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L’Arabie malheureuse. Un spleen insulaire
L’Arabia Felix du monde antique est disparue à jamais. Désormais islamisée depuis le haut Moyen-Âge, elle n’évoque plus le seul Yémen de nos jours ruiné et dévasté. Bien qu’elle domine par la langue et le culte une ère qui s’étend du golfe Persique à l’Atlantique, malgré des survivances berbères et chrétiennes, elle est longtemps demeurée figée dans une posture insulaire face à la modernité. L’Arabie est de nos jours malheureuse, irrévocablement malheureuse. Comme le serait une âme inconsolable saisie par un chagrin incommensurable. En somme, « le mal d’être est la chose du monde arabe la mieux partagée », comme le souligne avec une sincère mélancolie Samir Kassir.
Notons d’emblée qu’il n’est pas nécessaire d’être enclavé dans un territoire difficile d’accès pour avoir une attitude insulaire face à tout ce qui semble autre ou étranger. Même dans des lieux habitués à la circulation des hommes et des idées, et ayant de surcroit une expérience séculaire confirmée de la diversité, des réflexes de xénophobie et de rejet peuvent parfois faire irruption et devenir source d’angoisse, voire d’effroi. C’est qu’il existe des territoires symboliques insulaires qui opèrent dans l’inconscient collectif. Ces lieux invisibles, et souvent impensés, forment la topographie archaïque de notre être et n’ont pas forcément de rapport de cause à effet avec la géographie proprement dite. À leur propos, il faut plutôt parler, comme on le verra avec le philosophe Raymond Ruyer, de « relief axiologique », puisqu’ils constituent des topiques construites par la société et la culture. Certes, toute communauté humaine apparait d’emblée habillée de la texture du monde dans lequel elle est enracinée et au sein duquel elle est incessamment englobée. En termes heideggeriens, rien n’est donné qui ne soit inscrit dans l’horizon d’un monde. Mais, aussi et surtout, rien n’est perçu ou vécu, et encore moins saisi et pensé, qui ne soit historiquement engendré, inséré et articulé dans la configuration historiale d’un peuple saisi essentiellement comme communauté d’œuvre et de destin. Autrement dit, rien n’est naturellement donné, tout est culturellement construit — d’aucuns diront « idéologiquement élaboré ».
Tel est le schéma d’analyse qui va orienter l’approche qui suit. Aussi le cheminement proposé sera-t-il scandé par deux séquences séparées l’une de l’autre pour des raisons de méthode, mais complémentaires sur le fond. Dans la première, l’insularité ne sera pas approchée comme une simple donnée topographique, mais comme une construction axiologique qui a pour visée de définir les notions de limite et de frontière tout en les dotant de sens et de valeur. On se trouve ainsi face à une posture d’insularité dont l’origine serait culturelle et pas forcément naturelle. Dans la deuxième séquence, l’attitude insulaire comme état d’esprit, créée ex nihilo et soutenue au fil des ans par une politique d’État, sera contextualisée dans le cadre arabo-musulman à partir de deux repères, encore une fois distincts, mais convergents : celui de la généalogie (l’explication par la mémoire) et celui de l’actualité (la saisie à partir du présent comme acte de présence dans un monde qui nous interpelle).
La tentation insulaire et ses fondements symboliques
Le jugement spontané qui consiste à dire : « Les gens du nord sont comme ceci, et ceux du sud comme cela », est un jugement qui trouve inconsciemment sa matrice, qu’on le veuille ou pas, dans une posture insulaire. L’ethnologue Claude Lévi-Strauss a pertinemment montré que la conscience insulaire est la chose la mieux partagée entre les peuples et les communautés. Même pour les peuplades dites sans écriture ou sans histoire, le territoire de l’humanité s’arrête parfois aux frontières de la tribu : au-delà se profile l’ombre d’un autre monde, sombre et menaçant où règnent les monstres et les barbares. Cette phobie devant l’altérité est universellement, mais inconsciemment, vécue et intériorisée comme un pathos et trouve, entre autres, son remède dans le cadre faussement rassurant du mariage endogamique.
