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Japon : le duel Abe-Koke
Le duel que se sont livrés pendant près d’un an et demi Shinzo Abe, Premier ministre, et Yuriko Koike, gouverneure de Tokyo, a connu un traitement médiatique hors norme au Japon. Si de prime abord, ces deux personnages semblent s’opposer sur bien des points, il existe pourtant une véritable convergence idéologique entre leurs programmes.
Décryptage des enjeux d’un duel au sommet.
Sur le plan national japonais, le duel entre le samouraï Abe et l’onna-bugeisha1 Koike a mobilisé et monopolisé l’information dans le pays pendant plus d’une année et demie avant de revenir à ses habitudes quotidiennes à la suite de la défaite de Koike aux élections législatives du 22 octobre 2017 et sa démission de la présidence du Parti de l’espoir un mois plus tard.
Il s’agira de revenir sur le cheminement politique qui a amené cette onna-bugeisha à sortir de son relatif anonymat devenant en moins d’une année une des femmes les plus connues non seulement au Japon, mais aussi à l’étranger. Elle a pu conquérir la mairie de Tokyo, puis l’assemblée métropolitaine de la capitale nipponne et enfin se poser un certain moment en vrai concurrente du Premier ministre Abe, avant que ce dernier réussisse à remonter la pente avec la défaite de Koike aux législatives anticipées.
Le parcours d’une militante
La gouverneure de Tokyo Yuriko Koike, âgée de soixante-quatre ans, a un parcours politique riche, mais peu orthodoxe par rapport à celui d’Abe, même si les deux personnalités demeurent le fruit du système. Yuriko Koike, ancienne journaliste, a été encouragée à entrer en politique durant la « révolution interne » du Parti libéral démocrate (PLD) qui sera amené à perdre le pouvoir dans le début des années 1990.
Dans la foulée de la mise en cause du « système dit de 19552 », Koike, comme de nombreux jeunes de sa génération, adhère à la nouvelle formation politique, le Nouveau parti du Japon (NPJ), formation dirigée par Morihiro Hosokawa, ancien gouverneur de la préfecture de Kumamoto et descendant des samouraïs. Hosokawa dira de Koike qu’elle est la seule journaliste qui pose des questions intéressantes et il la rapprochera de lui. En 1992, elle sera élue à la Chambre Haute (des conseillers) de la Diète sous l’étiquette du parti. Par la suite et en « oiseau migrateur3 », elle volera entre les différents mouvements réformateurs issus de la dislocation du PLD avant de retourner en son sein.
Le peu d’expérience de l’opposition qui a remplacé le PLD, sa composition très hétérogène sans oublier les conséquences de la catastrophe de Fukushima du 11 mars 2011 ont eu raison de la courte parenthèse de celle-ci et ont précipité le retour en force au pouvoir du PLD, permettant ainsi à Mme Koike de devenir ministre de l’Environnement dans le gouvernement Koizumi en 2003 et ensuite ministre de la Défense dans le premier et éphémère gouvernement Abe de 20074.
La conquête de la mairie de Tokyo
Mme Koike était jusqu’à la veille des élections de Tokyo, membre du PLD du Premier ministre Shinzo Abe, avec qui elle partage son penchant conservateur et nationaliste. Ils ont la même vision de la défense et de la promotion d’une nouvelle Constitution « libérant » le Japon de ses contraintes militaires imposées par les Américains après 1945. Ils ont tous les deux travaillé avec l’ancien Premier ministre Koizumi et, d’une certaine manière, ils sont à maints égards influencés par son style particulier.
À l’image de la socialiste Takako Doi5 qui s’est fait remarquer par ses fortes critiques à propos de l’inégalité sexiste au Japon cantonnant la femme au foyer, Yuriko Koike n’a pas hésité elle aussi à s’attaquer au pouvoir hégémonique des hommes au sein de son propre parti et a réussi à les détrôner de l’assemblée métropolitaine de Tokyo.
Les premiers démêlés avec ses collègues du parti remontent à 2008 lorsqu’elle se présente à l’élection de la présidence du PLD6. Elle souhaite s’engager politiquement car, dit-elle, « je crois que le pays doit peut-être avoir également une femme candidate afin de casser le blocage face à la société japonaise. Clinton a utilisé le mot “plafond de verre”, mais au Japon ce n’est pas du verre, c’est plutôt du fer. Je ne suis pas Thatcher, mais ce qu’il faut c’est une stratégie qui avance une cause avec conviction, des politiques claires et de la sympathie avec le peuple7 ».
