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Il n’y aura pas de miracle à gauche

Numéro 4 - 2016 par Paul Aimant

juillet 2016

La condam­na­tion clas­sique des par­tis de gauche qui, par­ve­nus au pou­voir, seraient inca­pables d’appliquer leur pro­gramme ou devien­draient des « traitres » est démen­tie par une ana­lyse des effets struc­tu­rels du jeu poli­tique. Ain­si, en Bel­gique, comme en France, les par­tis de gauche se sont ral­liés depuis long­temps aux thèses néo­li­bé­rales. La struc­ture des par­tis s’est elle-même modi­fiée, se pro­fes­sion­na­li­sant au détri­ment de la filière mili­tante. Comme d’autres ins­ti­tu­tions, ils n’échappent pas aux évo­lu­tions sociales, notam­ment la géné­ra­li­sa­tion du modèle entre­pre­neu­rial. Enfin, c’est une illu­sion de croire que l’on pour­rait éla­bo­rer une voie médiane entre la logique social-démo­crate et la logique néo­li­bé­rale puisque le néo­li­bé­ra­lisme, pro­jet cohé­rent et indi­vi­sible, concerne tous les aspects de la vie sociale et de la vie quotidienne.

Dossier

Le 8 avril 1998, quelques socio­logues réunis autour de Pierre Bour­dieu au sein du col­lec­tif Rai­son d’Agir publiaient une carte blanche dans Le Monde, inti­tu­lée « Pour une gauche de gauche ». Leur texte com­mence par une condam­na­tion sans appel de l’exécutif fran­çais : « Il est temps que le qua­tuor Jos­pin, Che­vè­ne­ment, Hue, Voy­net se rap­pelle que les majo­ri­tés de gauche ont conduit au désastre chaque fois qu’elles ont vou­lu appli­quer les poli­tiques de leurs adver­saires et pris leurs élec­teurs pour des idiots amnésiques. »

D’une cer­taine manière, cette accroche reprend deux thèses qui sont des clas­siques de la condam­na­tion des par­tis de gauche lorsqu’ils sont au gou­ver­ne­ment : les par­tis de gauche appliquent une poli­tique qui n’est pas la leur — id est, ils importent lorsqu’ils sont dans les gou­ver­ne­ments, les idées de la droite ; les par­tis de gauche, une fois ame­nés à gou­ver­ner, méprisent leurs enga­ge­ments vis-à-vis des élec­teurs et, par­tant, les élec­teurs eux-mêmes.

Ces deux thèses sont sédui­santes, car elles sug­gèrent que, fina­le­ment, les échecs de la gauche de gou­ver­ne­ment sont liés à une volon­té ou une inca­pa­ci­té d’appliquer un « pro­gramme » qui serait pour­tant bien défi­ni, notam­ment à la suite du jeu per­vers de cer­tains « anciens appa­rat­chiks poli­tiques conver­tis en hommes d’appareil d’État », pour reprendre l’expression de Bour­dieu et consorts. Dans une ver­sion plus sté­réo­ty­pique encore, elles laissent croire à une res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle de chaque poli­tique dans cette « tra­hi­son », et sug­gèrent que, fina­le­ment, il suf­fi­rait de trou­ver « quelqu’un de bien » pour que, enfin, soit appli­qué le pro­gramme de la gauche. D’où les décon­ve­nues suc­ces­sives, à mesure que chaque nou­veau « meneur pro­vi­den­tiel » finit par repro­duire les sché­mas anté­rieurs — de Mit­ter­rand à Tsi­pras, en pas­sant par toute une bro­chette de figures sys­té­ma­ti­que­ment pré­sen­tées comme l’«alternative vrai­ment de gauche ». Bien que très répan­dues et connais­sant, on l’a vu, des relais pour le moins pres­ti­gieux, ces deux thèses méritent d’être sérieu­se­ment nuan­cées à l’aune de ces « échecs » suc­ces­sifs : il convient en effet de ques­tion­ner des aspects extrê­me­ment struc­tu­rels du « jeu poli­tique » pour com­prendre les appa­rentes « tra­hi­sons » de la gauche de gouvernement.

Le pré­sent article vise à appor­ter ces nuances pour le cas des par­tis sociaux-démo­crates et sin­gu­liè­re­ment du PS belge. Il se base notam­ment sur une obser­va­tion interne du fonc­tion­ne­ment de ce parti.