Dans Race et histoire, Lévi-Strauss précise toutefois sa conception de la relation ambivalente entre identité et différence. Pour lui, contrairement à l’opinion commune, la diversité est la condition sine qua non du progrès. Il note : « Il y a simultanément à l’œuvre, dans les sociétés humaines, des forces travaillant dans des directions opposées. Les unes tendent au maintien et même à l’accumulation des particularismes ; les autres agissant dans le sens de la convergence et de l’affinité » (Lévi-Strauss, 2007). Pour expliciter ce postulat, l’ethnologue prend l’exemple des langues et montre que des langues de même origine comme le russe, le français et l’anglais ont tendance à se différencier les unes par rapport aux autres alors que des langues d’origines diverses développent des caractères communs, le russe et les langues finno-ougriennes et turques. Ainsi, pour Lévi-Strauss, la diversité des cultures humaines « est moins fonction de l’isolement des groupes que des relations qui les unissent » (Lévi-Strauss, 2007). Et de conclure : « L’exclusive fatalité, l’unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul » (Lévi-Strauss, 2007). À condition de préciser que la conscience de soi exige, comme dirait Virginia Woolf, une « chambre à soi » qui confère au sujet un minimum de retrait. D’où la nécessité de la frontière. Le sentiment d’insularité serait donc une construction sociale et culturelle. Quand bien même l’enclavement géographique et le destin historial propres à une communauté créeraient des situations propices aux réflexes d’autisme et de repli sur soi, le conservatisme culturel et l’endoctrinement idéologique demeurent des facteurs hautement déterminants. La situation géométrique, ou géographique, n’a rien d’essentiel comme on le verra avec Ruyer pour qui « une falaise verticale intervient dans le champ psychologique comme dangereuse, et non comme verticale ». Tout lieu est donc animé, c’est-à-dire pénétré de l’intérieur par des significations et des valeurs.
Le Monde entre profondeur et axiologie
Le sentiment de profondeur est émaillé de significations. Suivons Raymond Ruyer, un des rares philosophes profonds et pourtant resté inconnu sauf pour d’autres qui furent aussi profonds que lui, Deleuze notamment. Dans un de ses textes les plus subtils publié en 1956 dans une revue savante, il écrit : « Analysons d’abord quelques exemples concrets. Un jeune enfant insouciant joue près du bord d’une falaise abrupte. Un spectateur le regarde de loin. Il est conscient du danger couru, mais sans pouvoir intervenir. Ce qui fait le caractère dangereux de la situation de l’enfant, c’est évidemment la conscience imparfaite que l’enfant possède de la dimension verticale. Il joue sur le plan horizontal aussi tranquillement que dans la cour de sa maison. Et pourtant, un seul pas horizontal malencontreux peut provoquer une chute verticale mortelle. Une carte géographique sans indication du relief ne ferait pas davantage de différence entre la situation de l’enfant sur la falaise et dans la cour de la maison. Une vue latérale, au contraire, ferait immédiatement apparaitre le danger couru, mais encore à la condition, bien entendu, que l’observateur possède un certain nombre de savoirs, et soit conscient d’un certain nombre de significations et de valeurs : il faut qu’il sache que les corps tombent, et qu’un enfant est imprudent, fragile, et précieux. Si l’enfant pouvait voler comme un oiseau, sa situation ne produirait aucun émoi. De même, si l’observateur était un monstre d’indifférence, un agnostique pour les valeurs, à la manière de certains schizophrènes ou d’un homme sortant de syncope, il regarderait l’enfant sans émotion. En fait, le spectateur normal éprouve une terrible anxiété qui devient encore plus intense chaque fois que l’enfant s’approche davantage du bord mortel » (Ruyer, 1956).
