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Injures en rue

Numéro 10 Octobre 2012 par

octobre 2012

Tout le monde a sui­vi l’emballement média­­ti­­co-poli­­ti­­co-popu­­liste autour de la ques­tion du har­cè­le­ment en rue. Rap­pe­lons que c’est le docu­men­taire Femme de la rue, de Sofie Pee­ters qui a mis le feu aux poudres. Ayant emmé­na­gé dans un des char­mants quar­tiers « mul­ti­cul­tu­rels » qui font la fier­té de Bruxelles, elle s’était fait aborder/houspiller/invectiver en rue, si bien qu’elle […]

Tout le monde a sui­vi l’emballement média­ti­co-poli­ti­co-popu­liste autour de la ques­tion du har­cè­le­ment en rue. Rap­pe­lons que c’est le docu­men­taire Femme de la rue, de Sofie Pee­ters qui a mis le feu aux poudres. Ayant emmé­na­gé dans un des char­mants quar­tiers « mul­ti­cul­tu­rels » qui font la fier­té de Bruxelles, elle s’était fait aborder/houspiller/invectiver en rue, si bien qu’elle déci­da d’en tirer un documentaire.

Tout de suite, ce fut l’emballement média­tique : dif­fu­sion en inté­grale par la VRT, sujet à la RTBF, articles dans tous les quo­ti­diens. Le buzz, comme on dit aujourd’hui. Cha­cun y alla de son expli­ca­tion : des jeunes dés­œu­vrés, des jeunes « alloch­tones » pétris d’une culture qui réprime la sexua­li­té, des quar­tiers qui vont à vau l’eau, un manque d’éducation, un sen­ti­ment d’impunité, etc.

Il fal­lait, selon cer­tains, faire ce que nous fai­sons sys­té­ma­ti­que­ment en pareil cas et avec l’évident suc­cès que l’on connait : règle­men­ter, légi­fé­rer, répri­mer. La ville de Bruxelles fut la plus rapide sur la balle, hâtant l’adoption d’un texte déjà en dis­cus­sion avec le par­quet de Bruxelles qui éta­blis­sait des sanc­tions admi­nis­tra­tives com­mu­nales pour les faits d’insultes, sexistes ou autres.

Comme beau­coup d’autres com­por­te­ments de ce type et tou­chant un grand nombre de per­sonnes (le racket à la sor­tie des écoles, le har­cè­le­ment de jeunes des « quar­tiers » dans leur propre quar­tier) et comme beau­coup d’autres exemples de sexisme (en matière d’accès aux res­pon­sa­bi­li­tés dans les entre­prises, d’égalité des salaires ou de charges du ménage), il est évident que le har­cè­le­ment des femmes en rue est into­lé­rable. Cela ne nous dis­pense pas pour autant de nous poser quelques questions.

Pauvres ou Arabes ?

Le pre­mier élé­ment de réflexion porte sur la manière dont le débat s’est orien­té. Les indi­vi­dus mal­fai­sants immé­dia­te­ment poin­tés du doigt ont été les jeunes d’«origine étran­gère » (com­bien de temps encore ce qua­li­fi­ca­tif leur col­le­ra-t-il à la peau?) habi­tant les quar­tiers pauvres.

L’auteure du docu­ment elle-même a ten­té de désa­mor­cer les dérives racistes en expli­quant que, si on voyait majo­ri­tai­re­ment des « alloch­tones » dans son film, c’était parce qu’ils étaient les habi­tants des quar­tiers défa­vo­ri­sés et qu’à son avis, le pro­blème était celui de bien des quar­tiers de ce type, quelle que soit l’«origine eth­nique » de leur popu­la­tion. Rien n’y fit et l’on vit fleu­rir, sur le nou­veau déver­soir des ordures de notre socié­té que sont les forums des sites d’information, les com­men­taires stig­ma­ti­sant — une fois de plus — cette reli­gion isla­mique qui ne res­pecte pas les femmes, ces Arabes qui ne s’intègrent pas, ces gens qui feraient mieux de retour­ner chez eux, etc.

