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Joie militante, de Carla Bergman et Nick Montgomery
Militer dans la joie, est-ce possible ? Sortir des carcans et des injonctions qui poussent les militant·es à des actions toujours plus fortes, toujours plus « révolutionnaires », toujours plus radicales… Oui, mais comment ? C’est à répondre à cette question que se sont attelé·es les Américain·es Carla Bergman et Nick Montgomery. Elle est autrice, activiste, réalisatrice et productrice et écrit son […]
Militer dans la joie, est-ce possible ? Sortir des carcans et des injonctions qui poussent les militant·es à des actions toujours plus fortes, toujours plus « révolutionnaires », toujours plus radicales… Oui, mais comment ? C’est à répondre à cette question que se sont attelé·es les Américain·es Carla Bergman et Nick Montgomery. Elle est autrice, activiste, réalisatrice et productrice et écrit son patronyme sans majuscules1. Lui est chercheur, auteur et militant. À l’issue de leurs recherches et de nombreuses interviews d’universitaires telles que Silvia Federici2 ou Marina Sitrin3, iels publient Joie militante. Dans cet ouvrage où se côtoient Spinoza, Michel Foucault ou encore Ivan Illich, iels nous proposent des pistes pour lutter contre l’Empire, nom donné par les autaires à ce régime de destruction organisée sous lequel nous vivons aujourd’hui qui garantit en particulier le bonheur des hommes blancs et travaille à monopoliser l’ensemble du vivant, écrasant toute autonomie et entrainant la dépendance. Iels souhaitent, au travers de leur livre mettre en évidence les liens entre résister et s’épanouir, nos manières d’agir ensemble dans les mouvements radicaux et surtout les obstacles qui empêchent la transformation collective.
Pour sortir de ce radicalisme rigide et un peu désespéré que nous impose l’Empire, Carla Bergman et Nick Montgomery nous proposent la joie. La joie ? Effectivement, pour faire autrement, pour activer quelque chose d’autre, iels invoquent la joie au sens spinozien du terme. Le concept de joie chez Spinoza n’est pas une émotion, mais un accroissement de notre capacité à affecter et à être affecté·e. Elle rend capable de nouvelles choses, avec d’autres.
Aujourd’hui, l’Empire impose ses vues, ses principes et ceux-ci nous imprègnent jusqu’au plus profond de nos êtres. Ainsi, il touche même les pratiques militantes destinées à le renverser. C’est ce que Bergman et Montgomery appellent le radicalisme rigide, cet effluve, ce courant, ce petit quelque chose qui circule dans de nombreux espaces, mouvements et milieux radicaux. C’est le plaisir de se sentir meilleur en étant plus radical·e que les autres, mais aussi l’inquiétude de ne pas l’être assez. C’est lui qui pousse au burn-out militant, puisqu’en déterminant une façon d’être et une façon d’agir, il détermine en cherchant à corriger, mais aussi en percevant tout mouvement émergent comme erroné. C’est aussi le radicalisme rigide qui entretient la culture du call out qui constitue le fait d’attaquer publiquement certaines paroles ou certaines attitudes comme étant oppressives. L’Empire, dans son entreprise à tout rendre exploitable et contrôlable administre une guerre aux autres formes de vie.