Ruyer détaille mieux sa conception du relief axiologique, dans sa relation indéfectible avec le sentiment de profondeur, en analysant une scène de l’intrigue amoureuse nouée entre le jeune Julien Sorel et Madame de Rénal telle que Stendhal la décrit dans Le Rouge et le Noir. Il écrit : « Julien Sorel a résolu de commencer la conquête de Mme de Rénal, en lui prenant la main. Lorsqu’arrive le moment où il doit la quitter, il n’a pas encore le courage de réaliser son plan. À dix heures moins un quart “dans une angoisse qui lui fait perdre la raison”, il se dit : “Quand l’horloge sonnera dix heures, je ferai ce que j’ai décidé, sinon, je monterai dans ma chambre me bruler la cervelle.” […] Il est encore plus évident ici que dans l’exemple de l’enfant sur la falaise, qu’un schéma purement géométrique ou topologique de la situation est tout à fait “superficiel” au sens propre du mot. Tout réside dans les significations ou les valeurs en jeu : l’ambition de Julien, les convenances mondaines, l’ivresse du succès possible, le danger d’échouer. Son angoisse est un vertige devant les abimes non matériels qu’il côtoie. La facilité, l’insignifiance matérielle du geste : prendre la main, qui est à quelques centimètres de la sienne, contraste avec l’énorme importance de sa signification morale : chute ou triomphe possible » (Ruyer, 1956).
Ne pas avoir une quelconque saisie du relief axiologique qui fait que tout lieu est un site habité par des significations et émaillé de valeurs ; ne pas éprouver le sentiment de profondeur face aux êtres qui nous entourent (minéraux, végétaux, animaux, humains) conduit inéluctablement à la déréliction comme perte des repères. Nous perdons notre propre orientation dans un monde qui ne cesse de se dérober et d’échapper à notre prise. La perte des repères rend le monde sombre et indéfini. Et il devient par là même hostile et inquiétant. Le repli sur ce qui est proche et familier semble d’emblée salutaire et pérenne. On refait un autre monde, « notre » monde à partir de données et de matériaux qui semblent à notre portée : la famille, la communauté, la langue, le culte… Tout un mode de vie insulaire se construit ainsi et s’active.
Mais comment accepte-t-on un mode de vie insulaire fondé sur le repli et la clôture communautaires ? Selon le philosophe belge Michel Meyer, l’identité supposée d’un groupe humain donné et sa possible différence par rapport à d’autres groupes reposent sur les discours élaborés à cet effet par un hypothétique légitimateur. Il note : « Il ne s’agit pas de savoir ce qui fonde abstraitement un groupe, mais qui le fait, qui le représente et qui est légitimé à le faire, saison après saison, cycle après cycle » (Meyer, 2000). Meyer trouve dans l’homme de religion la figure idéal-typique du légitimateur puisqu’il est souvent considéré comme le dépositaire du culte sacré des ancêtres. Aussi le légitimateur ne peut garantir la pérennité du culte de ses propres ancêtres et, par là même, consolider la cohésion de son propre groupe, que s’il discrédite les cultes et les groupes jugés autres. Suivons l’analyse de Raymond Ruyer : « La proclamation par les religions prosélytes de nouvelles valeurs prend souvent l’aspect d’une proclamation d’antivaleurs, ou de valeurs négatives. Presque tous les fondateurs prêchent selon ce schéma : “On vous a dit jusqu’à présent… mais moi je vous dis…” Or, un prêche d’antivaleurs ressemble fort à une proclamation de révolution sociale — surtout s’il s’adresse à des groupes sociaux mal intégrés dans le fonctionnement social, à des sous-ethnies, à des immigrants déracinés, à des défavorisés, ou à des favorisés inquiets de leur sort futur, ou à des “carencés” psychiques ou spirituels » (Ruyer, 1972). Inutile de rappeler que Les nuisances idéologiques, dont ce fragment est repris, furent publiées à l’orée des années 1970 déjà. Et il s’avère de nos jours à la fois hautement visionnaire et tristement actuel…
L’Arabie islamisée : une insularité multiséculaire
« Je connais vos sables et vos rêves ! », c’est en ces termes que le général de Gaulle s’est adressé un jour à un ambassadeur syrien dont il venait de recevoir les lettres de créance (Laroui, 1977). Il suffit de changer le mot « sables » par « désert » et celui de « rêves » par « mirages » pour saisir les visées que la langue châtiée et policée du vénérable général sous-tend. Tout indique en effet que la relation entre le désert et ses mirages est une composante essentielle du mode de vie et de la culture arabes. Le nomade en Arabie fut constamment en quête de points d’eau et d’oasis pour se désaltérer, abreuver ses bêtes et trouver un coin d’ombre pour se reposer. Les mirages saturaient souvent son horizon. Assoiffé, fatigué, désespéré, il finissait toujours par céder aux fausses promesses que les mirages font scintiller et miroiter au loin. Pas étonnant si Lawrence d’Arabie, qui avait une connaissance rapprochée des Arabes parce qu’il fut lui aussi un militaire de terrain comme de Gaulle, affirme : « La plus grande industrie des Arabes est la fabrication des croyances ; ils ont presque le monopole des religions révélées » (Lawrence, 1936).