Trahisons ?

La pre­mière nuance qu’il faut sou­li­gner est que, contrai­re­ment à l’image média­tique qui est for­gée autour de cer­taines per­son­na­li­tés, les pro­grammes élec­to­raux comme les pro­pos de cer­tains can­di­dats sont par­fois très clairs sur l’orientation des par­tis « de gauche » dans le sens d’une approche néo­li­bé­rale du monde social.

S’il est un mérite au tra­vail de Laurent Mau­duit autour de la cam­pagne des pré­si­den­tielles fran­çaises de 2012, c’est jus­te­ment d’avoir poin­té qu’entre le dis­cours du Bour­get et nombre de petites phrases lar­ge­ment mises en spec­tacle jusqu’à l’élection, Fran­çois Hol­lande et son entou­rage — dont Emma­nuel Macron et Jean-Pierre Jouyet — annon­çaient en réa­li­té d’ores et déjà toute une série de mesures qui allaient clai­re­ment dans le sens d’une flexi­bi­li­sa­tion du droit du tra­vail et d’une aus­té­ri­té bud­gé­taire1. Si bien que la « tra­hi­son » de Hol­lande tient fina­le­ment plus de l’incapacité des médias de poin­ter les ambigüi­tés de son dis­cours et de mettre les grandes phrases empreintes de lyrisme du Bour­get annon­çant que « l’ennemi est la finance » en pers­pec­tive avec les confé­rences don­nées dans les cercles d’affaires et les médias spécialisés.

En Bel­gique aus­si, on aurait tort de négli­ger le fait qu’au-delà de la mise en spec­tacle, une série d’axiomes carac­té­ris­tiques du néo­li­bé­ra­lisme ont depuis long­temps fait l’objet de ral­lie­ments impor­tants des par­tis de la gauche de gou­ver­ne­ment. Je poin­te­rai ici en par­ti­cu­lier le cas du Par­ti socia­liste : dans le pro­gramme pour les élec­tions fédé­rales de 2014, on trouve, par exemple, comme axe fort du volet éco­no­mique l’objectif de « sou­te­nir une édu­ca­tion entre­pre­neu­riale en pla­çant l’esprit d’entreprendre dans les com­pé­tences clés de la for­ma­tion tout au long de la vie », ceci pas­sant notam­ment par « plu­sieurs ani­ma­tions de sen­si­bi­li­sa­tion à l’esprit d’entreprendre pour chaque élève, au cours de sa sco­la­ri­té » (p. 84). Par­ti­ci­pant de la concep­tion néo­li­bé­rale de l’école comme « fabrique d’entrepreneurs », et par là de la dif­fu­sion du modèle de l’individu néo­li­bé­ral, cette mesure montre à elle seule une cer­taine désaf­fec­tion pour une concep­tion soli­daire de la socié­té où le moteur pre­mier des indi­vi­dus n’est pas le désir de distinction.

Au-delà du pro­gramme poli­tique, on trou­ve­ra les mêmes ral­lie­ments dans les dis­cours publics de per­son­na­li­tés qu’on ne manque pour­tant pas sou­vent de consi­dé­rer « vrai­ment à gauche ». L’ouvrage La gauche ne meurt jamais de Paul Magnette a ain­si été lar­ge­ment pré­sen­té dans les médias comme une véri­table « remise en cause de la gauche réfor­miste ». Or dès ses pre­mières pages, citant Robert Cas­tel, Magnette entame pour­tant un plai­doyer pour le réfor­misme, taxant expli­ci­te­ment de popu­listes cer­tains par­tis se décla­rant révo­lu­tion­naires — on devine qu’il vise le PTB. Outre qu’il entend dès lors avant tout amé­na­ger un espace à l’intérieur du capi­ta­lisme2, il plaide éga­le­ment pour un sta­tut unique des tra­vailleurs sur un mode pour le moins sur­pre­nant : « Faire admettre à une orga­ni­sa­tion défen­dant les employés qu’elle peut plai­der pour une conces­sion auprès de ses affi­liés si ceci per­met aux cen­trales ouvrières d’engranger des pro­grès pour leurs propres membres reste un exer­cice de soli­da­ri­té interne dif­fi­cile […] Même si la négo­cia­tion risque, à court terme, d’être périlleuse pour elles, les orga­ni­sa­tions syn­di­cales auraient tout à gagner, à long terme, à recons­truire un contrat unique, gom­mant la dis­tinc­tion entre “contrat à durée indé­ter­mi­née” et “contrat à durée déter­mi­née”, entre sta­tuts issus des entre­prises pri­vées et des entre­prises publiques3. »

