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L’Afrique dans l’imaginaire philosophique occidental

Numéro 07/8 Juillet-Août 2010 par Hilgers

juillet 2010

Comme le rap­pelle Mudim­bé, deux repré­sen­ta­tions prin­ci­pales de l’A­frique cir­cu­laient dans l’intel­li­gent­sia euro­péenne avant la colo­ni­sa­tion : d’une part, l’i­mage hob­be­sienne d’une Afrique pré-euro­­péenne dans laquelle on ne trouve ni concep­tion du temps, de l’art, des lettres, de la socié­té et où règne une peur conti­nuelle, le dan­ger de la mort vio­lente ; d’autre part, l’i­mage rousseauiste […]

Comme le rap­pelle Mudim­bé, deux repré­sen­ta­tions prin­ci­pales de l’A­frique cir­cu­laient dans l’intel­li­gent­sia euro­péenne avant la colo­ni­sa­tion : d’une part, l’i­mage hob­be­sienne d’une Afrique pré-euro­péenne dans laquelle on ne trouve ni concep­tion du temps, de l’art, des lettres, de la socié­té et où règne une peur conti­nuelle, le dan­ger de la mort vio­lente ; d’autre part, l’i­mage rous­seauiste d’une Afrique incar­nant un âge d’or de liber­té, d’é­ga­li­té et de fra­ter­ni­té (Hodg­kin, 1957, cité dans Mudim­bé 1988). Au fil de l’ex­pé­rience colo­niale et de l’ins­tau­ra­tion d’un pro­ces­sus de domi­na­tion mar­qué par une dyna­mique d’ap­pro­pria­tion, de dis­tri­bu­tion et d’ex­ploi­ta­tion des res­sources, de domes­ti­ca­tion des autoch­tones et de trans­for­ma­tion des modes de pro­duc­tion, la pre­mière image a sup­plan­té la seconde. La colo­ni­sa­tion phy­sique, humaine et spi­ri­tuelle a ren­for­cé la pro­duc­tion d’une pen­sée phi­lo­so­phique qui a pris l’A­frique comme ver­sant néga­tif pour éta­blir posi­ti­ve­ment sa propre iden­ti­té. L’«invention de l’A­frique » dans les dis­cours phi­lo­so­phiques et intel­lec­tuels occi­den­taux a consti­tué un repous­soir faci­li­tant la pro­duc­tion d’une des­crip­tion idéale et domi­na­trice d’une civi­li­sa­tion occi­den­tale impo­sée comme supé­rieure. Le pas­sage de La rai­son dans l’His­toire de Hegel, pré­sen­té ci-des­sous, demeure une des illus­tra­tions les plus mani­festes de ce méca­nisme. Il a été com­men­té par maints auteurs africains.

« Dans l’A­frique pro­pre­ment dite, écrit Hegel, l’homme reste arrê­té au stade de la conscience sen­sible d’où son inca­pa­ci­té abso­lue d’é­vo­luer. Il mani­feste phy­si­que­ment une grande force débon­naire qui le rend apte au tra­vail et témoigne d’un esprit débon­naire, mais, en même temps, d’une féroce insen­si­bi­li­té […] L’A­frique est d’une façon géné­rale le pays replié sur lui-même et qui per­siste dans ce carac­tère prin­ci­pal de concen­tra­tion sur soi […]. Ce conti­nent n’est pas inté­res­sant du point de vue de sa propre his­toire, mais par le fait que nous voyons l’homme dans un état de bar­ba­rie et de sau­va­ge­rie qui l’empêche encore de faire par­tie inté­grante de la civi­li­sa­tion. L’A­frique, aus­si loin que remonte l’his­toire, est res­tée fer­mée, sans lien avec le reste du monde ; c’est le pays de l’or replié sur lui-même, le pays de l’en­fance qui, au-delà du jour de l’his­toire consciente, est enve­lop­pé dans la cou­leur noire de la nuit […]. Dans cette par­tie prin­ci­pale de l’A­frique, il ne peut y avoir d’his­toire pro­pre­ment dite. Ce qui se pro­duit, c’est une suite d’ac­ci­dents, de faits sur­pre­nants. Il n’existe pas ici un but, un État qui pour­rait consti­tuer un objec­tif. Il n’y a pas une sub­jec­ti­vi­té, mais seule­ment une masse de sujets qui se détruisent. Jus­qu’i­ci on n’a guère prê­té atten­tion au carac­tère par­ti­cu­lier de ce mode de conscience de soi dans lequel se mani­feste l’Es­prit […]. L’homme afri­cain, c’est l’homme dans son immé­dia­te­té […]: il n’en est qu’au pre­mier stade et est domi­né par les pas­sions. C’est un homme à l’é­tat brut […]. Le nègre repré­sente l’homme natu­rel dans toute sa bar­ba­rie et son absence de dis­ci­pline […]. Ce pre­mier état natu­rel est un état ani­mal » (lire, plus pré­ci­sé­ment, Hegel, La rai­son dans l’His­toire, trad. K. Papaioan­nou, Plon, 10/18, 1998, p. 245 – 269).