La tradition islamique greffée sur le mode de vie arabique a consolidé dès l’origine la volonté d’être entre soi et a, par là même, encouragé un esprit de clocher fondé sur la seule communauté de foi religieuse. Certes, la communauté musulmane est partie à la conquête du monde dès les premiers califes. Était-ce par envie de s’ouvrir aux communautés autres ? Nullement. Tout indique que les conquêtes musulmanes furent constamment motivées par deux visées : la conversion des populations conquises ou, le cas échéant, leur soumission au statut de la dhimmitude (le régime de protection réservé aux Juifs, chrétiens, zoroastriens…). Dans un cas comme dans l’autre, l’entre-soi fut invariablement privilégié, voire imposé. Aussi le Mellah fut-il un quartier longtemps réservé aux Juifs du Maghreb. Cette séparation est justifiée par le texte saint. S’adressant à la communauté des croyants, le Coran précise : « Vous êtes le peuple le plus excellent qui ait jamais surgi parmi les hommes ; vous ordonnez ce qui est bon et défendez ce qui est mauvais, et vous croyez en Dieu » (Le Coran, III, 106). Il ajoute dans le même sillage : « Croyants ! Ne formez de liaisons intimes qu’entre vous ; les infidèles ne manqueraient pas de vous corrompre ; ils désirent votre perte. Leur haine perce dans leurs paroles ; mais ce que leurs cœurs recèlent est pire encore. Nous vous en avons déjà fait voir des preuves évidentes, si toutefois vous savez comprendre » (Le Coran, III, 114). Tout un mode de vie communautariste fut ainsi élaboré. Cinq indices en témoignent à titre strictement indicatif : le marquage territorial ; la mémoire sélective ; le régime alimentaire ; l’adoption du calendrier lunaire ; l’observance stricto sensu des cinq prières quotidiennes. Approchons de plus près quelques éléments.
Comme autorité politique et religieuse, l’institution de l’islam a élaboré dès l’origine sa propre conception du monde habité. Il est vrai que toutes les civilisations ont eu comme caractéristique de diviser le monde en fonction de leurs convictions culturelles, religieuses ou idéologiques. Dans l’Antiquité, les Grecs ont partagé le monde entre Grecs et barbares, et les Juifs entre Juifs et gentils. Les Européens quant à eux ont imaginé diverses façons de diviser le monde. Ces divisions ont évolué avec le temps pour des raisons culturelles, économiques et politiques. Les Européens ont ainsi commencé par diviser le monde médiéval entre chrétiens et païens, puis, à l’intérieur de la chrétienté, entre différentes monarchies et principautés. Mais l’évolution historique les a incités, dès le siècle des Lumières, à adopter comme schème de classification le principe de l’État-nation qui détermine une forme de citoyenneté basée sur l’égalité des droits entre citoyens libres et abstraction faite de toute appartenance ethnique ou religieuse. La conception de l’islam est tout autre. Suivons l’analyse de Bernard Lewis : « Le monde, tel que le perçoivent les musulmans, se divise en deux parties fondamentales : le Territoire de l’Islam (Dâr al-Islâm) et le Pays de guerre (Dâr al-Harb). La première comprend tous les pays soumis à la loi islamique, grosso modo l’empire musulman ; la seconde englobe le reste du monde » (Lewis, 1984). Pas étonnant si les foukahas (légistes traditionalistes) s’étaient ingéniés à établir une ligne de partage entre le territoire sous domination islamique et celui sous contrôle non islamique. Des fatwas (consultations juridiques) ont été souvent émises pour dissuader les musulmans de vivre parmi les infidèles ou sous leur contrôle. En 1882, l’Algérie était sous domination française depuis un demi-siècle. Un fakih marocain, al-Madani Gannun, donna le conseil suivant à un habitant de Telmcen : « Mon conseil le plus pressant est de te rappeler ton devoir d’émigrer du pays des mécréants […], ô toi qui as un minimum de foi, n’hésite plus et quitte le domaine des infidèles pour celui des croyants avant que la mort te surprenne » (Laroui, 2009). Même un marchand marocain installé à la même époque à Gibraltar eut droit à la vindicte suivante émise à son égard par le grand mystique al-Harraq : « N’as-tu trouvé sous toute la surface de la terre que ce coin pour y vivre et trouves-tu supportable de cohabiter avec les infidèles ? » (Laroui, 2009). Si même des mystiques sont capables de telles remontrances, que dire de nos jours des salafistes… même « piétistes » !