Enfin, il conclut le livre par une ana­lyse du phé­no­mène de glo­ba­li­sa­tion de la fête à la manière d’Ibiza, sug­gé­rant que ce « nou­vel hédo­nisme » qu’il lie aux jeunes géné­ra­tions et expli­ci­te­ment au déve­lop­pe­ment de mul­ti­na­tio­nales notam­ment du sec­teur de l’alcool, est une oppor­tu­ni­té pour la gauche qui « est une fête et doit le res­ter » — ceci s’insérant d’ailleurs dans le cha­pitre « le nou­vel indi­vi­dua­lisme est une chance pour la démo­cra­tie ». Il ne lui vient même pas à l’idée, après avoir pour­tant lar­ge­ment dis­ser­té sur les inéga­li­tés éco­no­miques et le retour des ren­tiers sur la base d’une lec­ture de Piket­ty, de pro­po­ser quelques élé­ments de cri­tiques sur l’accessibilité de ces fêtes qu’il encense comme « rem­part contre les idéo­lo­gies tota­li­taires ». De même, il sug­gère que le « sel­fie » est une forme « d’affirmation de soi » qui par­ti­cipe d’une démo­cra­ti­sa­tion des modes, jadis réser­vées aux grands notables : le sel­fie rend acces­sible à tous le por­trait de maitre d’autrefois. Or pré­ci­sé­ment, le sel­fie et les « like » y liés peuvent être com­pris comme des modes entre­pre­neu­riaux de ges­tion de sa propre image, de vente de soi-même dans une recherche de dis­tinc­tion4, et de dif­fu­sion géné­ra­li­sée du nar­cis­sisme bour­geois, fon­de­ment de la concep­tion libé­rale de l’individu5.

Il nous faut donc insis­ter : la ques­tion des tra­hi­sons est sou­vent liée à la per­cep­tion erro­née d’un pro­gramme poli­tique. Il ne s’agit pas ici de sug­gé­rer qu’il n’y a pas de res­pon­sa­bi­li­té des poli­tiques dans cette fausse per­cep­tion, ceux-ci étant évi­dem­ment ame­nés à adap­ter leur dis­cours à leur audi­toire afin de plaire à un maxi­mum de monde. Cepen­dant, il s’agit ici de poin­ter que les élé­ments per­met­tant de mon­trer les doubles sens, les ambigüi­tés et les contra­dic­tions sont sou­vent bien moins confi­den­tiels qu’on ne veut le croire, ce qui inva­lide d’ailleurs cer­taines hypo­thèses com­plo­tistes. Ce n’est pas un élé­ment anec­do­tique : en effet, une sorte de mythe bien ancré à gauche depuis le début du XXe siècle est que la réa­li­sa­tion des grands idéaux poli­tiques est sys­té­ma­ti­que­ment blo­quée par les aspects de la réa­li­té poli­tique, éco­no­mique et sociale du moment. Lio­nel Jos­pin à peine élu se décla­rant « impuis­sant face aux mul­ti­na­tio­nales » pour légi­ti­mer la fer­me­ture de Renault-Vil­voorde en 1997 fait ain­si office de figure para­dig­ma­tique. Il faut être réa­liste, le cou­rage étant « d’aller à l’idéal et de com­prendre le réel » — pour prendre la for­mule du dis­cours d’Albi de Jau­rès — et donc, for­cé­ment, de s’y rési­gner quelque peu, sur­tout quand le « contexte est défa­vo­rable aux mesures de gauche ». Or jus­te­ment, à l’inverse de cette image d’Épinal du « contexte qui force à la rési­gna­tion », une par­tie de ce qui semble être des « renon­ce­ments » ne l’est tout sim­ple­ment pas : il s’agit bel et bien de ral­lie­ments à prio­ri, c’est donc d’une muta­tion d’idéaux plus que d’une confron­ta­tion à la réa­li­té qu’il s’agit.