On voit bien, dans ce texte, à quel point la pro­duc­tion du dis­cours phi­lo­so­phique consti­tue un pro­ces­sus de tra­duc­tion dans un lan­gage spé­ci­fique d’une série de pro­blé­ma­tiques, de concep­tions doxiques et d’i­dées propres au sens com­mun d’une époque. Conti­nent sombre, obs­cur, tenu à l’é­cart des Lumières de la rai­son et décrit par les phi­lo­sophes qui ne l’ont jamais fou­lé comme peu­plé par des hommes carac­té­ri­sés par une rela­tion d’im­mé­dia­te­té au monde, par la vie dans un temps sta­tion­naire, dans un uni­vers où la per­sonne sup­plan­te­rait l’in­di­vi­du, la concep­tion de l’A­frique dans la phi­lo­so­phie occi­den­tale par­ti­cipe à l’ex­ten­sion du sys­tème de domi­na­tion colo­nial et exerce une fonc­tion idéo­lo­gique de légitimation.

Selon Mbem­bé, théo­ri­cien majeur des post­co­lo­nial stu­dies, ce texte de Hegel consti­tue l’ar­ché­type du lan­gage colo­nial. Il pro­duit à tra­vers la mobi­li­sa­tion d’élé­ments par­tiels, uti­li­sés de manière arbi­traire sans connais­sance du contexte qui leur donne sens, un dis­cours qui a la forme d’une tota­li­té close et soli­taire : « Le réel n’est plus per­çu qu’à tra­vers le miroir d’une per­ver­si­té qui est, en véri­té, celle du sujet qui énonce ce dis­cours » (Mbem­bé, 2000). Le lan­gage colo­nial se déve­loppe ain­si selon la forme de l’au­to-éro­tisme, de la pro­duc­tion auto-contem­pla­trice du soi dans le rejet de l’autre, mais aus­si comme une ten­ta­tive pour com­bler un vide qu’il est venu lui-même créer. La colo­ni­sa­tion vise à rem­plir le creux de l’es­pace phy­sique, des terres vierges qu’il convient d’ex­ploi­ter et le creux que consti­tue le Noir « amas d’or­ganes libre­ment déve­lop­pés, presque nus » (Mbem­bé, 2000) qu’il convient de civi­li­ser, exer­cice ô com­bien para­doxal puisque même bien édu­qué l’évo­lué qui peut sin­ger le maître reste un sujet et n’ac­cède jamais à la pleine citoyenneté.

Ce que l’on voit aus­si dans ce texte, ce sont les concep­tions qui ont contri­bué à façon­ner des caté­go­ries de pen­sées struc­tu­rées autour d’op­po­si­tions nou­velles, qui n’exis­taient pas en Afrique et qui sont direc­te­ment liées à la struc­ture de l’en­tre­prise colo­niale : tra­di­tion­nel ver­sus moderne, com­mu­nau­té agraire et cou­tu­mière ver­sus civi­li­sa­tion urbaine et indus­tria­li­sée, éco­no­mie de sub­sis­tance ver­sus éco­no­mie hau­te­ment pro­duc­tive, etc. Ces oppo­si­tions ont pro­duit un corps de connais­sances, le colo­nia­lisme, dans le but d’ex­ploi­ter ces nou­veaux ter­ri­toires. L’in­ven­tion de la socié­té pri­mi­tive pour­suit l’am­bi­tion d’in­ter­pré­ter, de clas­si­fier et de hié­rar­chi­ser les cultures sur une échelle qui reflè­te­rait leurs accom­plis­se­ments plus ou moins grands et leur contri­bu­tion à l’his­toire de l’humanité.

Textes cités

  • Hegel G. W F., La rai­son dans l’His­toire, trad. K. Papaioan­nou, Plon, coll. « 10/18 », 1998.
  • Mbem­bé A., De la post­co­lo­nie : essai sur l’i­ma­gi­na­tion poli­tique dans l’A­frique contem­po­raine, Kar­tha­la, 2000.
  • Mudimbe, V. Y., The Inven­tion of Afri­ca : Gno­sis, Phi­lo­so­phy, and the order of know­ledge, India­na Uni­ver­si­ty Press, 1988.

Hilgers


Auteur

Mathieu Hilgers est chargé de cours à l'Université libre de Bruxelles, [Laboratoire d'anthropologie des mondes contemporains-> http://lamc.ulb.ac.be/].