Au niveau historiographique, l’islam s’est tôt trouvé face à l’obligation d’élaborer une mémoire historique sélective et donc forcément chronophage pour se légitimer et faire face aux religions jugées hostiles. Le territoire, où la civilisation arabo-musulmane s’est formée, est très ancien. Il fut marqué depuis des millénaires par de vieilles et brillantes civilisations, celle de la Mésopotamie sumérienne et akkadienne, celle de l’Égypte pharaonique, de la Phénicie et de la Perse. La prise en compte de la seule histoire sainte telle que le Coran la reprend de la Bible, s’est traduite par l’adoption d’une mémoire sélective de part en part et de bout en bout centrée sur le mythe adamique et l’hagiographie des prophètes. Les brillantes civilisations antéislamiques ont ainsi été effacées de la mémoire. « Aujourd’hui encore, écrit Boualem Sansal, en maintes régions du monde “arabe”, dire que les peuples “arabes” existaient avant l’islam et les Arabes, qu’ils avaient fondé des civilisations brillantes (Babylone, Ur, Numidie, Égypte antique, etc.), c’est proférer un blasphème passible pour le moins de critiques violentes » (Sansal, 2013).
Pour consolider la structure communautariste, l’islam a élaboré des règles alimentaires très strictes. Tout indique qu’il n’a fait que radicaliser les interdits alimentaires juifs dont les légistes musulmans avaient une connaissance détaillée. L’islamologue Mohammed Hocine Benkheira a bien montré dans son livre Islâm et interdits alimentaires (Benkheira, 2000) que le discours de l’islam sur les normes alimentaires auxquelles doivent se soumettre les croyants opère dans le cadre d’un « système religieux » global. La cohérence de ce système tient sur trois principes : le théocentrisme (unicité et transcendance absolue de Dieu), le ritualisme (l’adhésion au groupe, à la Umma, communauté des croyants, qui est signifiée par des actes visibles qui relèvent essentiellement d’un engagement du corps et d’une distinction entre le licite et l’illicite) et, enfin, le salut qui passe par la soumission des appétits physiques et des passions aux seuls impératifs de la stricte Chari’â (loi islamique codifiant la vie religieuse, politique, sociale et individuelle). En intégrant le diptyque halal/haram (licite/illicite) au cœur même du besoin alimentaire qui est somme toute un besoin vital universel, l’islam a créé la séparation et a du même coup imposé le partage alimentaire strictement entre-soi.