Cet effet de ral­lie­ment de franges très impor­tantes des par­tis de la gauche euro­péenne et sin­gu­liè­re­ment des sociaux-démo­crates aux hypo­thèses néo­li­bé­rales est déjà connu et docu­men­té. Le blai­risme est évi­dem­ment l’exemple le plus fré­quem­ment cité, même si c’est sans doute la social-démo­cra­tie alle­mande qui a fait sienne de la manière la plus radi­cale la pen­sée ordo­li­bé­rale. Il faut cepen­dant poin­ter que l’adoption de « quelques hypo­thèses » néo­li­bé­rales choi­sies « au cas par cas » n’est fina­le­ment pas pos­sible : ce qui fait la force du néo­li­bé­ra­lisme, c’est pré­ci­sé­ment d’être une « ratio­na­li­té glo­bale qui inves­tit d’emblée toutes les dimen­sions de l’existence humaine [et] inter­dit toute pos­si­bi­li­té d’un pro­lon­ge­ment de lui-même sur le plan social ». C’est pour cette rai­son que Dar­dot et Laval sug­gèrent que l’on ne peut pas par­ler de « social-libé­ra­lisme », mais bien de « néo­li­bé­ra­lisme de gauche qui n’a plus rien à voir avec la social-démo­cra­tie comme avec la démo­cra­tie poli­tique libé­rale6 ».

Militants ou techniciens

La deuxième nuance qu’il faut appor­ter tient dans la struc­ture des par­tis eux-mêmes. Cela fait un cer­tain temps que sont pro­duits des tra­vaux socio­lo­giques et eth­no­gra­phiques trai­tant des « élites diri­geantes » des par­tis fran­çais et des effets, notam­ment des évo­lu­tions des caté­go­ries socio­lo­giques de ces élites sur leurs orien­ta­tions7. Ain­si, dans le cas des hautes ins­tances du PS fran­çais, la lente dis­pa­ri­tion des pro­fils de « mili­tants » ayant béné­fi­cié d’une ascen­sion interne au pro­fit de pro­fes­sion­nels de la poli­tique for­més dans les grandes écoles (HEC, ENA…) n’est pas sans expli­quer, par exemple, une cer­taine décon­nexion entre le secré­ta­riat natio­nal, le bureau natio­nal et les mili­tants « de base » des sections.

Dans le cas belge, les approches socio­lo­giques et eth­no­gra­phiques sont net­te­ment moins cou­rantes. Or elles repré­sentent une clé d’entrée par­ti­cu­liè­re­ment féconde pour com­prendre cer­tains effets de struc­ture, sin­gu­liè­re­ment dans un contexte de recon­fi­gu­ra­tion de la pila­ri­sa­tion de la socié­té. La lente désa­gré­ga­tion des piliers his­to­riques s’accompagne en effet d’une cer­taine désué­tude de ce qui consti­tuait des « écoles de pro­mo­tion sociale » ame­nant autre­fois des mili­tants issus des milieux popu­laires à des fonc­tions de déci­deurs poli­tiques. Si ce phé­no­mène est par­ti­cu­liè­re­ment fort dans le pilier chré­tien, notam­ment à la suite de l’érosion des scores élec­to­raux du CDH, il existe aus­si dans le cas du PS, notam­ment comme consé­quence des recon­fi­gu­ra­tions internes de la FGTB. La pro­fes­sion­na­li­sa­tion des fonc­tions de cadre au sein du syn­di­cat socia­liste, qui s’est tra­duite aus­si par l’embauche de (jeunes) diplô­més dans les postes des­ti­nés à offrir un sup­port à la négo­cia­tion comme aux orien­ta­tions poli­tiques géné­rales, a consti­tué un frein pour les méca­nismes de pro­mo­tion interne (et de trans­fert du sta­tut de délé­gué à celui de per­ma­nent). Une cer­taine dis­tan­cia­tion de lea­deurs socia­listes vis-à-vis de l’action syn­di­cale (comme Paul Magnette) a sans doute éga­le­ment contri­bué à une rela­tive extinc­tion de la filière « mili­tante » issue du syn­di­cat socia­liste. Par ailleurs, entre 1980 et le début des années 2000, une évo­lu­tion sen­sible des pro­fils socio­lo­giques des diri­geants du mou­ve­ment des jeunes socia­listes est éga­le­ment per­cep­tible : ain­si, alors que jusqu’en 1987, les uni­ver­si­taires étaient lar­ge­ment mino­ri­taires, à par­tir de 2000, ils forment la majo­ri­té au sein du conseil d’administration du mou­ve­ment. Cette situa­tion est par­ti­cu­liè­re­ment criante à Bruxelles, où se sont croi­sés de nom­breux doc­to­rants et doc­teurs au sein des ins­tances de la Fédé­ra­tion bruxel­loise des jeunes socia­listes depuis le début du mil­lé­naire. Sans mettre ici en cause les convic­tions por­tées par les indi­vi­dus, recon­nais­sons à la suite d’Axel Hon­neth et de sa théo­rie de la recon­nais­sance que l’expérience pra­tique du mépris social est sans doute un moteur d’engagement bien plus puis­sant qu’une ana­lyse théo­rique, aus­si fouillée soit-elle8.

