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Il n’y aura pas de miracle à gauche
La condamnation classique des partis de gauche qui, parvenus au pouvoir, seraient incapables d’appliquer leur programme ou deviendraient des « traitres » est démentie par une analyse des effets structurels du jeu politique. Ainsi, en Belgique, comme en France, les partis de gauche se sont ralliés depuis longtemps aux thèses néolibérales. La structure des partis s’est elle-même modifiée, se professionnalisant au détriment de la filière militante. Comme d’autres institutions, ils n’échappent pas aux évolutions sociales, notamment la généralisation du modèle entrepreneurial. Enfin, c’est une illusion de croire que l’on pourrait élaborer une voie médiane entre la logique social-démocrate et la logique néolibérale puisque le néolibéralisme, projet cohérent et indivisible, concerne tous les aspects de la vie sociale et de la vie quotidienne.
Le 8 avril 1998, quelques sociologues réunis autour de Pierre Bourdieu au sein du collectif Raison d’Agir publiaient une carte blanche dans Le Monde, intitulée « Pour une gauche de gauche ». Leur texte commence par une condamnation sans appel de l’exécutif français : « Il est temps que le quatuor Jospin, Chevènement, Hue, Voynet se rappelle que les majorités de gauche ont conduit au désastre chaque fois qu’elles ont voulu appliquer les politiques de leurs adversaires et pris leurs électeurs pour des idiots amnésiques. »
D’une certaine manière, cette accroche reprend deux thèses qui sont des classiques de la condamnation des partis de gauche lorsqu’ils sont au gouvernement : les partis de gauche appliquent une politique qui n’est pas la leur — id est, ils importent lorsqu’ils sont dans les gouvernements, les idées de la droite ; les partis de gauche, une fois amenés à gouverner, méprisent leurs engagements vis-à-vis des électeurs et, partant, les électeurs eux-mêmes.
Ces deux thèses sont séduisantes, car elles suggèrent que, finalement, les échecs de la gauche de gouvernement sont liés à une volonté ou une incapacité d’appliquer un « programme » qui serait pourtant bien défini, notamment à la suite du jeu pervers de certains « anciens apparatchiks politiques convertis en hommes d’appareil d’État », pour reprendre l’expression de Bourdieu et consorts. Dans une version plus stéréotypique encore, elles laissent croire à une responsabilité individuelle de chaque politique dans cette « trahison », et suggèrent que, finalement, il suffirait de trouver « quelqu’un de bien » pour que, enfin, soit appliqué le programme de la gauche. D’où les déconvenues successives, à mesure que chaque nouveau « meneur providentiel » finit par reproduire les schémas antérieurs — de Mitterrand à Tsipras, en passant par toute une brochette de figures systématiquement présentées comme l’«alternative vraiment de gauche ». Bien que très répandues et connaissant, on l’a vu, des relais pour le moins prestigieux, ces deux thèses méritent d’être sérieusement nuancées à l’aune de ces « échecs » successifs : il convient en effet de questionner des aspects extrêmement structurels du « jeu politique » pour comprendre les apparentes « trahisons » de la gauche de gouvernement.
Le présent article vise à apporter ces nuances pour le cas des partis sociaux-démocrates et singulièrement du PS belge. Il se base notamment sur une observation interne du fonctionnement de ce parti.
Trahisons ?
La première nuance qu’il faut souligner est que, contrairement à l’image médiatique qui est forgée autour de certaines personnalités, les programmes électoraux comme les propos de certains candidats sont parfois très clairs sur l’orientation des partis « de gauche » dans le sens d’une approche néolibérale du monde social.
S’il est un mérite au travail de Laurent Mauduit autour de la campagne des présidentielles françaises de 2012, c’est justement d’avoir pointé qu’entre le discours du Bourget et nombre de petites phrases largement mises en spectacle jusqu’à l’élection, François Hollande et son entourage — dont Emmanuel Macron et Jean-Pierre Jouyet — annonçaient en réalité d’ores et déjà toute une série de mesures qui allaient clairement dans le sens d’une flexibilisation du droit du travail et d’une austérité budgétaire1. Si bien que la « trahison » de Hollande tient finalement plus de l’incapacité des médias de pointer les ambigüités de son discours et de mettre les grandes phrases empreintes de lyrisme du Bourget annonçant que « l’ennemi est la finance » en perspective avec les conférences données dans les cercles d’affaires et les médias spécialisés.