La démission en 2016 du gouverneur de Tokyo Yoichi Masuzoe, emporté par un scandale financier, offre l’occasion à Koike de revenir au centre de la politique japonaise. Apparemment, elle a tort de croire que l’hostilité du parti se soit affaiblie depuis ses derniers démêlés avec lui. Froissée, elle décide alors de défier le Parti et de se lancer dans la conquête de la mairie de Tokyo, sans son appui.
En parrainant un candidat non membre du PLD, les caciques du Parti veulent donner une leçon à Koike, mais la défaite de leur candidat Masuda, un ancien ministre, donne, en fait, à l’élection un sens particulier et apparait comme une bataille interne au PLD entre les « réformateurs » et les « antiréformateurs » mettant en cause le pouvoir du président du Parti, Abe lui même.
Koike devient ainsi la première femme à assumer la responsabilité de la première ville du Japon, métropole de plus de 14 millions d’habitants et dont l’économie est équivalente à celle des Pays-Bas. Certains médias n’ont pas manqué à l’époque de comparer cette dynamique dame à Angela Merkel ou à Hilary Clinton (qui était en compagne électorale et dont les pronostics disaient qu’elle allait être élue!).
La conquête du Parlement métropolitain de Tokyo
Une fois élue, Yuriko Koike dissout l’assemblée métropolitaine de Tokyo et organise de nouvelles élections pour avoir une majorité à l’assemblée. Pour ce faire elle va mettre sur pied un institut8 « Kibo no Juku » ou « École de l’espoir » pour former une nouvelle élite dirigeante dont le but est de conquérir la mairie de Tokyo en s’attaquant aux bastions d’intérêts acquis d’une classe politique peu encline au changement.
L’École de l’espoir ne tarde pas à devenir un phénomène d’ampleur et des milliers de jeunes s’y inscrivent. Koike en retient moins de 10 % (soit quatre-cents jeunes) à qui elle a donné une bonne formation pour l’entrée en politique, pour la gestion des affaires publiques et le cas échéant pour conquérir la mairie de Tokyo et peut-être un jour le pays.
N’ayant pas de choix, Koike se lance alors corps et âme dans l’élection de juillet 2017 renouvelant l’assemblée métropolitaine de Tokyo. Ses ennemis du LDP, coincés dans leurs fiefs menacés, deviennent trop agressifs vis-à-vis de cette onna-bugeisha et l’ancien maire de Tokyo Shintaro Ishihara9 déclare « que gouverner Tokyo ne peut pas être laissé à une femme qui se maquille trop ».
Le premier avant-gout de la bataille entre Koike et le LDP (en fait Abe) aura lieu le 23 octobre 2016, lors de l’élection partielle pour la remplacer à son poste à la Chambre Basse resté vacant après son élection comme gouverneure de Tokyo. Soutenant Masaru Wakasa, un anti-membre du LDP contre un autre candidat endossé par le LDP, Koike a vu dans cette élection une certaine répétition de l’échéance électorale à venir et une occasion pour consolider sa popularité.
Dans sa bataille contre Aba, elle va gagner cette première manche haut la main puisque Wakasa va remporter l’élection et représentera la dixième circonscription de Tokyo à la Chambre Basse. Cette première défaite du LDP depuis 2012 à Tokyo se déroule le jour même du lancement officiel de « Kibo no Juku » ou « École de l’espoir » par Koike. En réaction, le LDP chassera de ses rangs les membres qui ont soutenu Koike, à l’exception toutefois d’elle-même qui n’a présenté sa démission du Parti que pour devenir conseillère de « Kibo no Juku » qu’à la veille de l’élection de l’assemblée métropolitaine de Tokyo.
Pour donner plus de visibilité à sa campagne électorale, Koike lance alors son propre groupe politique « Tomin First no Kai » ou le « Groupe des citoyens de Tokyo d’abord », regroupant les membres de l’«École de l’espoir », de nombreuses figures du monde associatif et des « jeunes talents » dont beaucoup de femmes. En plus, Koike va procéder à une sélection rigoureuse de ses élèves/candidats en leur faisant passer des tests écrits et des essais sur la bonne gouvernance, la réforme politique et elle n’en retiendra que les cinquante meilleurs pour l’élection de Tokyo.
Aux élections de 2 juillet 2017, son mouvement « Tomin First no Kai » a fait un tabac en réussissant à faire élire quarante-neuf des cinquante candidats présentés et en aidant à l’élection de sept autres candidats indépendants ; « Nous avons réalisé davantage que nos attentes », déclara Koike, enchantée, à la chaine de télévision Fuji le soir de l’élection. Pour récompenser son nouvel allié le Komeito, Koike a évité de faire de l’ombre à ses candidats dans leurs fiefs, permettant ainsi à ce parti de maintenir sa place à cette assemblée de Tokyo.