Tous ces éléments montrent qu’il s’agit d’une posture insulaire légitimée par le dogme religieux. Aujourd’hui encore, cette légitimation religieuse, vieille de plusieurs siècles, continue de répercuter des tonalités particulièrement désastreuses dans le contexte arabe contemporain. Elle s’est infiltrée insidieusement au cœur de toutes les luttes sociales et politiques qui ont marqué le monde arabe et les a souvent récupérées. Aussi les efforts consentis pour l’indépendance des pays du Maghreb durant les années 1950 avec leurs visées émancipatrices, les guerres arabes perdues et humiliantes de 1967 et de 1973 contre Israël, les guerres d’Irak de 1990 – 1991 et de 2003, celles de Syrie et d’Irak à partir de 2011 à nos jours, l’échec cuisant du faussement nommé « Printemps arabe » ont incontestablement permis à l’islamisme radical d’émerger comme phénomène planétaire (Sansal, 2013). Maniant le prêche avant le glaive, l’islamisme radical s’est d’abord distingué des autres formes idéologiques laïques ou marxisantes en vogue dans les années 1960 comme un discours de harcèlement moral, particulièrement vindicatif et culpabilisateur, ce qui a incontestablement facilité ensuite l’engagement de ses adeptes dans un processus de terreur aveugle et généralisée. Que le prêche se fasse à l’intérieur des mosquées ou dans des terrains vagues, par le biais d’émissions télévisées ou virtuellement sur les réseaux sociaux, les procédés et les visées demeurent les mêmes. En ce sens que la prédication continue et persistante, appuyée sur ses deux instruments privilégiés que sont le stress permanent et la dramatisation constante, facilite le passage à l’acte. Le verbe justifie l’acte ; l’esprit outille la main (voir à titre indicatif, Sloterdijk, 2012). Aussi la prétendue différence par exemple entre salafisme « piétiste » et salafisme djihadiste constitue-t-elle un leurre puisque le premier n’a rien fait que dérouler le tapis au profit du second.
Arabie/Occident : une fixation obsessionnelle
Pour des raisons historiques, géographiques et culturelles, l’Arabie et l’Europe sont devenues au fil des siècles deux entités distinctes et antinomiques. Pour Laroui, « L’arabité […] n’est pas uniquement, ni essentiellement, le désert, le nomadisme, la famille patriarcale, la polygamie, la langue arabe ou l’islam. De même que l’Europe n’est pas seulement un climat tempéré, un système économique capitaliste, une démocratie parlementaire, un résidu gréco-latin ou un substrat chrétien. Dans l’un et l’autre, il s’agit d’une tradition culturelle élaborée à travers des siècles par l’action conjuguée de données relativement constantes et d’évènements qui imposent des choix irréversibles » (Laroui, 2009). Ces choix peuvent s’avérer salvateurs et bénéfiques ou téméraires et dramatiques. D’où le poids irréversible de chaque décision prise. Mais comment l’Europe et l’Arabie islamisée ont-elles opéré leurs choix et pris leurs décisions ? Laroui précise : « Historiens et philosophes ont montré depuis longtemps que l’Europe a pris conscience d’elle-même en s’opposant à l’islam arabe et que l’arabisme actuel est né par confrontation avec l’Europe d’abord chrétienne, puis mercantiliste. Cela veut dire que la présence de l’un pousse l’autre dans une voie qu’il n’aurait pas suivie si le premier n’existait pas, et cela à tous les niveaux : de la théologie à l’art culinaire, de la poétique à la structure urbaine » (Laroui, 2009). Il s’agit d’une « situation de complémentarité » au sens mathématique. Et elle a dicté des choix opposés tant aux Européens qu’aux Arabes pendant de longs siècles. Théologie (trinitarisme contre unitarisme), métaphysique (immanence contre transcendance), esthétique (figuration contre abstraction), art militaire (infanterie contre cavalerie), architecture (maison ouverte contre maison fermée), urbanisme (rues orthogonales contre rues concentriques). Bien évidemment, cette opposition s’explique en gros par la configuration géographique : « Les deux sociétés agissaient dans un monde fini : pour chacune d’elles, le monde civilisé se limitait au bassin de la Méditerranée. L’Europe est sortie de cet univers fermé à partir du XVIe siècle, tandis que les Arabes se retrouvaient doublement enfermés par la domination coloniale » (Laroui, 2009).
Le fantasme délirant d’un Occident hostile a duré un millénaire et s’est avéré au bout du compte affreusement aporétique, c’est-à-dire sans issue. Cette fixation est à l’origine, selon le philosophe iranien Daryush Shayegan, du sous-développement du monde arabe et musulman, « Les trois évènements majeurs survenus en Europe : l’expansion des voies maritimes, la Renaissance et la Réforme restèrent complètement étrangers au monde islamique. Ces trois évènements ont forgé d’une certaine façon la modernité des temps nouveaux. La Renaissance et la curiosité extraordinaire qui s’ensuivit ouvrit l’Occident vers la conquête d’autres cultures, transformant ainsi son monde clos en un univers infini. La mathématisation galiléenne de la nature rendit possible l’émergence des sciences de la nature et, par voie de conséquence, le perfectionnement des armes de guerre et le développement naval, tandis que la Réforme libéra les sociétés médiévales du joug de l’Église » (Shayegan, 1991 ; voir aussi : de Planhol, 2000 ; Lewis, 2002).