En Belgique aussi, on aurait tort de négliger le fait qu’au-delà de la mise en spectacle, une série d’axiomes caractéristiques du néolibéralisme ont depuis longtemps fait l’objet de ralliements importants des partis de la gauche de gouvernement. Je pointerai ici en particulier le cas du Parti socialiste : dans le programme pour les élections fédérales de 2014, on trouve, par exemple, comme axe fort du volet économique l’objectif de « soutenir une éducation entrepreneuriale en plaçant l’esprit d’entreprendre dans les compétences clés de la formation tout au long de la vie », ceci passant notamment par « plusieurs animations de sensibilisation à l’esprit d’entreprendre pour chaque élève, au cours de sa scolarité » (p. 84). Participant de la conception néolibérale de l’école comme « fabrique d’entrepreneurs », et par là de la diffusion du modèle de l’individu néolibéral, cette mesure montre à elle seule une certaine désaffection pour une conception solidaire de la société où le moteur premier des individus n’est pas le désir de distinction.
Au-delà du programme politique, on trouvera les mêmes ralliements dans les discours publics de personnalités qu’on ne manque pourtant pas souvent de considérer « vraiment à gauche ». L’ouvrage La gauche ne meurt jamais de Paul Magnette a ainsi été largement présenté dans les médias comme une véritable « remise en cause de la gauche réformiste ». Or dès ses premières pages, citant Robert Castel, Magnette entame pourtant un plaidoyer pour le réformisme, taxant explicitement de populistes certains partis se déclarant révolutionnaires — on devine qu’il vise le PTB. Outre qu’il entend dès lors avant tout aménager un espace à l’intérieur du capitalisme2, il plaide également pour un statut unique des travailleurs sur un mode pour le moins surprenant : « Faire admettre à une organisation défendant les employés qu’elle peut plaider pour une concession auprès de ses affiliés si ceci permet aux centrales ouvrières d’engranger des progrès pour leurs propres membres reste un exercice de solidarité interne difficile […] Même si la négociation risque, à court terme, d’être périlleuse pour elles, les organisations syndicales auraient tout à gagner, à long terme, à reconstruire un contrat unique, gommant la distinction entre “contrat à durée indéterminée” et “contrat à durée déterminée”, entre statuts issus des entreprises privées et des entreprises publiques3. »
Enfin, il conclut le livre par une analyse du phénomène de globalisation de la fête à la manière d’Ibiza, suggérant que ce « nouvel hédonisme » qu’il lie aux jeunes générations et explicitement au développement de multinationales notamment du secteur de l’alcool, est une opportunité pour la gauche qui « est une fête et doit le rester » — ceci s’insérant d’ailleurs dans le chapitre « le nouvel individualisme est une chance pour la démocratie ». Il ne lui vient même pas à l’idée, après avoir pourtant largement disserté sur les inégalités économiques et le retour des rentiers sur la base d’une lecture de Piketty, de proposer quelques éléments de critiques sur l’accessibilité de ces fêtes qu’il encense comme « rempart contre les idéologies totalitaires ». De même, il suggère que le « selfie » est une forme « d’affirmation de soi » qui participe d’une démocratisation des modes, jadis réservées aux grands notables : le selfie rend accessible à tous le portrait de maitre d’autrefois. Or précisément, le selfie et les « like » y liés peuvent être compris comme des modes entrepreneuriaux de gestion de sa propre image, de vente de soi-même dans une recherche de distinction4, et de diffusion généralisée du narcissisme bourgeois, fondement de la conception libérale de l’individu5.