Dans un contexte géné­ral où le mili­tan­tisme de gauche (et sin­gu­liè­re­ment l’activisme syn­di­cal) est consi­dé­ré par un nombre crois­sant de figures média­tiques comme une forme d’engagement, sinon rin­garde, à tout le moins obso­lète, le recru­te­ment du per­son­nel poli­tique a évi­dem­ment ten­dance à favo­ri­ser les pro­fils plus « tech­ni­ciens », plus « ges­tion­naires ». À titre d’exemple, la com­mu­ni­ca­tion offi­cielle lors de la nomi­na­tion de Raphaël Jehotte au poste de secré­taire géné­ral du groupe PS au Par­le­ment régio­nal bruxel­lois a mis en avant le fait qu’il soit diplô­mé en Public Mana­ge­ment à la Sol­vay Brus­sels School of Eco­no­mics and Mana­ge­ment et l’a qua­li­fié de « spé­cia­liste des ques­tions bud­gé­taires9 ». Cette com­mu­ni­ca­tion n’a en revanche pas insis­té sur son enga­ge­ment au sein des jeu­nesses socia­listes. En regard, dans les années 1990, ce type de postes était plu­tôt occu­pé par des per­son­na­li­tés plus volon­tiers pré­sen­tées comme « idéo­logues ». Ain­si, en avril 1996, Mer­ry Her­ma­nus frai­che­ment nom­mé au poste de direc­teur admi­nis­tra­tif du groupe était pré­sen­té dans la com­mu­ni­ca­tion en tant que « socia­liste com­bat­tif10 ». Cette évo­lu­tion implique l’adoption géné­ra­li­sée d’un dis­cours se vou­lant avant tout « prag­ma­tique » et fon­dé sur des consi­dé­ra­tions « tech­niques » — là où autre­fois dis­cours « idéo­logues » et « ges­tion­naires » coexis­taient bien plus net­te­ment —, c’est-à-dire d’un dis­cours qui finit par igno­rer les inté­rêts dont il est por­teur dans le but d’une (auto)conviction d’action ration­nelle, selon le sché­ma clas­sique de Jür­gen Haber­mas, déjà lar­ge­ment décrit dans les années 196011.

Image du collectif

Une troi­sième nuance inté­res­sante concerne la ques­tion de l’image des par­tis sociaux-démo­crates, ou plu­tôt des logiques sous-jacentes à sa « ges­tion ». Sans pou­voir entrer ici dans les détails de l’analyse et au risque d’être cari­ca­tu­ral, je vou­drais sug­gé­rer qu’il existe trois grandes époques depuis la fin des années 1950, cor­res­pon­dant à trois logiques : la logique de bloc, la logique de dia­logue uni­fié et la logique d’entreprise. Dans le cas du PS belge, dès les années 1920 et l’exclusion de Joseph Jac­que­motte du Par­ti ouvrier belge, ancêtre du PS, le « droit de ten­dance » interne est for­te­ment réduit. À la fin des années 1950, dans le contexte du ral­lie­ment crois­sant de membres du par­ti com­mu­niste face à l’intensification de la guerre d’image avec l’URSS, cette limi­ta­tion devient plus expli­cite encore, dans le but de « cade­nas­ser » les pos­sibles sor­ties de ces nou­veaux venus. Il nous faut éga­le­ment sou­li­gner avec Anne Van Haecht que, dans le cadre des grands conflits sco­laires qui émaillent cette décen­nie, le PS veut abso­lu­ment gar­der l’image d’un « bloc uni­taire » pour peser en faveur de l’enseignement offi­ciel. Cette logique s’est cepen­dant peu à peu lézar­dée dès la fin des années 1960 et au cours des années 1970. Dans un contexte où les krachs pétro­liers secouent l’économie et où les pré­oc­cu­pa­tions envi­ron­ne­men­tales s’imposent dou­ce­ment à l’agenda, mais aus­si où le débat sur l’avenir wal­lon monte en puis­sance (la scis­sion PS-SP ayant lieu en 1978), les années 1970 – 1980 voient ain­si des échanges publics assez régu­liers (et par­fois acerbes) entre ténors socia­listes, dans le cadre d’un « dia­logue uni­fié ». Tou­te­fois, dès le milieu des années 1990 et de la mise en place par le PS de poli­tiques de rigueur bud­gé­taire, un inflé­chis­se­ment se fait à nou­veau sen­tir, avec un retour à une dis­ci­pline plus grande. Celle-ci est lar­ge­ment ren­for­cée au cours des années 2000, à mesure que les voix diver­gentes sont de plus en plus relayées dans les médias publics.