Nul doute que la domination européenne a renforcé, chez les peuples dominés, les réflexes de repli sur soi et a exalté les attitudes de l’intra muros. La volonté de puissance, opérée par l’expansion européenne du XIXe siècle, fut reçue et vécue, surtout d’un point de vue symbolique, comme un trauma, une blessure narcissique qui balafre l’identité. Aucun étonnement si tous les prétextes ont été jugés plausibles pour prôner la nostalgie des origines, le retour à la sève nourricière d’un âge d’or rêvé et sublimé. Aussi tout un arsenal de moyens (écoles coraniques, prêches…) a‑t-il été mobilisé pour instrumentaliser la tradition afin d’assoir une vision du monde nombriliste et, somme toute, hostile aux sollicitations modernes. Ce traditionalisme obscurantiste est de nos jours récupéré par l’islamisme étatique (l’Arabie saoudite et d’autres monarchies théocratiques). Appuyé parfois par le salafisme, parfois par le confrérisme maraboutique, il fut l’origine d’une apparente cohésion idéologique. Apparente seulement, puisque cette fausse cohésion s’est avérée illusoire et trompeuse. Les fêlures du temps n’ont pas tardé à causer l’éruption du volcan qui fut artificiellement ignoré. Aussi a‑t-on amèrement constaté comment le faussement nommé « Printemps arabe » a‑t-il libéré le refoulé. Des réflexes d’hostilité ont aussitôt opéré comme d’affreuses et inquiétantes bombes à retardement causant éclatement par-ci, détresse par-là. La déflagration créée par ce « Printemps arabe » a causé un séisme socioculturel aux conséquences incalculable. La Syrie et l’Irak sont dévastés. La Tunisie et l’Égypte sont à la dérive. La Libye est désarticulée. Le Yémen est en ruine, son peuple affamé, non par je ne sais quel ovni étranger, mais par une coalition de « frères arabes » conduite par l’Arabie saoudite voisine. Et on se surprend à se demander : à qui sera le tour ? Pas étonnant que d’autres soient aux aguets.
Pourtant, tous les pays arabes sont membres depuis un demi-siècle d’organismes fondés sur la langue, l’ethnie, la religion : l’Union du Maghreb arabe (UMA), la Ligue des États arabes (LEA) et l’Organisation de la coopération islamique (OCI). Pourtant, aucun de ces organismes n’a pu garantir pour les peuples concernés ne serait-ce que la circulation des personnes et des biens. Aucun n’a pu offrir à des populations souvent déshéritées le moindre soutien dans quelque domaine que ce soit. Coquilles vides, ces organismes ne diffusent autour d’eux que le dégout et le désespoir. Les chefs d’État et leurs lieutenants (hommes de religion et du monde des médias) réitèrent constamment leurs discours logorrhéiques sur le mythe des frères arabes siamois qui seraient soudés par les liens du sang, de la langue et du sacré. Ils répètent inlassablement et sans ciller : « Nous sommes frères ! Nous sommes frères ! » Et chaque jour la rude actualité révèle tout le contraire : Caïn tue de mille et une façons son frère Abel, et sans raison. Hier le Liban et l’Irak furent livrés au désastre. Aujourd’hui, la Libye, la Syrie et le Yémen. Demain, d’autres encore…
Autocritique et ouverture sur le monde
Oui, l’Arabie est malheureuse, irrévocablement malheureuse. Comme le serait une âme inconsolable saisie par un chagrin incommensurable. D’aucuns iraient vite en besogne, évoquant cette kyrielle de préjugés qui seraient constamment produits par un hypothétique Occident hautain, trop imbu de lui-même, trop imprégné de réflexes néocoloniaux. Patience. Patience. Le jugement qui fait des Arabes des êtres livrés à jamais à la détresse vient du cœur battant de l’Arabie elle-même, de ses rares forces vives et esprits lucides qui surgissent par intermittence pour relever le défi de l’autocritique. Hier Ibn Khaldoun ; aujourd’hui Kassir. Le premier écrit