Au terme de cette consultation, Koike s’assure donc une confortable majorité à l’assemblée de la préfecture de Tokyo en rassemblant septante-neuf sièges sur les cent-vingt-sept10 qu’elle compte. Elle a donc les mains libres pour mener à bien son programme électoral relatif à la restructuration et à la gestion de cette métropole au budget équivalent à celui de l’Indonésie.
C’est en chef de Tokyo que Koike, vêtue d’un joli kimono, se déplacera à Rio pour recevoir le drapeau olympique pour l’organisation des jeux olympiques et paralympiques de 2020 à Tokyo. Politiquement, l’occasion est également très belle pour une apparition spectaculaire du Premier ministre Abe déguisé en Super Mario pendant la cérémonie de clôture de ces jeux de Rio.
Koike ne tarde pas à rentrer en confrontation avec les bureaucrates sur les couts exorbitants de construction des infrastructures olympiques à Tokyo. Elle réussit, malgré une forte opposition, à déplacer quelques activités dans les préfectures voisines de la capitale. Elle se heurte également à ses opposants sur le projet du nouvel emplacement pollué du fameux marché au poisson Tsukuji de Tokyo en demandant une enquête pour repérer les responsables des manquements. Dans ce cadre, Ishihara, ancien maire de Tokyo qui a autorisé le lancement des travaux, est convoqué à la Diète et est entendu plusieurs fois sur le sujet.
La contrattaque d’Abe : les élections législatives anticipées
Abe n’est pas resté les mains croisées devant le danger politique que lui pose Koike. En politicien expérimenté, et dans un souci du respect du rituel de la guerre au Japon et des formes de combat, Abe va utiliser le Katana11 (symbole de la force) pour affronter la naginata12 (ambition) de Koike.
Tout d’abord, Abe va essayer de rassurer les électeurs mécontents quant aux errements de certains membres de son gouvernement en procédant, en aout 2017, à un remaniement ministériel congédiant les ministres13 à problèmes ce qui, parallèlement, lui permet de faire taire et de neutraliser les voix qui commencent à se faire entendre au sein même de son propre parti.
Par la suite, il va adopter une stratégie de « quitte ou double » et de dissolution de la Chambre Basse de la Diète14 pour des élections législatives anticipées et ce malgré la crise diplomatique grave que traverse la région avec le lancement de missiles dans le ciel du Japon par Pyongyang.
Avec l’annonce, à la fin du mois de septembre 2017, de la dissolution de la Chambre Basse de la Diète et l’appel à des élections législatives anticipées, Abe décide de prendre le taureau par les cornes. Malgré l’opposition de certains au PLD, il décide donc d’affronter directement Koike devant les électeurs et de prendre le risque d’une défaite probable. D’autant que sa justification « d’obtenir un nouveau mandat du peuple japonais pour pouvoir utiliser le produit de l’augmentation de la TVA de 8 à 10 % prévue en octobre 2019 pour financer la gratuité des crèches et des écoles maternelles et de faire face aux menaces et aux provocations de la Corée du Nord » ne satisfait pas grand monde. Même si ce dernier argument est dissuasif pour une frange importante de la population qui sait que Pyongyang est capable d’actions très hostiles vis-à-vis de leur pays15.
Cependant les soubresauts de la politique nationale avec la montée de sa cote de popularité à la fin de l’été et de la diplomatie régionale, avec les agissements de Pyongyang, ont changé la donne et Abe a senti le vent souffler en sa faveur d’autant qu’en cas de crise le pays semble se rallier à de son leadeur16. Il a conclu qu’attendre la fin de son mandat en 2018 pour affronter Koike n’est nullement en sa faveur.
Abe semble avoir du flair et contrairement à tous les pronostics, non seulement il réussit à arrêter la lancée politique de Koike que d’aucuns pensaient inamovible, mais il parvient à lui infliger une cinglante défaite, aux élections du 22 octobre 201717.
Sur le plan du calcul politique intérieur du PLD à la tête duquel Abe veut être reconduit pour un nouveau mandat en septembre 2018, la consultation électorale lui offre un atout précieux. S’il réussit son pari, il peut rester au pouvoir jusqu’en 2021 et il peut réaliser ainsi certains des projets qui lui tiennent à cœur et notamment amender la Constitution de 1947.
Le 28 septembre 2017, Abe convoque la Chambre Basse qu’il dissout le même jour et renvoie les 475 députés dans leur circonscription18. Cependant, ce faisant et en déclarant directement la guerre à Koike, Abe semble sous-estimer la rapidité de réaction et la détermination de la femme combattante.
