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Islam en Belgique : débats et perspectives

Numéro 1 - 2020 - immigration Islam musulman.e par Corinne Torrekens

janvier 2020

Si on s’accorde pour dire que les pre­mières affaires du fou­lard por­té par des élèves à l’école, et qui datent de 1989, consti­tuent les débuts de la visi­bi­li­té publique des popu­la­tions musul­manes, cela signi­fie que cela fait main­te­nant trente ans que la Bel­gique débat de l’insertion de l’islam en son sein. Si ce débat est donc […]

Dossier

Si on s’accorde pour dire que les pre­mières affaires du fou­lard por­té par des élèves à l’école, et qui datent de 1989, consti­tuent les débuts de la visi­bi­li­té publique des popu­la­tions musul­manes, cela signi­fie que cela fait main­te­nant trente ans que la Bel­gique débat de l’insertion de l’islam en son sein. Si ce débat est donc déjà ancien, les atten­tats reven­di­qués par l’État isla­mique sur le sol euro­péen, et sin­gu­liè­re­ment les attaques du Musée juif de 2014 et de Bruxelles de 2016, ain­si que le départ rela­ti­ve­ment impor­tant vers les ter­ri­toires du cali­fat ou de la résis­tance syrienne d’individus socia­li­sés et le plus sou­vent nés en Bel­gique, ont remis à l’avant-plan de l’agenda poli­tique les débats rela­tifs à « l’intégration » voire à la loyau­té des popu­la­tions musul­manes belges. S’il est impor­tant de ques­tion­ner l’impact des atten­tats sur la pola­ri­sa­tion entre groupes sociaux1, l’intériorisation de mesures sécu­ri­taires dans le tra­vail social2 ou encore l’incorporation de pra­tiques de stig­ma­ti­sa­tion et de pro­fi­lage eth­nique dans le tra­vail des forces de l’ordre3, il l’est tout autant d’interroger ce qu’ont pu cau­ser ces attaques au sein même des com­mu­nau­tés musul­manes belges, abrup­te­ment confron­tées, chez elles, à la mise en acte vio­lente d’une lec­ture idéo­lo­gique de l’islam. Tel est le fil conduc­teur qui a gui­dé la consti­tu­tion de ce numé­ro avec pour objec­tif de pré­sen­ter aux lec­teurs des réac­tions, des débats et des ini­tia­tives qui ne sub­sument certes pas à elles seules l’ensemble du spectre du champ isla­mique belge, mais per­mettent d’en sai­sir cer­tains développements.

Ce numé­ro s’ouvre avec le texte de Michaël Pri­vot qui revient sur une pro­blé­ma­tique encore sans doute trop lar­ge­ment négli­gée en ce qui concerne l’évolution de l’islam dans les socié­tés euro­péennes, à savoir le rôle joué par les réseaux sociaux, ici en l’occurrence Face­book, quant à la pro­duc­tion et la cri­tique des normes isla­miques. Par le biais de quatre per­son­na­li­tés illus­trant l’émergence de voix qua­li­fiées de réfor­mistes voire pro­gres­sistes dans le pay­sage isla­mique fran­co­phone, Michaël Pri­vot montre une cer­taine forme de libé­ra­li­sa­tion crois­sante de la parole cri­tique de tout ou par­tie du dogme ou de sa métho­do­lo­gie qui s’enracine soit dans l’expérience per­son­nelle, soit dans l’étude rigou­reuse des textes de la tra­di­tion isla­mique et qui remet en cause le lea­deur­ship com­mu­nau­taire plus tra­di­tion­nel. Alors que la pre­mière enquête quan­ti­ta­tive trans­ver­sale por­tant sur les com­mu­nau­tés musul­manes belges mon­trait l’individualisation crois­sante de la pra­tique reli­gieuse et le faible impact des imams et des pré­di­ca­teurs (et donc de la mos­quée en tant qu’institution reli­gieuse) sur la consti­tu­tion du croire musul­man4, ces dyna­miques d’accès à une parole hété­ro­doxe sont par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­santes à suivre et à ana­ly­ser. S’il est certes trop tôt pour conclure à une véri­table remise en cause mas­sive de l’orthodoxie clas­sique qui dis­pose de moyens impor­tants pour assu­rer sa dif­fu­sion et son main­tien, l’onde de choc pro­duite par les atten­tats semble avoir contri­bué à l’émergence de ces voix cri­tiques qui sus­citent des polé­miques et des débats qui eux-mêmes contri­buent à tordre le cou à une cer­taine repré­sen­ta­tion des com­mu­nau­tés musul­manes comme étant pas­sives et homogènes.

