di­naire qui s’ensuivit ouvrit l’Occident vers la conquête d’autres cultures, trans­for­mant ain­si son monde clos en un uni­vers infi­ni. La mathé­ma­ti­sa­tion gali­léenne de la nature ren­dit pos­sible l’émergence des sciences de la nature et, par voie de consé­quence, le per­fec­tion­ne­ment des armes de guerre et le déve­lop­pe­ment naval, tan­dis que la Réforme libé­ra les socié­tés médié­vales du joug de l’Église » (Shaye­gan, 1991 ; voir aus­si : de Plan­hol, 2000 ; Lewis, 2002).

Nul doute que la domi­na­tion euro­péenne a ren­for­cé, chez les peuples domi­nés, les réflexes de repli sur soi et a exal­té les atti­tudes de l’intra muros. La volon­té de puis­sance, opé­rée par l’expansion euro­péenne du XIXe siècle, fut reçue et vécue, sur­tout d’un point de vue sym­bo­lique, comme un trau­ma, une bles­sure nar­cis­sique qui balafre l’identité. Aucun éton­ne­ment si tous les pré­textes ont été jugés plau­sibles pour prô­ner la nos­tal­gie des ori­gines, le retour à la sève nour­ri­cière d’un âge d’or rêvé et subli­mé. Aus­si tout un arse­nal de moyens (écoles cora­niques, prêches…) a‑t-il été mobi­li­sé pour ins­tru­men­ta­li­ser la tra­di­tion afin d’assoir une vision du monde nom­bri­liste et, somme toute, hos­tile aux sol­li­ci­ta­tions modernes. Ce tra­di­tio­na­lisme obs­cu­ran­tiste est de nos jours récu­pé­ré par l’islamisme éta­tique (l’Arabie saou­dite et d’autres monar­chies théo­cra­tiques). Appuyé par­fois par le sala­fisme, par­fois par le confré­risme mara­bou­tique, il fut l’origine d’une appa­rente cohé­sion idéo­lo­gique. Appa­rente seule­ment, puisque cette fausse cohé­sion s’est avé­rée illu­soire et trom­peuse. Les fêlures du temps n’ont pas tar­dé à cau­ser l’éruption du vol­can qui fut arti­fi­ciel­le­ment igno­ré. Aus­si a‑t-on amè­re­ment consta­té com­ment le faus­se­ment nom­mé « Prin­temps arabe » a‑t-il libé­ré le refou­lé. Des réflexes d’hostilité ont aus­si­tôt opé­ré comme d’affreuses et inquié­tantes bombes à retar­de­ment cau­sant écla­te­ment par-ci, détresse par-là. La défla­gra­tion créée par ce « Prin­temps arabe » a cau­sé un séisme socio­cul­tu­rel aux consé­quences incal­cu­lable. La Syrie et l’Irak sont dévas­tés. La Tuni­sie et l’Égypte sont à la dérive. La Libye est désar­ti­cu­lée. Le Yémen est en ruine, son peuple affa­mé, non par je ne sais quel ovni étran­ger, mais par une coa­li­tion de « frères arabes » conduite par l’Arabie saou­dite voi­sine. Et on se sur­prend à se deman­der : à qui sera le tour ? Pas éton­nant que d’autres soient aux aguets.

Pour­tant, tous les pays arabes sont membres depuis un demi-siècle d’organismes fon­dés sur la langue, l’ethnie, la reli­gion : l’Union du Magh­reb arabe (UMA), la Ligue des États arabes (LEA) et l’Organisation de la coopé­ra­tion isla­mique (OCI). Pour­tant, aucun de ces orga­nismes n’a pu garan­tir pour les peuples concer­nés ne serait-ce que la cir­cu­la­tion des per­sonnes et des biens. Aucun n’a pu offrir à des popu­la­tions sou­vent déshé­ri­tées le moindre sou­tien dans quelque domaine que ce soit. Coquilles vides, ces orga­nismes ne dif­fusent autour d’eux que le dégout et le déses­poir. Les chefs d’État et leurs lieu­te­nants (hommes de reli­gion et du monde des médias) réitèrent constam­ment leurs dis­cours logor­rhéiques sur le mythe des frères arabes sia­mois qui seraient sou­dés par les liens du sang, de la langue et du sacré. Ils répètent inlas­sa­ble­ment et sans cil­ler : « Nous sommes frères ! Nous sommes frères ! » Et chaque jour la rude actua­li­té révèle tout le contraire : Caïn tue de mille et une façons son frère Abel, et sans rai­son. Hier le Liban et l’Irak furent livrés au désastre. Aujourd’hui, la Libye, la Syrie et le Yémen. Demain, d’autres encore…