Il nous faut donc insister : la question des trahisons est souvent liée à la perception erronée d’un programme politique. Il ne s’agit pas ici de suggérer qu’il n’y a pas de responsabilité des politiques dans cette fausse perception, ceux-ci étant évidemment amenés à adapter leur discours à leur auditoire afin de plaire à un maximum de monde. Cependant, il s’agit ici de pointer que les éléments permettant de montrer les doubles sens, les ambigüités et les contradictions sont souvent bien moins confidentiels qu’on ne veut le croire, ce qui invalide d’ailleurs certaines hypothèses complotistes. Ce n’est pas un élément anecdotique : en effet, une sorte de mythe bien ancré à gauche depuis le début du XXe siècle est que la réalisation des grands idéaux politiques est systématiquement bloquée par les aspects de la réalité politique, économique et sociale du moment. Lionel Jospin à peine élu se déclarant « impuissant face aux multinationales » pour légitimer la fermeture de Renault-Vilvoorde en 1997 fait ainsi office de figure paradigmatique. Il faut être réaliste, le courage étant « d’aller à l’idéal et de comprendre le réel » — pour prendre la formule du discours d’Albi de Jaurès — et donc, forcément, de s’y résigner quelque peu, surtout quand le « contexte est défavorable aux mesures de gauche ». Or justement, à l’inverse de cette image d’Épinal du « contexte qui force à la résignation », une partie de ce qui semble être des « renoncements » ne l’est tout simplement pas : il s’agit bel et bien de ralliements à priori, c’est donc d’une mutation d’idéaux plus que d’une confrontation à la réalité qu’il s’agit.
Cet effet de ralliement de franges très importantes des partis de la gauche européenne et singulièrement des sociaux-démocrates aux hypothèses néolibérales est déjà connu et documenté. Le blairisme est évidemment l’exemple le plus fréquemment cité, même si c’est sans doute la social-démocratie allemande qui a fait sienne de la manière la plus radicale la pensée ordolibérale. Il faut cependant pointer que l’adoption de « quelques hypothèses » néolibérales choisies « au cas par cas » n’est finalement pas possible : ce qui fait la force du néolibéralisme, c’est précisément d’être une « rationalité globale qui investit d’emblée toutes les dimensions de l’existence humaine [et] interdit toute possibilité d’un prolongement de lui-même sur le plan social ». C’est pour cette raison que Dardot et Laval suggèrent que l’on ne peut pas parler de « social-libéralisme », mais bien de « néolibéralisme de gauche qui n’a plus rien à voir avec la social-démocratie comme avec la démocratie politique libérale6 ».
Militants ou techniciens
La deuxième nuance qu’il faut apporter tient dans la structure des partis eux-mêmes. Cela fait un certain temps que sont produits des travaux sociologiques et ethnographiques traitant des « élites dirigeantes » des partis français et des effets, notamment des évolutions des catégories sociologiques de ces élites sur leurs orientations7. Ainsi, dans le cas des hautes instances du PS français, la lente disparition des profils de « militants » ayant bénéficié d’une ascension interne au profit de professionnels de la politique formés dans les grandes écoles (HEC, ENA…) n’est pas sans expliquer, par exemple, une certaine déconnexion entre le secrétariat national, le bureau national et les militants « de base » des sections.
Dans le cas belge, les approches sociologiques et ethnographiques sont nettement moins courantes. Or elles représentent une clé d’entrée particulièrement féconde pour comprendre certains effets de structure, singulièrement dans un contexte de reconfiguration de la pilarisation de la société. La lente désagrégation des piliers historiques s’accompagne en effet d’une certaine désuétude de ce qui constituait des « écoles de promotion sociale » amenant autrefois des militants issus des milieux populaires à des fonctions de décideurs politiques. Si ce phénomène est particulièrement fort dans le pilier chrétien, notamment à la suite de l’érosion des scores électoraux du CDH, il existe aussi dans le cas du PS, notamment comme conséquence des reconfigurations internes de la FGTB. La professionnalisation des fonctions de cadre au sein du syndicat socialiste, qui s’est traduite aussi par l’embauche de (jeunes) diplômés dans les postes destinés à offrir un support à la négociation comme aux orientations politiques générales, a constitué un frein pour les mécanismes de promotion interne (et de transfert du statut de délégué à celui de permanent). Une certaine distanciation de leadeurs socialistes vis-à-vis de l’action syndicale (comme Paul Magnette) a sans doute également contribué à une relative extinction de la filière « militante » issue du syndicat socialiste. Par ailleurs, entre 1980 et le début des années 2000, une évolution sensible des profils sociologiques des dirigeants du mouvement des jeunes socialistes est également perceptible : ainsi, alors que jusqu’en 1987, les universitaires étaient largement minoritaires, à partir de 2000, ils forment la majorité au sein du conseil d’administration du mouvement. Cette situation est particulièrement criante à Bruxelles, où se sont croisés de nombreux doctorants et docteurs au sein des instances de la Fédération bruxelloise des jeunes socialistes depuis le début du millénaire. Sans mettre ici en cause les convictions portées par les individus, reconnaissons à la suite d’Axel Honneth et de sa théorie de la reconnaissance que l’expérience pratique du mépris social est sans doute un moteur d’engagement bien plus puissant qu’une analyse théorique, aussi fouillée soit-elle8.