Le texte de Daph­né de le Vingne se penche, au départ d’une enquête qua­li­ta­tive com­po­sée d’une ving­taine d’entretiens, sur les réac­tions qu’ont eu des Belges de confes­sion musul­mane au moment des atten­tats de Bruxelles. L’autrice montre que ses répon­dants ont mis en place des stra­té­gies de réus­site sco­laire et de la « bonne reli­gio­si­té » comme autant de tech­niques de dis­tan­cia­tion face à la « com­mu­nau­té » à laquelle le débat public les assigne, afin de contour­ner le déni de recon­nais­sance en tant que citoyens belges à part entière qu’ils res­sentent. Daph­né de le Vingne esquisse alors la ten­sion entre res­pon­sa­bi­li­té et atta­che­ment au groupe, d’une part, et sou­hait d’individualité, d’autre part, qui a struc­tu­ré cer­tains moments de leurs tra­jec­toires de vie. Ain­si, les stra­té­gies de mobi­li­té sociales cen­trées sur l’école n’ont pas empê­ché l’expérience de la dis­cri­mi­na­tion et de la mise en alté­ri­té avec le groupe majo­ri­taire ou encore leur ren­voi presque quo­ti­dien au pays d’origine de leurs parents voire grands-parents. Enfin, Daph­né de le Vingne relate la réac­tion de ses répon­dants le len­de­main des atten­tats, tenaillés entre le par­tage d’un effroi com­mun et la crainte d’être asso­ciés aux ter­ro­ristes. Ils ont alors accen­tué un dis­cours sur le reli­gieux cen­tré autour de l’éthique, des valeurs et de la spi­ri­tua­li­té, bien plus que sur la pra­tique reli­gieuse, en vue de se dis­tan­cier de cette com­mu­nau­té musul­mane désor­mais appré­hen­dée comme un nou­veau che­val de Troie.

Le texte de Hicham Abdel Gawad, quant à lui, s’interroge sur l’investissement des sciences humaines, notam­ment de l’histoire, à l’intérieur de l’univers de sens de la reli­gion musul­mane afin de rompre avec les inter­pré­ta­tions bel­li­queuses de l’islam. Cette pers­pec­tive implique selon Hicham Adbel Gawad de s’interroger sur les défis qui se posent à la rece­va­bi­li­té des approches scien­ti­fiques au sein de l’imaginaire théo­lo­gique. Il montre ain­si que bien que l’approche scien­ti­fique et reli­gieuse soient deux approches dif­fé­rentes, elles se rejoignent autour de la ques­tion de la fac­tua­li­té. Cepen­dant, les ten­sions sont nom­breuses entre théo­lo­gie et science, en par­ti­cu­lier s’il est ques­tion de la place de l’histoire puisque l’historien, par ses méthodes, a le pou­voir d’interroger les récits tenus pour vrais par les reli­gions qui, elles, ne peuvent jamais se pas­ser tota­le­ment d’histoire, pré­ci­sé­ment parce qu’elles sont elles-mêmes his­to­riques, c’est-à-dire ins­crites dans l’espace et dans le temps. Hicham Adbel Gawad aborde ces dif­fé­rentes ten­sions en pre­nant l’exemple du Coran comme objet de savoirs théo­lo­giques et scien­ti­fiques, les évi­dences des pre­miers étant caduques pour les seconds et inver­se­ment. Il conclut en sou­li­gnant les impor­tants défis épis­té­mo­lo­giques qui existent à vou­loir conci­lier théo­lo­gie et approche scien­ti­fique alors même que la démarche his­to­ri­co-cri­tique conti­nue de faire son che­min auprès du grand public.