En effet, même prise de vitesse, Koike se ressaisit rapidement et met sa stratégie de « my first » comme l’a qualifiée le journal conservateur Yomiuri, en annonçant le 25 septembre la création d’une nouvelle formation politique nationale qu’elle baptise le Parti de l’espoir (PDE). À cette occasion, Koike déclare « Aujourd’hui, je lance le Parti de l’espoir pour faire redémarrer le Japon ». Et d’ajouter « il est temps d’être audacieuse et de réaliser la politique sans limites ni garde-fous »19. Elle a défini le PDE comme un parti conservateur réaliste en précisant que « nous sommes un parti guidé par l’esprit permissif du conservatisme » et d’ajouter que « l’esprit du conservatisme constitue la base des réformes ».
Idéologiquement très proche de son ancien compagnon Abe qui est comme elle membre de Nippon Kaigi20, elle a cependant d’énormes difficultés à se distinguer politiquement du PLD, d’autant que Koike se donne comme but de concurrencer et de constituer une alternative à ce parti. L’ancrage très à droite de l’échiquier politique japonais du PDE ne fait de lui en fait qu’un « PLD-bis », confondant davantage les électeurs mécontents et ceux qui s’opposent à la politique d’Abe.
Pour former un large front d’opposition et circonscrire le PLD, Koike doit s’appuyer sur les ennemis du Premier ministre et se rapprocher de l’opposition et notamment du vulnérable Parti démocrate du Japon en plein désarroi. Fraichement élu, le nouveau président du PDJ, Seiji Maihara, n’a pas eu de difficultés à se mettre d’accord avec Koike pour fondre son parti dans la nouvelle formation et se présenter aux élections sous la bannière du Parti de l’espoir.
Les observateurs de la scène politique nipponne peinent à expliquer le comportement de Maihara, chef d’un grand parti de l’opposition comptant plus de cent députés, et son acceptation de mettre son sort entre les mains d’une formation politique à peine créée et qui possède six députés dont d’ailleurs deux tiers sont des transfuges de son parti. Il est vrai que la démarche de Maihara est incompréhensible si elle n’est pas située dans l’intenable position de ce parti qui se caractérise par une lutte intestinale entre les libéraux (anciens socialistes) et les conservateurs. Tout indique qu’elle a atteint un point de non retour et que le parti risque d’exploser à tout moment.
Étant situé à droite du parti, Maihara semble trouver l’occasion idéale pour se débarrasser de son aile gauche (les libéraux) qui empêche le parti de travailler et de gouverner avec les autres partis conservateurs y compris le LDP. D’autant que de nombreux membres du parti ont déjà commencé à se rallier à Koike, poussant le président à arrêter l’hémorragie de son parti avant que cela soit trop tard. Il espérait apparemment profiter de l’aura de Koike pour sauver le reste de son parti d’autant que ses collègues conservateurs ont de nombreux points communs avec la nouvelle formation politique de Koike.
Cependant la stratégie de Maihara est vite mise à nu lorsque Koike déclare qu’elle n’accepte que les membres du PDJ qui partagent ses idées « conservatrices » en matière constitutionnelle et de sécurité du Japon et acceptent d’avaliser la loi en ce domaine passée en 2016. Cette loi adoptée en force par la Diète, qui élargit le rôle des militaires japonais et notamment à secourir des pays tiers hors de l’archipel, a été fortement contestée par l’opposition et l’opinion publique.
Par ailleurs, la presse a rapporté que le PDE a eu recours à des méthodes peu orthodoxes pour le choix de nouveaux membres voulant intégrer le PDJ en établissant une liste dite « liste de la mort » où ceux-ci sont scrutés sur leur position politique et idéologique et même sur leurs déclarations antérieures !
Humiliés, les membres libéraux du Parti démocrate du Japon21 ont rejoint Yukio Edano, qui fut porte-parole du gouvernement lors du séisme et du tsunami de la côte pacifique du Japon en 2011, qui a lancé à son tour le Parti constitutionnel démocrate du Japon (PCDJ). Ainsi, Koike a réussi à faire éclater la première et la plus grande formation politique de l’opposition au grand enchantement du PLD et d’Abe.
La nouvelle formation politique le PCDJ comme son nom l’indique vise à sauvegarder la Constitution pacifique nipponne des tentatives d’amendement. Edano et ses collègues jugent que la loi sur la sécurité votée en 2016 qui a élargi le rôle des militaires est inconstitutionnelle. Aussi s’oppose-t-il à la révision de la Constitution de 1947 pour légitimer les forces d’autodéfense, comme le souhaitent Abe et tous les conservateurs y compris le Parti de l’espoir.
Les mots qui tuent politiquement
Emportée par sa popularité et aussi grâce à son talent d’ancienne journaliste, Koike est devenue la vedette incontestée de la télévision et des journaux. Cette grande sollicitation et même complaisance de la presse envers elle, lui ont fait pousser les ailes. Elle devient arrogante22 à tel point qu’elle n’arrive plus à contrôler son langage dans une société très sensible à la parole.
