Il y a quelques jours, à la piscine de Coxyde, s’est déroulé un drame. Un réfugié nageait, une jeune fille criait, la police débarquait et embarquait les protagonistes. Rapidement, le récit se répandit de l’agression sexuelle d’une jeune fille par un réfugié. Aussi rapidement, se fit jour chez le bourgmestre le projet d’interdire l’entrée de la piscine aux réfugiés, sans doute selon une tradition bien établie qui veut qu’à chaque incident, on exclue la catégorie de personnes concernée : hommes, gamins à (...)
Il y a quelques jours, à la piscine de Coxyde, s’est déroulé un drame. Un réfugié nageait, une jeune fille criait, la police débarquait et embarquait les protagonistes. Rapidement, le récit se répandit de l’agression sexuelle d’une jeune fille par un réfugié. Aussi rapidement, se fit jour chez le bourgmestre le projet d’interdire l’entrée de la piscine aux réfugiés [1], sans doute selon une tradition bien établie qui veut qu’à chaque incident, on exclue la catégorie de personnes concernée : hommes, gamins à shorts voyants, vieilles à bonnets à fleurs, prêtres ou employés des postes… Bien entendu, la presse en ligne relaya « l’événement », faisant assaut de reprises de déclarations officielles, de conditionnels et ouvrant ses forums à la haine la plus ignoble. Pour les recoupements, les enquêtes, la modération des internautes et les mises en perspectives, on verrait plus tard.
Mais voilà que, quelques jours plus tard, la même presse qui avait colporté les on-dit annonçait qu’on s’était selon toute vraisemblance trompé : le réfugié en question aurait porté secours à une jeune fille handicapée qui paniquait, celle-ci ne se calmant pas, il aurait été fait appel aux forces de l’ordre qui auraient emmené tout le monde au commissariat. L’ex-suspect était donc blanchi de toute accusation… mais pas laissé en paix pour autant. Pour lui apprendre à se mêler de ce qui ne le regarde pas, et alors que le parquet a renoncé à l’idée de le déférer à un juge d’instruction, il a été transféré dans un centre fermé. Son avocat a demandé sa libération.
Il est visiblement des groupes dont la liberté ne compte pas et qui doivent répondre collectivement de la méconduite supposée de leurs membres [2].
On pourrait s’interroger sur la facilité avec laquelle on envisage de discriminer l’ensemble des réfugiés dès que se produit un incident. On pourrait aussi se pencher sur la presse qui semble considérer le recoupement des informations comme un luxe inutile et l’investigation comme se limitant à un microtrottoir. On pourrait répéter à quel point il est criminel – au sens littéral du terme – de sciemment laisser s’exprimer en ligne les pires appels à la haine, dans des forums légitimés par un organe de presse, pourtant défenseur supposé des libertés publiques et de la démocratie. Je me tournerai plutôt avec consternation vers nous-mêmes.
Quel est donc cet élan qui nous fait donner tête baissée dans le panneau, prendre la moindre rumeur pour argent comptant ? Car l’épisode n’est pas isolé. Ainsi, il y a quelques mois, une réunion des Bearded Vilains a été interrompue par la police. Ce club de barbus se réunissait dans les ruines d’un château, arborant fièrement son drapeau noir. Or, de braves citoyens, voyant des barbus et un drapeau, mandèrent les forces de l’ordre, signalant la présence de terroristes de Daech. L’appel qui aurait dû être reçu par la police comme n’importe quel canular étudiant a provoqué l’envoi d’une équipe. Certes, on n’a pas dépêché des unités antiterroristes, mais on a mobilisé une patrouille.
On se souvient aussi de cette personne basanée qui se baladait avec une batte de cricket et qui, repérée par une caméra de surveillance, a fait l’objet d’un appel à témoin de la police. On pourrait aussi citer le cas de cet homme d’origine syrienne, arrêté 24 heures pour avoir eu un comportement hautement suspect consistant à photographier une église. Rappelons-nous également de cet homme d’origine maghrébine arrêté après avoir fait un selfie avec la princesse Claire et avoir photographié, semblait-il, le dispositif de sécurité. Faut-il également se remémorer la vague d’arrestations et de dénonciations qui avait suivi l’affaire « Charlie Hebdo », aboutissant même à l’audition d’enfants par la police ? Doit-on ajouter Ahmed, cet élève texan qui, fier d’avoir construit seul une horloge, fut arrêté à son école parce que ses enseignants crurent qu’il avait conçu une machine infernale.