Dans un contexte général où le militantisme de gauche (et singulièrement l’activisme syndical) est considéré par un nombre croissant de figures médiatiques comme une forme d’engagement, sinon ringarde, à tout le moins obsolète, le recrutement du personnel politique a évidemment tendance à favoriser les profils plus « techniciens », plus « gestionnaires ». À titre d’exemple, la communication officielle lors de la nomination de Raphaël Jehotte au poste de secrétaire général du groupe PS au Parlement régional bruxellois a mis en avant le fait qu’il soit diplômé en Public Management à la Solvay Brussels School of Economics and Management et l’a qualifié de « spécialiste des questions budgétaires9 ». Cette communication n’a en revanche pas insisté sur son engagement au sein des jeunesses socialistes. En regard, dans les années 1990, ce type de postes était plutôt occupé par des personnalités plus volontiers présentées comme « idéologues ». Ainsi, en avril 1996, Merry Hermanus fraichement nommé au poste de directeur administratif du groupe était présenté dans la communication en tant que « socialiste combattif10 ». Cette évolution implique l’adoption généralisée d’un discours se voulant avant tout « pragmatique » et fondé sur des considérations « techniques » — là où autrefois discours « idéologues » et « gestionnaires » coexistaient bien plus nettement —, c’est-à-dire d’un discours qui finit par ignorer les intérêts dont il est porteur dans le but d’une (auto)conviction d’action rationnelle, selon le schéma classique de Jürgen Habermas, déjà largement décrit dans les années 196011.
Image du collectif
Une troisième nuance intéressante concerne la question de l’image des partis sociaux-démocrates, ou plutôt des logiques sous-jacentes à sa « gestion ». Sans pouvoir entrer ici dans les détails de l’analyse et au risque d’être caricatural, je voudrais suggérer qu’il existe trois grandes époques depuis la fin des années 1950, correspondant à trois logiques : la logique de bloc, la logique de dialogue unifié et la logique d’entreprise. Dans le cas du PS belge, dès les années 1920 et l’exclusion de Joseph Jacquemotte du Parti ouvrier belge, ancêtre du PS, le « droit de tendance » interne est fortement réduit. À la fin des années 1950, dans le contexte du ralliement croissant de membres du parti communiste face à l’intensification de la guerre d’image avec l’URSS, cette limitation devient plus explicite encore, dans le but de « cadenasser » les possibles sorties de ces nouveaux venus. Il nous faut également souligner avec Anne Van Haecht que, dans le cadre des grands conflits scolaires qui émaillent cette décennie, le PS veut absolument garder l’image d’un « bloc unitaire » pour peser en faveur de l’enseignement officiel. Cette logique s’est cependant peu à peu lézardée dès la fin des années 1960 et au cours des années 1970. Dans un contexte où les krachs pétroliers secouent l’économie et où les préoccupations environnementales s’imposent doucement à l’agenda, mais aussi où le débat sur l’avenir wallon monte en puissance (la scission PS-SP ayant lieu en 1978), les années 1970 – 1980 voient ainsi des échanges publics assez réguliers (et parfois acerbes) entre ténors socialistes, dans le cadre d’un « dialogue unifié ». Toutefois, dès le milieu des années 1990 et de la mise en place par le PS de politiques de rigueur budgétaire, un infléchissement se fait à nouveau sentir, avec un retour à une discipline plus grande. Celle-ci est largement renforcée au cours des années 2000, à mesure que les voix divergentes sont de plus en plus relayées dans les médias publics.