Et l’on peut se deman­der si l’emballement sur cette ques­tion, si sou­dain, si impor­tant, ne doit pas beau­coup au fait que, bien com­mo­dé­ment pour nous, ce qui est poin­té ce sont des com­por­te­ments typiques de popu­la­tions déclas­sées — les autres — et que les per­sonnes qui appa­rais­saient sur les images sont ces autres, les alloch­tones, les gens venus d’ailleurs, serait-ce par le tru­che­ment de leurs grands-parents. Alors, les racistes s’exprimant sur les forums pré­ci­tés ne seraient que la par­tie visible de l’iceberg, cachant un racisme lar­vé, celui qui nous fait dénon­cer l’inadmissible d’autant plus faci­le­ment et vigou­reu­se­ment que nous pou­vons le pré­sen­ter comme la faute exclu­sive des autres, et pas la nôtre1. Que l’on ajoute à l’équation la figure du dan­ger qu’est le jeune dés­œu­vré et l’on obtient un dis­cours mer­veilleu­se­ment pro­pice aux rac­cour­cis les plus dangereux.

Sommes-nous pour­tant bien cer­tains que le phé­no­mène est typique des « alloch­tones », des jeunes, des pauvres ? Sommes-nous tel­le­ment per­sua­dés de trai­ter de manière égale l’ensemble des vio­lences dont sont vic­times nos conci­toyens de tout sexe et l’ensemble des dis­cri­mi­na­tions qui pèsent sur les femmes ?

Coup de tonnerre dans un ciel bleu ?

Ceci nous amène à notre deuxième réflexion, laquelle porte sur la ques­tion de l’égalité des sexes. À entendre les com­men­taires, on croi­rait que ce repor­tage est un coup de ton­nerre dans un ciel bleu. D’une part, le har­cè­le­ment des femmes en rue serait une décou­verte récente, ce qui ne laisse pas d’étonner quand on écoute autour de soi le vécu des femmes dans cer­tains lieux, bruxel­lois ou autres, contem­po­rains ou pas. D’autre part, les cris d’orfraie laissent pen­ser que, dans notre socié­té aux rap­ports de genre par­fai­te­ment paci­fiés, agi­rait une force étran­gère impor­tant des pra­tiques dont nous n’imaginerions pas nous rendre coupables.

Il semble que nous n’ayons pas tel­le­ment vou­lu voir les choses en face et la manière dont, depuis long­temps, l’on s’adresse aux femmes en rue. De même, une étrange amné­sie semble s’être empa­rée d’une socié­té qui dénonce l’autre d’autant plus radi­ca­le­ment qu’elle feint d’avoir oublié que les femmes n’ont jamais vrai­ment été tran­quilles par­tout dans nos villes.

Pour le sur­plus, nous sommes fort aise de nous effrayer de ces pra­tiques, nous qui ne par­ve­nons pas à faire ces­ser les dis­cri­mi­na­tions à l’embauche ou en matière de salaires. On ne compte plus les rap­ports et les dénon­cia­tions de la dis­cri­mi­na­tion des femmes en matière de tra­vail, mais nous agis­sons comme si la seule chose qui comp­tait était la manière dont on s’adresse aux femmes en rue. De même, bien rares furent ceux qui poin­tèrent que la femme, dans l’espace public, est affi­chée comme un objet que l’on pos­sède. Notre socié­té si sou­cieuse de la digni­té des femmes ne se prive ni de la don­ner en spec­tacle publi­ci­taire ni de faire la leçon aux hommes qui s’aviseraient, à leur échelle, de lui emboi­ter le pas et de cho­si­fier les femmes.

Rien de ceci n’excuse l’insulte, mais il nous semble légi­time d’interroger notre sainte
indignation.

Les insultes en rue ?

Notre troi­sième élé­ment de réflexion porte sur les ambigüi­tés de nos dénon­cia­tions. De quoi s’agit-il ? De har­cè­le­ment, de sif­flets, d’insultes, d’interpellations ? On concè­de­ra qu’il ne revient pas au même d’être abor­dée par un « bon­jour Made­moi­selle » ou de se voir jeter un « hé, salope, tu viens chez moi ? ». On peut ne sou­hai­ter ni l’un ni l’autre, mais ces com­por­te­ments ne sont pas éga­le­ment inacceptables.

On a ain­si allè­gre­ment tout mélan­gé : la drague, les inter­pel­la­tions, les insultes et agres­sions ver­bales, au point de pou­voir lire : « Et puis, il y a les insultes plus sub­tiles, mais tout aus­si mal res­sen­ties par les jeunes femmes : “Vous êtes très char­mante, vous vou­lez venir avec moi2?”»