Plus encore, à par­tir déjà de la fin des années 1990, une ten­dance glo­bale à conce­voir le par­ti comme une entre­prise, qui doit « vendre une image » à des « clients », ses poten­tiels élec­teurs et sou­tiens, et l’importance dans ce cadre d’une com­mu­ni­ca­tion du par­ti « pro­fes­sion­na­li­sée » et « cade­nas­sée », se marque dans la plu­part des par­tis sociaux-démo­crates euro­péens, sui­vant en cela notam­ment le modèle du Labour12. Si cette vision entre­pre­neu­riale du par­ti amène au pas­sage les « conseillers en com­mu­ni­ca­tion » à prendre de plus en plus d’importance, elle pousse plus géné­ra­le­ment tous les ténors poli­tiques à por­ter plus d’attention aux actes de com­mu­ni­ca­tion. Le jeu par­le­men­taire en est d’autant plus affec­té que les retrans­crip­tions directes se géné­ra­lisent et, dans ce cadre, les diver­gences internes qui peuvent appa­raitre lors d’un vote sont dra­ma­ti­sées à l’extrême. Ce type de dra­ma­ti­sa­tion est bien évi­dem­ment à l’œuvre dans les ten­sions entre « fron­deurs » et « gou­ver­ne­ment » en France depuis quelques années, où l’enjeu finit fré­quem­ment par deve­nir l’exclusion du PS.

Mais en Bel­gique, dans un cadre où — on l’a dit — l’idée de « ten­dances » n’a jamais été très appré­ciée, il existe éga­le­ment des rap­pels à l’ordre de ce type, même lorsque les dépu­tés « diver­gents » ne font que s’abstenir. Par exemple, l’abstention de quatre dépu­tés socia­listes sur des amen­de­ments pro­po­sés par Éco­lo et le PTB au texte de la réso­lu­tion régio­nale bruxel­loise sur le pro­jet de trai­té de libre-échange trans­at­lan­tique por­tée par la majo­ri­té (PS-CDH-Défi), leur valut une sévère remon­trance, en séance, du chef de groupe, sui­vie d’un rap­pel à l’ordre rap­por­té de manière abso­lu­ment inexacte dans Le Vif. Or, à bien les regar­der, ces amen­de­ments cor­res­pondent à la posi­tion offi­cielle du PS et au texte voté par les socia­listes au Par­le­ment régio­nal wal­lon. Il y a là quelque chose de par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant : la fidé­li­té au groupe l’emporte sur la fidé­li­té aux posi­tions, pré­ci­sé­ment parce que lais­ser entre­voir des failles pour­rait être consi­dé­ré comme un aveu de fai­blesse ; tout comme une entre­prise ne peut lais­ser le moindre doute sur son indi­vi­sible uni­té der­rière son « capi­taine » entre­pre­neur, au risque de subir toutes les attaques du marché.

Notons que, comme le sou­ligne notam­ment Phi­lippe Mar­lière dans son ana­lyse du « phé­no­mène » Cor­byn, ce type de méca­nisme amène for­cé­ment à une homo­gé­néi­sa­tion du dis­cours par­ti­san, qui pousse les mili­tants « de base » et les élec­teurs de gauche, en regard, à cher­cher des per­son­na­li­tés diver­gentes, capables de rompre cette uni­té apparente.