Plus encore, à partir déjà de la fin des années 1990, une tendance globale à concevoir le parti comme une entreprise, qui doit « vendre une image » à des « clients », ses potentiels électeurs et soutiens, et l’importance dans ce cadre d’une communication du parti « professionnalisée » et « cadenassée », se marque dans la plupart des partis sociaux-démocrates européens, suivant en cela notamment le modèle du Labour12. Si cette vision entrepreneuriale du parti amène au passage les « conseillers en communication » à prendre de plus en plus d’importance, elle pousse plus généralement tous les ténors politiques à porter plus d’attention aux actes de communication. Le jeu parlementaire en est d’autant plus affecté que les retranscriptions directes se généralisent et, dans ce cadre, les divergences internes qui peuvent apparaitre lors d’un vote sont dramatisées à l’extrême. Ce type de dramatisation est bien évidemment à l’œuvre dans les tensions entre « frondeurs » et « gouvernement » en France depuis quelques années, où l’enjeu finit fréquemment par devenir l’exclusion du PS.
Mais en Belgique, dans un cadre où — on l’a dit — l’idée de « tendances » n’a jamais été très appréciée, il existe également des rappels à l’ordre de ce type, même lorsque les députés « divergents » ne font que s’abstenir. Par exemple, l’abstention de quatre députés socialistes sur des amendements proposés par Écolo et le PTB au texte de la résolution régionale bruxelloise sur le projet de traité de libre-échange transatlantique portée par la majorité (PS-CDH-Défi), leur valut une sévère remontrance, en séance, du chef de groupe, suivie d’un rappel à l’ordre rapporté de manière absolument inexacte dans Le Vif. Or, à bien les regarder, ces amendements correspondent à la position officielle du PS et au texte voté par les socialistes au Parlement régional wallon. Il y a là quelque chose de particulièrement intéressant : la fidélité au groupe l’emporte sur la fidélité aux positions, précisément parce que laisser entrevoir des failles pourrait être considéré comme un aveu de faiblesse ; tout comme une entreprise ne peut laisser le moindre doute sur son indivisible unité derrière son « capitaine » entrepreneur, au risque de subir toutes les attaques du marché.
Notons que, comme le souligne notamment Philippe Marlière dans son analyse du « phénomène » Corbyn, ce type de mécanisme amène forcément à une homogénéisation du discours partisan, qui pousse les militants « de base » et les électeurs de gauche, en regard, à chercher des personnalités divergentes, capables de rompre cette unité apparente.
Se prendre au jeu
Enfin, une quatrième nuance concerne le jeu politique lui-même. Pierre Bourdieu propose une très belle notion pour décrire la manière dont les acteurs d’un champ se « prennent au jeu » : l’illusion. Cette notion sous-entend à la fois une forme d’«aliénation » dans ce jeu et, en même temps, le fait que le jeu est biaisé en faveur de ceux qui disposent notamment par héritage du capital symbolique propre à ce champ. Il souligne d’ailleurs que les « natifs » du champ ont l’avantage de pouvoir n’être pas cyniques, dans la mesure où ils sont finalement toujours favorisés par ce jeu. Outre que cette hypothèse ouvre la possibilité d’une approche plus réaliste que principielle d’action des « fils et filles de », il semble important de souligner que le fait de participer au « jeu » propre au champ politique pousse à en adopter les croyances, même si l’on y est dominé. Les revirements stratégiques, souvent conçus comme du cynisme ou du mépris de l’électeur dans l’analyse ex post, doivent ainsi être contextualisés à l’aune même du calcul opéré au moment de prendre position par l’«acteur politique » considéré.