Autocritique et ouverture sur le monde

Oui, l’Arabie est mal­heu­reuse, irré­vo­ca­ble­ment mal­heu­reuse. Comme le serait une âme incon­so­lable sai­sie par un cha­grin incom­men­su­rable. D’aucuns iraient vite en besogne, évo­quant cette kyrielle de pré­ju­gés qui seraient constam­ment pro­duits par un hypo­thé­tique Occi­dent hau­tain, trop imbu de lui-même, trop impré­gné de réflexes néo­co­lo­niaux. Patience. Patience. Le juge­ment qui fait des Arabes des êtres livrés à jamais à la détresse vient du cœur bat­tant de l’Arabie elle-même, de ses rares forces vives et esprits lucides qui sur­gissent par inter­mit­tence pour rele­ver le défi de l’auto­cri­tique. Hier Ibn Khal­doun ; aujourd’hui Kas­sir. Le pre­mier écrit vers la fin du XIVe siècle déjà : « Habi­tués aux condi­tions de vie à l’écart et à tout ce qui y pré­dis­pose, les Arabes sont une nation farouche. La vie iso­lée fait par­tie de leur carac­tère et de leur nature. Ils s’y com­plaisent, parce qu’elle leur per­met d’échapper au joug de l’autorité et de ne se sou­mettre à aucun gou­ver­ne­ment. Mais cette dis­po­si­tion est incom­pa­tible et en contra­dic­tion avec la civi­li­sa­tion. Ils passent ordi­nai­re­ment toute leur vie en voyage et en dépla­ce­ment, ce qui est en contra­dic­tion avec une vie fixe, pro­duc­trice de civi­li­sa­tion » (Ibn Khal­doun, 2002). Le deuxième assène aujourd’hui le coup avec sin­cé­ri­té et pro­fonde mélan­co­lie : « Il ne fait pas bon d’être arabe de nos jours. Sen­ti­ment de per­sé­cu­tion pour les uns, haine de soi pour les autres, le mal d’être est la chose du monde arabe la mieux par­ta­gée. Même ceux qui long­temps se sont crus à l’abri, Saou­diens domi­na­teurs et Koweï­tiens pros­pères, n’y échappent plus depuis un cer­tain 11 sep­tembre […] le monde arabe est la région de la pla­nète où l’homme a aujourd’hui le moins de chances d’épanouissement. À plus forte rai­son la femme » (Kas­sir, 2004).

Il y a un appren­tis­sage à être humain en s’ouvrant au monde et aux autres. Le monde nous offre la plu­ra­li­té des êtres et des manières d’êtres, les autres humains nous pro­posent la diver­si­té des pers­pec­tives et des sen­si­bi­li­tés qui sai­sissent ce même monde. Dans son sub­til essai sur le tota­li­ta­risme, Han­nah Arendt uti­lise deux concepts, « iso­le­ment » et « déso­la­tion », pour décrire la situa­tion de celui ou celle qui fuit le monde et les autres hommes. Pour Arendt, en s’isolant du monde et des autres, l’individu finit par s’isoler de lui-même et par perdre, par là même, le pro­pre­ment humain qui le fonde et le consti­tue, c’est-à-dire sa capa­ci­té de pen­ser, de juger et d’œuvrer. Il plonge ain­si dans les eaux glauques de la déso­la­tion comme déré­lic­tion et perte des repères. Le mul­tiple, disait Deleuze, « ce n’est pas seule­ment ce qui a beau­coup de par­ties, mais ce qui est plié de beau­coup de façons » (voir Deleuze, 1988). Nous sommes pliés de plu­sieurs façons. Oui, nous Arabes, sommes contrac­tés, enve­lop­pés, ten­dus, noués de mille et une manières. Serait-ce parce que nous sommes défi­nis à la fois par l’arabité, l’islamité, l’africanité et par le désir ambi­va­lent de cette moder­ni­té qui nous séduit et nous inquiète à la fois, nous obsède et nous fas­cine tout en rem­plis­sant nos cœurs de peur panique et d’effroi ? Ou serait-ce parce que nous sommes, nous-mêmes et par nous-mêmes, tra­ver­sés et habi­tés par bien d’autres choses, plus intimes, moins avouables, sur les­quelles nous n’avons aucune prise, et qui ont fini, au bout du compte, par faire de nous des êtres à jamais incon­so­lables et hagards, empor­tés par le tour­billon d’une déré­lic­tion sans appel ? Alors ? Alors quoi faire sinon tour­ner le regard vers les autres pour enfin retrou­ver le lien per­du avec le monde, les autres et nous-mêmes. Aller vers les autres est une atti­tude exta­tique et non insu­laire ; c’est une expé­rience phy­sique de sor­tie hors de soi en termes d’habitudes, de pré­ju­gés, de com­mu­nau­té… Pas éton­nant si Kant défi­nis­sait les Lumières comme une « sor­tie » d’un état vers un autre. Il faut « sor­tir », pas­ser de l’état d’hétéronomie à l’état d’autonomie pour pou­voir enfin pen­ser, juger et agir par soi-même loin de la main­mise alié­nante d’un quel­conque direc­teur de conscience ou légi­ti­ma­teur reli­gieux. Pas­ser d’un état de clô­ture et de repli à un état d’ouverture et de contact est en soi un évè­ne­ment qui crée une muta­tion. L’attitude change, le corps se trans­forme, récu­père sa pos­ture ver­ti­cale fixant l’horizon, l’esprit se libère pour enfin « regar­der au loin », comme l’écrivait si per­ti­nem­ment le phi­lo­sophe Alain (Alain, 1928).

Mostafa Chebbak


Auteur

ancien professeur d’esthétique à l’École des Beaux-arts de Casablanca