Sa plus grande bévue est sa réponse à un journaliste qui lui demande si elle voulait « massacrer » les députés libéraux du PDJ en les refusant sur la liste de son parti, elle répond « c’est exclu » et « je vais m’en débarrasser »23. Ce mot exclusion/élimination (Haiji) a une très forte connotation en japonais. Il va sans dire que cette déclaration a eu un effet de massue sur les Japonais et les médias qui jusqu’alors étaient très complaisants envers elle. Sa popularité chute immédiatement.
Koike, comme de nombreux politiciens, semble avoir la mémoire très courte, car elle avait oublié qu’en juillet 2017, Abe avait subi le même châtiment de rejet de la part de ses concitoyens à la suite d’une fâcheuse déclaration. Durant sa campagne aux élections métropolitaines de Tokyo, Abe s’était adressé à des manifestants qui l’ont reçu avec des cris de « rentre chez toi ou démissionne », qu’«on ne peut pas plaire à des gens comme ceux-là ! »24.
Le lendemain la presse et les journaux critiquent le discours « arrogant » d’Abe contre des citoyens qui ne font qu’exprimer leur opinion contre la politique du gouvernement, et en tant que Premier ministre du Japon, celui-ci, rappelle-t-on, est le représentant de ces gens-là aussi. Koike avait profité d’ailleurs de la gaffe de son rival pour embellir sa propre image et détrôner le LDP de Tokyo.
Alors, Abe qui était déjà mal parti en pataugeant dans des scandales de soupçons de trafic d’influence a vu l’opinion publique se détourner davantage de lui et de son parti. Ses déplacements dans tout le pays pour s’excuser auprès de ses concitoyens n’ont pas suffi à lui faire remonter la pente. C’était trop tard. Le résultat a été qu’un mois plus tard son Parti a connu sa première et cinglante défaite depuis le retour d’Abe au pouvoir en 2012 ! Une leçon dont il va se souvenir toute sa vie, contrairement à Koike !
L’amendement de la Constitution
Les luttes Abe-Koike ont fait découvrir aux deux principaux acteurs de la scène politique nipponne l’intersection de leurs intérêts réciproques. Leur duel se doit dorénavant de se jouer en gentlemen. Aussi ont-ils conscience que la réalisation d’un référendum pour l’approbation de l’amendement Constitutionnel, cher à Abe, d’une part25, et l’organisation et la réussite des jeux olympiques de Tokyo de 2020 pour Koike, d’autre part, dépendent principalement de leur « cohabitation politique » et de leur coopération dans la gestion de ces importants dossiers.
Si les choses se passent en douceur, il est probable qu’Abe dissolve la Chambre Basse à l’occasion du renouvèlement de la moitié de la Chambre Haute prévu en été 2019 et organise ainsi des élections générales et le référendum sur l’amendement de l’article 9 de la Constitution26. Ceci lui permettra d’avoir la coopération et la compréhension de Koike, qui juste, un an après, organisera les jeux olympiques qu’elle veut réussir.
Abe se rapproche de son but puisqu’avec ses alliés politiques il peut aligner les deux-tiers des sièges nécessaires pour proposer un amendement, aussi bien à la Chambre Basse qu’à la Chambre Haute. En effet, selon son article 96 « les amendements à la présente Constitution sont introduits sur l’initiative de la Diète, par le vote des deux-tiers au moins de tous les membres de chaque chambre ; après quoi ils sont soumis au peuple pour ratification, pour laquelle est requis un vote affirmatif d’une majorité de tous les suffrages exprimés à ce sujet, lors d’un référendum spécial ou à l’occasion d’élections fixées par la Diète…» À la Chambre Basse, Abe peut s’appuyer sur le Parti de la restauration (Ishin no Kai) qui est fort ouvert à une telle initiative27 et à la Chambre Haute, le LDP et Komeito sont beaucoup plus à l’aise puisqu’ils totalisent cent-soixante-neuf sièges alors qu’il en faut seulement cent-soixante (voir tableau 1).
Pour le PDE, à qui l’on prédisait qu’il créerait la surprise et concurrencerait le LDP à la première place aux élections et par conséquent qu’il pourrait prétendre former le nouveau gouvernement, la sentence est très sévère. Il s’est même placé derrière le PCDJ, qui a été formé précipitamment par les membres du PDJ qu’il a refusé d’intégrer !
Le PDE comme le Komeito d’ailleurs ne s’opposent pas à l’amendement de la Constitution, mais ils souhaitent le compléter et y ajouter des éléments relatifs à l’environnement ou à des questions éthiques. La démission de Koike28 de la présidence du PDE, le 23 octobre 2017 et l’élection de Yuichiro Tamaki, nouveau président du parti, qui est idéologiquement plus proche de Koike, va dans le sens d’un certain rapprochement futur LDP-PDE.