Se prendre au jeu

Enfin, une qua­trième nuance concerne le jeu poli­tique lui-même. Pierre Bour­dieu pro­pose une très belle notion pour décrire la manière dont les acteurs d’un champ se « prennent au jeu » : l’illu­sion. Cette notion sous-entend à la fois une forme d’«aliénation » dans ce jeu et, en même temps, le fait que le jeu est biai­sé en faveur de ceux qui dis­posent notam­ment par héri­tage du capi­tal sym­bo­lique propre à ce champ. Il sou­ligne d’ailleurs que les « natifs » du champ ont l’avantage de pou­voir n’être pas cyniques, dans la mesure où ils sont fina­le­ment tou­jours favo­ri­sés par ce jeu. Outre que cette hypo­thèse ouvre la pos­si­bi­li­té d’une approche plus réa­liste que prin­ci­pielle d’action des « fils et filles de », il semble impor­tant de sou­li­gner que le fait de par­ti­ci­per au « jeu » propre au champ poli­tique pousse à en adop­ter les croyances, même si l’on y est domi­né. Les revi­re­ments stra­té­giques, sou­vent conçus comme du cynisme ou du mépris de l’électeur dans l’analyse ex post, doivent ain­si être contex­tua­li­sés à l’aune même du cal­cul opé­ré au moment de prendre posi­tion par l’«acteur poli­tique » considéré.

En la matière, il faut sou­li­gner que le champ poli­tique est carac­té­ri­sé par la mise en valeur des indi­vi­dus aux­quels on prête un « sens stra­té­gique » par­ti­cu­lier : un bon poli­tique doit être avant tout un excellent stra­tège, depuis Machia­vel au moins. Il est à ce titre, plus for­te­ment que dans d’autres champs, pro­fon­dé­ment mar­qué par l’idéologie cha­ris­ma­tique, qui valo­rise le « talent », le « don », le « génie » indi­vi­duel. Par là, il y a une véri­table obli­ga­tion indi­vi­duelle à construire un argu­men­taire repo­sant sur sa propre per­son­na­li­té ; et ce d’autant plus que l’individualisation de la socié­té se ren­force. Ain­si, il ne suf­fit pas de dire « je suis can­di­dat du par­ti pour en appli­quer le pro­gramme », il faut prou­ver que l’on est un indi­vi­du remar­quable et si pos­sible, infaillible. Elio Di Rupo est un excellent exemple, allant jusqu’à mener un tra­vail impres­sion­nant sur son propre corps pour prou­ver son carac­tère « inoxy­dable » en dépit du temps qui passe. Cela rend évi­dem­ment extrê­me­ment dif­fi­cile l’énonciation d’un constat d’erreur poli­tique, dès lors, trou­ver le « ton juste » pour admettre une erreur est mis­sion impos­sible, ce que le même Di Rupo a évi­dem­ment mon­tré avec son « cœur qui saigne ».

Mais au-delà, il amène aus­si les poli­tiques à devoir « comp­ter avant tout sur eux-mêmes » au sein des struc­tures aux­quelles ils sont affi­liés et dont ils tirent leur légi­ti­mi­té, en par­tant du prin­cipe qu’ils ne peuvent pas comp­ter sur le col­lec­tif, mais doivent cepen­dant conti­nuer à « jouer » selon les règles col­lec­tives. Dans le cas où à prio­ri le rap­port de force est connu comme défa­vo­rable, cette dyna­mique biaise fon­da­men­ta­le­ment le cal­cul stra­té­gique, ame­nant plus faci­le­ment à des posi­tions d’abstention ou de « oui de com­bat » — ces mêmes posi­tions qui seront vues comme des tra­hi­sons. C’est, par exemple, de cette manière que l’on peut com­prendre les stra­té­gies de vote de Marie Are­na sur le TTIP au Par­le­ment euro­péen. Alors qu’elle y est oppo­sée, c’est par­tant du prin­cipe d’une mino­ri­sa­tion jusque dans son propre groupe qu’elle a défen­du un « oui de com­bat », c’est-à-dire un oui assor­ti de condi­tions très strictes, comme posi­tion à défendre pour la suite des négo­cia­tions. Ce qui est inté­res­sant, c’est que ce fai­sant, elle a sup­po­sé à prio­ri que la « mobi­li­sa­tion de la socié­té civile » serait for­cé­ment insuf­fi­sante pour avoir un effet sur le sui­vi du traité.