Afin de le contrer et de s’émanciper de l’assimilation et du contrôle, Bergman et Montgomery déclarent qu’il nous appartient d’énoncer une théorie critique affirmative qui se concentrerait sur les espaces à la marge et dans les interstices, là où les plus grandes transformations ont lieu plutôt qu’une théorie pointant les lacunes et les manquements du mouvement. Toujours en s’inspirant de Spinoza, iels pointent les notions communes : « Partager une notion commune c’est être capable de participer plus pleinement au réseau de relations et d’affects dans lequel nous sommes pris·es. Il ne s’agit pas de contrôler les choses mais de responsabilité ou plutôt de response-habilité, c’est-à-dire de l’habilité à rester réactif·ve face aux situations changeantes. »
Ces notions communes permettent d’activer la joie, laquelle consiste à s’éloigner des habitudes, des émotions et autres attitudes auxquelles l’Empire nous a habitué·es pour nous permettre de nous réinventer en défaisant les règles. Iels déclarent que c’est un processus qui consiste à prendre vie et à prendre le large. Ainsi, alors que l’Empire s’attèle à atténuer et à empoisonner nos relations, comment ne pas en venir à Illich et à sa notion de convivialité qui désigne les relations créatives qui apparaissent entre les personnes, soutenues par une confiance et une responsabilité incarnée. D’ailleurs, comme Illich, Bergman et Montgomery fustigent l’école et sa tendance à l’évaluation constante et à l’imposition continue de standards externes. Selon elleux, ces tendances de l’école qui vont jusqu’à s’infiltrer dans les mouvements les plus radicaux écrasent la disposition pour la joie. C’est pour toutes ces raisons que nous sommes continuellement à la recherche des défauts en nous-mêmes et chez les autres, annihilant ainsi toute disposition à avoir une lecture affirmative de nos actions.
C’est ce potentiel à nous percevoir comme acteur·trices du changement que le concept de joie réactive chez les gens. Elle offre la perspective de sortir de l’atmosphère de stagnation et de rigidité que nous impose et sur lequel repose l’Empire. « Fondamentalement, nous voulons que le militantisme joyeux ait à voir avec des questionnements et de la curiosité, et pas avec des réponses déterminées ou des instructions […] Finalement, nous pensons que l’enjeu de défaire le radicalisme rigide est la transformation joyeuse : une prolifération de formes de vie qui ne peuvent pas être gouvernées par l’Empire ni étouffées par le radicalisme rigide. Être militant·e de la joie c’est nourrir et défendre ces pouvoirs partagés qui grandissent avec la capacité des gens à être en prise avec leurs propres situations, à demeurer ouverts et dans l’expérimentation, et à recouvrir et inventer des formes de combat et d’intimité émancipatrices. » Nous ne pouvons pas nous empêcher de conclure cette prose autour de la militance joyeuse en laissant la parole à l’universitaire et autrice féministe Silvia Federici dont les extraits d’interviews retranscrites essaiment l’ouvrage : « J’aime la joie parce que c’est une passion active. Ce n’est pas un état statique. Ce n’est pas la satisfaction des choses comme elles sont. C’est en partie ressentir la puissance et les capacités grandir en soi et chez celles et ceux qui nous entourent. C’est un ressenti, une passion, qui nait d’un processus de transformation et d’évolution. Il ne signifie pas que vous êtes satisfait·e de votre situation. Il veut dire, en se référant à nouveau à Spinoza, que vous agissez en accord avec ce que votre compréhension de la situation vous suggère de faire et ce qui vous semble nécessaire. Donc vous ressentez que vous avez le pouvoir de changer et vous vous sentez changer à travers ce que vous faites, ensemble, avec d’autres gens. Ce n’est pas une façon d’acquiescer à ce qui existe. »
- Employer des initiales minuscules, comme le faisait également bell hooks notamment, est un acte militant, une manière de signifier que ce qui est important est la substance des écrits et des œuvres plutôt que la personne qui en est l’auteur·trice.
- Universitaire, enseignante et militante italienne, autrice notamment de Le capitalisme patriarcal et Caliban et la sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive.
- Écrivain, avocate et militante américaine, doctorante en sociologie mondiale, elle a écrit, entre autres (ouvrages non traduits en français), Occupying Language : The Secret Randezvous with History and the Present (étude sur les origines des mouvements militants actuels) et They Can’t Represent Us!: Reinventing Democracy From Greece To Occupy dans lequel elle donne la parole aux militant·es du mouvement Occupy en Grèce, en Espagne, en Argentine et au Venezuela illustrant un désir collectif de créer quelque chose de nouveau.