En théorie donc, le Premier ministre a la porte ouverte pour amender la Constitution29. Cependant en pratique il devait tenir compte de l’opposition et surtout de l’opinion publique qui demeure partagée. Un sondage réalisé par Kyodo news30 le lendemain de la formation du nouveau gouvernement par Abe après sa victoire électorale montre que si le support du cabinet a gagné 5 points en se fixant à 49,5 % d’opinions favorables par rapport au mois de septembre, cependant la majorité des sondés soit 50,2 % s’opposent à l’ambition d’Abe d’amender la Constitution contre 39,4 % qui en supportent l’idée.
Même si l’opinion publique a été surement grignotée en faveur de l’amendement constitutionnel, ces derniers mois, notamment par le lancement répété de missiles nord coréens survolant le Japon, il n’en demeure pas moins vrai que les Japonais restent encore divisés à propos de ce sujet crucial. À cet égard, le leadeur de l’opposition M. Edano a déclaré31 : « peut être nous sommes minoritaire à la Diète, mais les électeurs n’ont pas donné à la législature la carte blanche pour réviser l’article 9 de la Constitution pour le pire ».
Les principaux partis politiques Japonais contemporains représentés à la Diète32 : |
- PLD : Parti libéral démocrate 1955.
- PCDJ : Parti constitutionnel démocrate du Japon, octobre 2017, né de l’éclatement du Parti démocrate du Japon (PDJ).
- PED : Parti de l’espoir, septembre 2017 ; il a absorbé une grande partie des membres du PDJ.
- Komeito : parti du gouvernement éclairé est lié à la secte bouddhiste Soka Gakkai, 1964.
- PCJ : Parti communiste japonais, 1922.
- PDJ : Parti démocrate du Japon/les anciens membres du PDJ qui n’ont rejoint ni le PDE ni le PCDJ.
- Parti de la restauration (Ishin no kai), 2015.
- PSD : Parti social démocrate (ancien Parti socialiste du Japon), 1945.|
Le futur de Koike
Avant les élections anticipées et sa défaite, Koike semblait avoir des ailes en politique et d’aucuns se référant à sa carrière jusque-là réussie n’hésitaient pas à prédire un futur rayonnant pour cette onna-bugeisha !
Et certains ont même vu en elle un futur Premier ministre de la troisième puissance économique du monde.
D’autant que Koike contrairement à Abe33 et à de nombreux politiciens nippons, n’a pas hérité sa position d’une vieille lignée politique ou de ses ancêtres34, mais elle y est arrivée grâce à son travail acharné et à son courage à relever les défis. Sa notoriété s’est étendue au-delà des frontières du Japon et elle est devenue très connue à l’étranger où plusieurs médias et journalistes occidentaux sont tombés sous son charme et lui ont consacré de nombreux articles et reportages. Ceci est d’autant plus attractif, pour les étrangers, que la gent féminine est peu présente dans les cercles de décision au Japon et que jamais une femme n’est arrivée à se forger une telle aura et à se positionner pour prétendre au poste de l’exécutif au Japon.
Cependant sa « défaite absolue »35 aux élections la fait « entrer dans sa carcasse », mais pas pour longtemps car en tant que gouverneure de Tokyo, elle devra trouver un modus vivendi avec Abe pour que chacun d’eux puisse mener à bien l’échéancier politique qui l’attend, amender la Constitution pour ce dernier et réussir les olympiades pour Koike.
Pour réaliser son ambition d’amender la Constitution pacifique actuelle nipponne dans le calme, Abe est obligé d’avoir le soutien du PDE aussi bien à la Diète qu’au niveau populaire pour convaincre les Japonais qui restent toujours partagés quant à la nécessité d’une telle entreprise. Abe, n’oubliant pas comment le vent a tourné pour les initiateurs du Brexit, hésitera avant de s’engager sur ce chemin et avant de s’assurer du soutien d’un grand éventail des partis politiques de la Diète. Car même proposé par cette dernière, l’amendement constitutionnel nécessite un référendum populaire qui, mal géré, pourrait se retourner contre Abe et provoquer d’autres élections anticipées.
Cependant, avec la démission de Koike de la présidence de PDE, après avoir tergiversé longtemps, il est légitime de se demander si c’est la fin de ce que certains de ses détracteurs appellent « théâtre de Koike » ?