Une pro­po­si­tion non dési­rée ne déro­geant pas aux règles for­melles de la poli­tesse devient une insulte. En fin de compte, toute ten­ta­tive d’aborder une femme peut en être une, selon qu’elle sera dési­rée ou non. Nous nous trou­vons face à un glis­se­ment dan­ge­reux, celui où c’est la seule per­cep­tion du des­ti­na­taire d’une parole qui déter­mine si celle-ci est offen­sante ou pas. La ques­tion est d’autant plus impor­tante que des sanc­tions admi­nis­tra­tives com­mu­nales peuvent être infli­gées sur cette base.

D’où une inter­ro­ga­tion : n’est-il pas hau­te­ment pro­bable que les hommes conti­nuent d’aborder les femmes, dans des cir­cons­tances diverses et variées, notam­ment dans l’espoir de nouer avec elles des rela­tions plus ou moins intenses ? Si c’est le cas, n’aurions-nous pas inté­rêt à défi­nir les abus de manière à ce qu’ils n’englobent pas poten­tiel­le­ment l’ensemble des situa­tions dans les­quelles un homme s’adresserait à une femme incon­nue avec « une idée der­rière la tête » ?

La répression ?

Notre qua­trième et der­nière réflexion porte sur le choix de l’option répres­sive. On a certes enten­du que l’éducation et le dia­logue étaient les pistes de solu­tion les plus pro­met­teuses, mais il faut recon­naitre que seule la voie de la répres­sion a été évo­quée avec sérieux.

Ain­si que l’exprime l’échevin bruxel­lois Phi­lippe Close : « Ceux qui ne veulent pas com­prendre, ils seront pour­sui­vis. Même si on ne ver­ba­li­se­ra pas toutes les injures, c’est le rap­pel de la norme qui est impor­tant3. » Ce qui fut évo­qué comme solu­tion ne tient lieu que de rap­pel à la norme, c’est dire si l’on espère concrè­te­ment abou­tir à un chan­ge­ment des com­por­te­ments. Et en effet, depuis début sep­tembre, on n’annonce pas moins de quatre dos­siers ouverts en la matière. Impres­sion­nant ! Nul doute que cette approche sera fruc­tueuse et appren­dra aux cou­pables le res­pect des femmes. Son­geons aux autres hommes, ter­ro­ri­sés, qui s’abstiendront désor­mais de tout déra­page par rap­port à une norme si clai­re­ment rappelée.

Ain­si que le notait l’asbl Garance dans une carte blanche parue dans Le Soir, on s’interroge sur les effets atten­dus d’un tel inves­tis­se­ment pénal4.

Le sexe faible ?

Le recours au répres­sif est déri­soire, il est un exemple de plus de notre ten­dance à conju­rer nos peurs par le pénal. Inap­pli­cable dans le meilleur des cas, inef­fi­cace s’il est appli­qué, contre­pro­duc­tif dans le pire des scé­na­rios, il n’y a rien à attendre d’une pro­cé­dure répressive.

Mais, plus encore, se pose la ques­tion du prin­cipe. La femme est-elle cet être si faible que, en butte à l’irrespect — et non à la vio­lence phy­sique —, elle ne puisse se défendre qu’en fai­sant appel à un che­va­lier ser­vant et asser­men­té ? Est-elle donc tou­jours cette enti­té impar­faite, inca­pable de sou­te­nir un regard, de rendre parole pour parole et de clouer le bec au malo­tru ? Faut-il donc la confor­ter dans l’idée que, seule, elle n’y arri­ve­ra jamais, ou faut-il au contraire, l’aider à acqué­rir une parole qui fait mouche, pro­fes­sion­nel­le­ment, poli­ti­que­ment et dans la rue ?

Cer­taines femmes de ma connais­sance n’ont pas besoin de poli­ciers pour répli­quer aux mal­po­lis. Ce sont elles, les exemples. Ce sont elles qui ont la clé de leur éman­ci­pa­tion. C’est leur modèle qu’il faut avoir le cou­rage de pro­mou­voir plu­tôt que de se com­plaire dans les rodo­mon­tades répressives.

  1. On lira à ce sujet l’excellent billet de Mar­cel Sel, « À superbe éta­lon, belle salope. Un blog de Sel », Un blog de Sel, 7 sep­tembre 2012.
  2. LA, «“Salope, pute, pétasse”: c’est dur d’être une femme en rue à Bruxelles — RTBF Régions », infor­ma­tions, RTBF info, juillet 2012.
  3. Ibid.
  4. Asbl Garance, «“Femme de la rue”: utile, mais pro­blé­ma­tique », infor­ma­tions, lesoir.be, sep­tembre 6, 2006.