Enfin, le texte de Nawal Ben­said aborde un autre type de ten­sion. Il ne s’agit plus d’une ten­sion entre norme ortho­doxe et dis­cours hété­ro­doxes, entre théo­lo­gie et his­toire ou entre indi­vi­dua­li­té et col­lec­ti­vi­té, mais d’une ten­sion entre attentes paren­tales et vel­léi­tés per­son­nelles quant aux déter­mi­nants du choix conju­gal. Nawal Ben­said explore les pro­ces­sus de socia­li­sa­tion qui œuvrent en arrière-plan au choix d’une union exo­game, à savoir une union qui implique deux per­sonnes dont l’une est née en Bel­gique et a une ascen­dance migra­toire (ici maro­caine), tan­dis que l’autre par­tage éven­tuel­le­ment la pre­mière carac­té­ris­tique, mais pas la seconde. Elle montre ain­si que même si ce type d’union est mino­ri­taire, elle est le fruit de socia­li­sa­tions spé­ci­fiques dans le cadre des­quelles la sco­la­ri­té (une nou­velle fois inves­tie en tant que stra­té­gie d’ascension sociale), le lien avec le pays d’origine et celui avec la com­mu­nau­té reli­gieuse prennent des colo­ra­tions par­ti­cu­lières. Ces dif­fé­rentes dyna­miques entrent en ligne de compte lorsqu’il s’agit de gérer l’injonction para­doxale dans laquelle cer­tains indi­vi­dus issus de l’immigration se trouvent, à savoir, d’une part, l’insertion dans un pro­jet de mobi­li­té sociale ascen­dante à tra­vers la réus­site sco­laire, mais, d’autre part, la volon­té, dans le chef des parents, de per­pé­tuer les tra­di­tions fami­liales, cultu­relles et reli­gieuses, notam­ment en matière de conjugalité.

  1. Truc G., « Ce que les atten­tats font aux socié­tés : enquêtes de ter­rain et études de cas », Eth­no­lo­gie fran­çaise, 2019, vol. 1, n°173, p.5 – 19.
  2. Ragaz­zi F.P.S.M. (2017), « Coun­te­ring ter­ro­rism and radi­ca­li­sa­tion : Secu­ri­ti­sing social poli­cy ? », Cri­ti­cal Social Poli­cy, vol. 37, n°2, p.163 – 179.
  3. de Koning M., « Rou­ti­ni­sa­tion and Mobi­li­sa­tion of Injus­tice : How to live in a regime of sur­veillance », dans Nadia Fadil, Fran­ces­co Ragaz­zi, Mar­ti­jn de Koning (eds.), Radi­ca­li­za­tion in Bel­gium and the Nether­lands. Cri­ti­cal Pers­pec­tives on Vio­lence and Secu­ri­ty, IB Tau­ris, 2019.
  4. Tor­re­kens C. et Adam I., « Pra­tiques reli­gieuses des Belges de confes­sion musul­mane », La Revue nou­velle, n°6, 2019.

Corinne Torrekens


Auteur

Corinne Torrekens est professeure de science politique et directrice du Groupe de Recherche sur les Relations Ethniques, les Migrations et l’Égalité (GERME) de l’Université libre de Bruxelles. Elle travaille sur la question de l’insertion de l’islam en Europe avec un point d’attention tout particulier pour la Belgique. Auteure d’une thèse de doctorat portant sur la visibilité de l’islam à Bruxelles, elle a publié plusieurs ouvrages portant sur l’islam, les politiques d’intégration et la diversité ainsi que de nombreux articles scientifiques et de vulgarisation à partir des nombreux terrains de recherche qu’elle a menés. Elle a également participé à de nombreux congrès et colloques internationaux en tant que conférencière. Elle est également formatrice et est souvent amenée à fournir des conseils auprès d’institutions publiques et privées et a donné de nombreuses interviews qui éclairent l’actualité relative à ses domaines de compétence. Elle a récemment publié l’ouvrage Islams de Belgique aux Éditions de l’Université de Bruxelles (2020).