Elle a passé le bâton d’un PDE en chute libre et d’aucuns n’hésitent pas à lui prédire une éclipse aussi rapide que son apparition ! D’autant qu’il serait difficile de gérer le parti constitué d’éléments disparates et d’opportunistes en l’absence de Koike. De même le Komeito a décidé de quitter le bloc qu’il formait avec le PDE au sein de l’assemblée métropolitaine de Tokyo, donnant à l’hypothèse d’une alliance objective évoquée par certains entre Koike et Abe tout son sens et assurant la gestion de la capitale et la réussite des olympiades. Dans le jeu triangulaire PLD-Komeito-PDE, évoqué par cette hypothèse, Abe apparait comme celui qui a le plus d’atouts et de pouvoir pour obtenir la coopération de tous les deux.
Ce qui est sûr, c’est que même si politiquement Abe et Koike, ne s’aiment pas, idéologiquement ils partagent de nombreux points en commun — davantage qu’avec le Komeito en fait — et stratégiquement ils sont obligés de coopérer pour le succès des jeux olympiques et de l’amendement constitutionnel.
Sa course à détrôner le PLD a fini dans un désastre en raison notamment de ses vacillements politiques peu convaincants et il semble qu’obnubilée par ses fulgurants premiers succès à Tokyo, elle n’arriva plus à faire le choix et à s’embarquer résolument en politique nationale en développant une vision claire pour la place de son parti sur la scène politique de son pays.
Après une montée politique fulgurante de Koike et sa chute brutale et moins prévue, on est légitimement en droit de se demander que restera de la légende de l’onna-bugeisha Koike et de son parti ?
À cet égard, il est indéniable que son apparition sur la scène politique a souligné la question de la très faible représentation féminine au niveau décisionnel au Japon. Les choses commencent à bouger dans le bon sens pour la gent féminine et le programme d’Abe de créer « un Japon où les femmes puissent briller »36 et le débat soulevé sur la possibilité de la succession féminine au sein de la famille impériale37 à la suite des vœux exprimés par l’Empereur de se retirer du pouvoir, sont des exemples de cette évolution positive. Dans ce sens, Koike, par son courage et son militantisme, a pu marquer la politique de son pays où le rôle de la gent masculine demeure hégémonique.
PLD | Komei | PCDJ | PDE | PCJ | Ishin | PSD | Indp. | PDJ | Total |
281 | 29 | 54 | 50 | 12 | 11 | 2 | 13 | 13 (1) | 465 |
* | * | 310 |
(1): les amis d’Okada, qui sont toujours inscrits en tant que membres du PDJ.
PLD | Komei | PCDJ | PDE | PCJ | Ishin | PSD | Indp. | PDJ | Total |
123 | 25 | 1 | 3 | 14 | 11 | 2 | 17 | 46 | 242 |
* | * | 169 |
* : les deux tiers de sièges nécessaires dans chaque Chambre pour entamer la procédure de l’amendement de la Constitution. À la Chambre Basse le LDP et le Komeito ont juste les deux tiers des sièges qu’il faut (310). Tandis qu’à la Chambre Haute les deux partis font davantage 169, alors qu’il leur faut seulement 160 (les 2/3).
- Femme combattante peut se dire « samouraï-femme » (mais ce n’est pas correct). Dans le combat, l’onna-bugeisha utilise la Naginata, une sorte de faux long à lame courbe.
- Le système de 1955 fait référence à la situation politique prévalant au Japon après la création du Parti libéral démocrate et la réunification du Parti socialiste, résultant d’un système particulier de confrontation entre les deux formations où le PLD a exercé une hégémonie politique et gouverné sans partage. Le système s’est effondré en 1993 après trente-huit ans de règne hégémonique du PLD.
- The New York Times, 30 septembre 2016.
- Abe a été élu la première fois au poste de Premier ministre en septembre 2006 avant de démissionner en septembre 2007.
- Mme Takako Doi (1928 – 2014), présidente du Parti socialiste Japonais de 1986 a1991, était la première femme à être élue présidente de la Forte Chambre des Représentants de la Diète nipponne.
- Du fait de l’élection du Premier ministre par le Parlement, le candidat du Parti ayant le plus grand nombre de députés devient presque automatiquement Premier ministre du Japon.
- Nancy Snow, The Japan Times du 13 juillet 2017, « Why Yuriko Koike is the new face of brand Japan ».
- Ce genre d’institut n’est pas étranger aux politiciens japonais puisque dans les années 1990, l’institut Matsushita de Politique et de Management (fondé par le patron de Panasonic) a formé et continue de former les jeunes politiciens et leadeurs japonais tels M. Yoshihiro Noda, ancien Premier ministre, M. Seiji Maehara, ancien ministre des Affaires étrangères, et d’autres…
- Ancien membre du LDP, connu pour ses déclarations peu polies vis-à-vis de la gent féminine. Il est l’auteur avec M. Akio Morita, cofondateur de Sony du livre The Japan that can say No qui critique les pratiques commerciales américaines et appelle Tokyo à prendre des positions beaucoup plus indépendantes vis-à-vis de Washington.