Quelques pistes de conclusion

L’approche que nous avons ici pro­po­sée est évi­dem­ment par­tielle et donc très lacu­naire. Elle nous semble cepen­dant fon­der suf­fi­sam­ment la néces­si­té d’avoir à tout le moins une approche cri­tique des deux thèses citées d’emblée et, comme coro­laire, rap­pe­ler l’importance, pour l’analyse, des dyna­miques propres au champ poli­tique. En par­ti­cu­lier, l’approche eth­no­gra­phique du tra­vail poli­tique méri­te­rait, en Bel­gique, un inté­rêt plus grand — d’autant que la « méca­nique ins­ti­tu­tion­nelle » spé­ci­fique du pays engendre des dyna­miques par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­santes à étu­dier, notam­ment en termes d’ambigüités de posi­tion­ne­ment et de cal­cul stra­té­gique des acteurs politiques.

Il nous semble éga­le­ment impor­tant de poin­ter que les mythes propres au champ poli­tique, et sin­gu­liè­re­ment celui du « héros poli­tique de gauche », contri­buent à frei­ner l’analyse com­pré­hen­sive des évo­lu­tions glo­bales des orga­ni­sa­tions par­ti­sanes, ins­ti­tu­tions qui, à l’instar de toutes les autres, sont affec­tées par les chan­ge­ments sociaux — de la géné­ra­li­sa­tion du modèle entre­pre­neu­rial de ges­tion à l’individualisation sociale. En la matière, il est d’ailleurs inté­res­sant de sou­li­gner que les plus struc­tu­ra­listes des socio­logues, lorsqu’ils se tournent vers la poli­tique, s’intéressent sou­dain tout par­ti­cu­liè­re­ment aux « figures de proue » en oubliant quelque peu leurs grilles d’analyses usuelles.

Enfin, je dois pour conclure rap­pe­ler que, contrai­re­ment à ce qu’une cer­taine doxa laisse sou­vent entendre, il n’existe pas de voie médiane entre la logique social-démo­crate et la logique néo­li­bé­rale, tout sim­ple­ment parce qu’elles partent d’une série d’hypothèses abso­lu­ment incon­ci­liables et que le néo­li­bé­ra­lisme a pour objet d’être un pro­jet cohé­rent et indi­vi­sible, qui concerne tous les aspects de la vie sociale comme de la vie quo­ti­dienne. Dès lors, là où il y a emprunt ne fût-ce que de quelques-unes des hypo­thèses néo­li­bé­rales, il y a for­cé­ment signal d’un nau­frage annoncé.

  1. L. Mau­duit, À tous ceux qui ne se résignent pas à la débâcle qui vient, Don Quichotte/le Seuil, 2014. Voir en par­ti­cu­lier le cha­pitre « Le hold up démocratique ».
  2. P. 65.
  3. P. 106.
  4. H. A. Giroux, « Sel­fie Culture in the Age of Cor­po­rate and State Sur­veillance », Third Text, vol. 29, Iss. 3, 2015.
  5. L’idée que la recherche de dis­tinc­tion des « riches vani­teux » est un moteur éco­no­mique effi­cace est l’une des thèses impor­tantes de l’utilitarisme benthamien.
  6. P. 469 – 470.
  7. Bache­lot C., « L’ethnographie des diri­geants de par­tis. Le cas du Par­ti socia­liste », Genèses 2/2011 (n° 83), p. 118 – 132.
  8. A. Hon­neth, La lutte pour la recon­nais­sance, Cerf, 2010.
  9. Com­mu­ni­qué de la Fédé­ra­tion bruxel­loise du PS, 7 octobre 2015, www.psbruxelles.be/actualite/205.
  10. Le Soir, 5 avril 1996.
  11. Voir J. Haber­mas, « Scien­ti­fi­sa­tion de la poli­tique et opi­nion publique », La tech­nique et la science comme « idéo­lo­gie », Tel/Gallimard, 2011.
  12. Fau­cher-King F., « La « moder­ni­sa­tion » du par­ti tra­vailliste, 1994 – 2007. Suc­cès et dif­fi­cul­tés de l’importation du modèle entre­preu­na­rial dans un par­ti poli­tique », Poli­tix 1/2008 (n° 81), p. 125 – 149.

Paul Aimant


Auteur

chercheur et militant socialiste