vers la fin du XIVe siècle déjà : « Habitués aux conditions de vie à l’écart et à tout ce qui y prédispose, les Arabes sont une nation farouche. La vie isolée fait partie de leur caractère et de leur nature. Ils s’y complaisent, parce qu’elle leur permet d’échapper au joug de l’autorité et de ne se soumettre à aucun gouvernement. Mais cette disposition est incompatible et en contradiction avec la civilisation. Ils passent ordinairement toute leur vie en voyage et en déplacement, ce qui est en contradiction avec une vie fixe, productrice de civilisation » (Ibn Khaldoun, 2002). Le deuxième assène aujourd’hui le coup avec sincérité et profonde mélancolie : « Il ne fait pas bon d’être arabe de nos jours. Sentiment de persécution pour les uns, haine de soi pour les autres, le mal d’être est la chose du monde arabe la mieux partagée. Même ceux qui longtemps se sont crus à l’abri, Saoudiens dominateurs et Koweïtiens prospères, n’y échappent plus depuis un certain 11 septembre […] le monde arabe est la région de la planète où l’homme a aujourd’hui le moins de chances d’épanouissement. À plus forte raison la femme » (Kassir, 2004).
Il y a un apprentissage à être humain en s’ouvrant au monde et aux autres. Le monde nous offre la pluralité des êtres et des manières d’êtres, les autres humains nous proposent la diversité des perspectives et des sensibilités qui saisissent ce même monde. Dans son subtil essai sur le totalitarisme, Hannah Arendt utilise deux concepts, « isolement » et « désolation », pour décrire la situation de celui ou celle qui fuit le monde et les autres hommes. Pour Arendt, en s’isolant du monde et des autres, l’individu finit par s’isoler de lui-même et par perdre, par là même, le proprement humain qui le fonde et le constitue, c’est-à-dire sa capacité de penser, de juger et d’œuvrer. Il plonge ainsi dans les eaux glauques de la désolation comme déréliction et perte des repères. Le multiple, disait Deleuze, « ce n’est pas seulement ce qui a beaucoup de parties, mais ce qui est plié de beaucoup de façons » (voir Deleuze, 1988). Nous sommes pliés de plusieurs façons. Oui, nous Arabes, sommes contractés, enveloppés, tendus, noués de mille et une manières. Serait-ce parce que nous sommes définis à la fois par l’arabité, l’islamité, l’africanité et par le désir ambivalent de cette modernité qui nous séduit et nous inquiète à la fois, nous obsède et nous fascine tout en remplissant nos cœurs de peur panique et d’effroi ? Ou serait-ce parce que nous sommes, nous-mêmes et par nous-mêmes, traversés et habités par bien d’autres choses, plus intimes, moins avouables, sur lesquelles nous n’avons aucune prise, et qui ont fini, au bout du compte, par faire de nous des êtres à jamais inconsolables et hagards, emportés par le tourbillon d’une déréliction sans appel ? Alors ? Alors quoi faire sinon tourner le regard vers les autres pour enfin retrouver le lien perdu avec le monde, les autres et nous-mêmes. Aller vers les autres est une attitude extatique et non insulaire ; c’est une expérience physique de sortie hors de soi en termes d’habitudes, de préjugés, de communauté… Pas étonnant si Kant définissait les Lumières comme une « sortie » d’un état vers un autre. Il faut « sortir », passer de l’état d’hétéronomie à l’état d’autonomie pour pouvoir enfin penser, juger et agir par soi-même loin de la mainmise aliénante d’un quelconque directeur de conscience ou légitimateur religieux. Passer d’un état de clôture et de repli à un état d’ouverture et de contact est en soi un évènement qui crée une mutation. L’attitude change, le corps se transforme, récupère sa posture verticale fixant l’horizon, l’esprit se libère pour enfin « regarder au loin », comme l’écrivait si pertinemment le philosophe Alain (Alain, 1928).