- Le résultat de l’élection est : Tomin First no Kai/tokyoïtes d’abord : 49 (contre 6), Komeito : 23 (22), LDP : 23 (57), Parti communiste : 19 (17), Parti démocratique : 5 (7), Indépendants proches de Tomin First no Kai : 6 (9), autres : 2 (8), Nikkei du 6 juillet 2017.
- Sabre japonais, symbole des samurais.
- Une sorte de faux long à lame courte utilisée par l’onna-bugeisha.
- Il se défait en même temps de l’étiquette de gouvernement d’amis dont il a été affublé par la presse.
- Le parlement japonais (Diète ou Kokkai) est composé de deux chambres : la Chambre des Représentants (shūgi-in)/Chambre Basse et la Chambre des Conseillers/Chambre Haute (sangi-in).
- Notamment Pyongyang a kidnappé de nombreux Japonais durant les années 1970 et 1980.
- « Inside Abe’s election gamble », Nikkei Asian Review, 5 octobre 2017.
- Voir tableau 1 : le résultat des élections anticipées du 22 octobre 2017.
- Ceux-ci ne seront plus que 465 députés (dix de moins que la sortante) dans la prochaine Chambre Basse, soit le plus petit nombre depuis la guerre faisant suite aux réaménagements successifs de cette chambre pour réduire l’écart de vote entre les régions les plus peuplées et les moins peuplées… et constitue également un indice sérieux sur la chute de la population du Japon en général.
- Voir le journal Yomiuri du 27 septembre 2017.
- Nippon Kaigi ou Association du Japon est une organisation de droite qui rappelle au retour du Japon à ses valeurs ancestrales en ce qui concerne la famille, l’éducation et surtout la révision de la Constitution de 1947 et qui rassemble des centaines de députés dont Abe, Aso et Koike et certains autres ministres du cabinet Abe.
- La droite du parti a rejoint le PDE sans problème.
- De Paris où elle a su le résultat catastrophique de son parti aux législatives anticipées, elle a admis son comportement en déclarant « je regrette d’avoir eu probablement un peu d’arrogance. Je réfléchirai à cela et travaillerai durement dans l’administration métropolitaine », journal The Mainichi du 22 octobre 2017.
- The Japan Times du 3 octobre 2017.
- Le journal The Mainichi du 4 juillet 2017.
- Abe avait dit vouloir réaliser cet amendement avant 2020.
- Article 9 stipule : « Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ou à la menace, ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux. Pour atteindre le but fixé au paragraphe précédent, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l’État ne sera pas reconnu. »
- Ainsi les deux-tiers de 465 font 310 (LDP + komeito = 281 + 29 = 310) auxquels on peut y ajouter les 11 sièges de Ishin no kai (Parti de la restauration).
- Elle a déclaré à ses collègues : « Je veux laisser les affaires de politique nationale aux parlementaires…, mais je continue à vous supporter tous d’une manière appropriée », le journal Mainichi du 14 novembre 2017.
- Des, le 22 novembre 2017, le quartier général du PLD pour la Promotion de la révision de la Constitution a repris ses travaux pour la préparation du projet de loi de modification de la Constitution.
- Sondage réalisé par téléphone, Mainichi du 3 novembre 2017.
- Le journal Mainichi du 3 novembre 2017 rapporte qu’un rassemblement a été organisé contre la révision de la Constitution le même jour de la formation du gouvernement et qui a rassemblé quarante-mille personnes selon les organisateurs.
- Voir D. Andelfatto et M. Chourak, op.cit., p. 134.
- Abe, son père était ministre des Affaires étrangères, son grand-père maternel Nobusuki Kishi était Premier ministre (1957 – 1960) et c’est lui qui a signé l’accord de coopération mutuelle américano-japonais et puis son grand-oncle Eisato Sato (frère de Kishi) a occupé lui aussi le poste de Premier ministre du Japon (1964 – 1972).
- Fille d’un marchand commerçant de produits pétroliers avec le Moyen Orient, qui a essayé d’entrer en politique sous les couleurs du PLD, mais sans succès.
- Termes utilisés par Koike elle-même pour décrire sa débâcle lors de sa démission de la présidence du PDE.
- Dans son programme politique Abenomics, Abe prévoit l’augmentation du rôle de la femme dans l’économie et la société.
- Au cours du débat ayant suivi la volonté exprimée par l’Empereur d’abdiquer, certains politiciens avaient émis l’espoir de profiter de cette occasion pour modifier la loi de succession pour y inclure la possibilité de permettre à une femme de succéder au trône impérial.