Le point commun de tous ces exemples est que les personnes concernées sont identifiées ou identifiables comme « musulmanes ». Tout semble donc indiquer que « l’islam », les « musulmans » et tout ce qui peut y être identifié nous terrifient tant qu’ils paralysent chez nous toute intelligence. Panique, surréaction – y compris des professionnels –, mesures de sécurité disproportionnées et suspicion généralisée : nous apparaissons dénués de toute capacité d’analyse, de tout principe de réalité, incapables d’autre chose que de réflexes de défense. L’explication « musulmane » supplante toutes les autres : le caractère étant considéré comme nécessairement explicatif du fait constaté ; comme si ce dernier ne pouvait dépendre d’autres facteurs, que nous aurions pourtant remarqués chez un non-musulman (ou présumé tel), comme le sexe, l’âge, la météo, la volonté de conserver une photographie souvenir, l’inscription dans un réseau relationnel ou un hobby.
N’importe qui peut affirmer n’importe quoi à propos de quelqu’un pouvant être perçu comme « musulman » ; au lieu d’un haussement d’épaules ou d’un regard circonspect, il obtiendra des troupes, un espace médiatique, une prise en considération. Jean-François Copé invente une histoire de vol de pain au chocolat par un musulman ? Elle fait la une. Il en va de même de la légende du sapin de la grand place de Bruxelles remplacé par une sculpture moderne à la suite d’une demande de musulmans, ou de fausses accusations d’agression, comme celle d’Amina Sboui, ex-Femen, déclarant à la presse qu’elle avait été tondue par des salafistes, ou encore du tollé médiatique déclenché par une dispute entre jeunes femmes dans un parc, immédiatement qualifiée de « police des mœurs » musulmane, voire du bidonnage d’un reportage sur le culte musulman visant à faire croire à des pratiques d’abattage illégales.
Voilà que nous construisons comme dangereuses des populations largement dominées, discriminées et précarisées – tout particulièrement, bien sûr, lorsqu’il s’agit de réfugiés. Faire de précaires, des loups et, au contraire, de dominants, des personnes menacées : la vieille recette continue de fonctionner, délégitimant toute revendication politique, empêchant toute pacification sociale, bloquant toute intégration et justifiant la violence et l’injustice. Sur la thématique de la légitime défense, se renforce un appareil de discrimination et d’oppression
Tout est alors en place et la moindre étincelle met le feu aux poudres : un témoignage non vérifié, une interprétation à l’emporte-pièce ou une simple plainte (unilatérale par définition) permettent de lancer la chaîne médiatique et les rumeurs sur les réseaux sociaux. L’histoire correspond trop bien aux préjugés en vigueur. Elle est donc reprise frénétiquement par des médias avides de storytelling et craignant davantage de se faire doubler que de publier des informations incorrectes, par les officines de propagandes de la fachosphère prétendant œuvrer à la « réinformation », par des politiques avides d’un costume d’homme providentiel et par des internautes heureux de voir leurs convictions confirmées. Ceux qui appellent au calme et invitent chacun à suspendre son jugement, le temps qu’on en sache plus, ceux-là sont invectivés : ces Bisounours se voilent la face, ne veulent pas admettre, sont des collabos, n’ont aucune compassion pour les victimes et sont les alliés objectifs de l’ennemi. À ce titre, ils ne valent pas mieux que lui.
Le fond qui permet cet emballement est, à n’en pas douter, l’islamophobie ambiante [3] qui fait du musulman (réel ou supposé) l’ennemi public numéro 1. Il apparaît donc que cette peur collective, comme bien des peurs, nous rend particulièrement stupides. C’est sans doute un des aspects de la situation qui doit nous alarmer. Nous qui nous prétendons éclairés par les lumières de la science, guidés par des principes intangibles, scrupuleusement encadrés par nos procédures et nos garde-fous, lorsque monte la peur, serions-nous donc prêts à tout abdiquer et à nous laisser aller à d’inavouables dérives ?
Nous nous en sommes montrés capables par le passé et rien n’indique que nous ne puissions récidiver. Au-delà, donc, des torts incontestables que cause l’islamophobie aux populations sur lesquelles elle s’abat, nous devons avoir la lucidité de reconnaître qu’elle nous rend idiots. Dès lors, ne faudrait-il pas enfin considérer sérieusement que c’est la culture, le savoir et l’enseignement qui devraient être mobilisés massivement, non au bénéfice du marché, de la compétitivité ou de l’emploi, mais avant tout à celui de la survie de notre société, pour nous éviter de devenir de parfaits abrutis et, à terme, fatalement, des criminels ?
Mais serons-nous assez intelligents pour choisir l’intelligence ?
[1] Notons qu’il avait déjà proposé des perquisitions quotidiennes en gilet pare-balles chez les réfugiés.
[2] Notons que, concomitamment, en France, un réfugié qui rapportait dans un commissariat un portefeuille (et l’ensemble de son contenu, liquide compris) s’est vu priver de son passeport, ainsi que sa famille, et assigné à résidence en attente de son expulsion.
[3] À propos de l’islamophobie, nous renvoyons au dossier paru dans La Revue nouvelle : Christophe Mincke et Renaud Maes, « Une société au bord de la phobie », n° 3 (2014) : 35‑83.
Photo : Chr. Mincke