En la matière, il faut souligner que le champ politique est caractérisé par la mise en valeur des individus auxquels on prête un « sens stratégique » particulier : un bon politique doit être avant tout un excellent stratège, depuis Machiavel au moins. Il est à ce titre, plus fortement que dans d’autres champs, profondément marqué par l’idéologie charismatique, qui valorise le « talent », le « don », le « génie » individuel. Par là, il y a une véritable obligation individuelle à construire un argumentaire reposant sur sa propre personnalité ; et ce d’autant plus que l’individualisation de la société se renforce. Ainsi, il ne suffit pas de dire « je suis candidat du parti pour en appliquer le programme », il faut prouver que l’on est un individu remarquable et si possible, infaillible. Elio Di Rupo est un excellent exemple, allant jusqu’à mener un travail impressionnant sur son propre corps pour prouver son caractère « inoxydable » en dépit du temps qui passe. Cela rend évidemment extrêmement difficile l’énonciation d’un constat d’erreur politique, dès lors, trouver le « ton juste » pour admettre une erreur est mission impossible, ce que le même Di Rupo a évidemment montré avec son « cœur qui saigne ».
Mais au-delà, il amène aussi les politiques à devoir « compter avant tout sur eux-mêmes » au sein des structures auxquelles ils sont affiliés et dont ils tirent leur légitimité, en partant du principe qu’ils ne peuvent pas compter sur le collectif, mais doivent cependant continuer à « jouer » selon les règles collectives. Dans le cas où à priori le rapport de force est connu comme défavorable, cette dynamique biaise fondamentalement le calcul stratégique, amenant plus facilement à des positions d’abstention ou de « oui de combat » — ces mêmes positions qui seront vues comme des trahisons. C’est, par exemple, de cette manière que l’on peut comprendre les stratégies de vote de Marie Arena sur le TTIP au Parlement européen. Alors qu’elle y est opposée, c’est partant du principe d’une minorisation jusque dans son propre groupe qu’elle a défendu un « oui de combat », c’est-à-dire un oui assorti de conditions très strictes, comme position à défendre pour la suite des négociations. Ce qui est intéressant, c’est que ce faisant, elle a supposé à priori que la « mobilisation de la société civile » serait forcément insuffisante pour avoir un effet sur le suivi du traité.
Quelques pistes de conclusion
L’approche que nous avons ici proposée est évidemment partielle et donc très lacunaire. Elle nous semble cependant fonder suffisamment la nécessité d’avoir à tout le moins une approche critique des deux thèses citées d’emblée et, comme corolaire, rappeler l’importance, pour l’analyse, des dynamiques propres au champ politique. En particulier, l’approche ethnographique du travail politique mériterait, en Belgique, un intérêt plus grand — d’autant que la « mécanique institutionnelle » spécifique du pays engendre des dynamiques particulièrement intéressantes à étudier, notamment en termes d’ambigüités de positionnement et de calcul stratégique des acteurs politiques.
Il nous semble également important de pointer que les mythes propres au champ politique, et singulièrement celui du « héros politique de gauche », contribuent à freiner l’analyse compréhensive des évolutions globales des organisations partisanes, institutions qui, à l’instar de toutes les autres, sont affectées par les changements sociaux — de la généralisation du modèle entrepreneurial de gestion à l’individualisation sociale. En la matière, il est d’ailleurs intéressant de souligner que les plus structuralistes des sociologues, lorsqu’ils se tournent vers la politique, s’intéressent soudain tout particulièrement aux « figures de proue » en oubliant quelque peu leurs grilles d’analyses usuelles.
Enfin, je dois pour conclure rappeler que, contrairement à ce qu’une certaine doxa laisse souvent entendre, il n’existe pas de voie médiane entre la logique social-démocrate et la logique néolibérale, tout simplement parce qu’elles partent d’une série d’hypothèses absolument inconciliables et que le néolibéralisme a pour objet d’être un projet cohérent et indivisible, qui concerne tous les aspects de la vie sociale comme de la vie quotidienne. Dès lors, là où il y a emprunt ne fût-ce que de quelques-unes des hypothèses néolibérales, il y a forcément signal d’un naufrage annoncé.
- L. Mauduit, À tous ceux qui ne se résignent pas à la débâcle qui vient, Don Quichotte/le Seuil, 2014. Voir en particulier le chapitre « Le hold up démocratique ».
- P. 65.
- P. 106.
- H. A. Giroux, « Selfie Culture in the Age of Corporate and State Surveillance », Third Text, vol. 29, Iss. 3, 2015.
- L’idée que la recherche de distinction des « riches vaniteux » est un moteur économique efficace est l’une des thèses importantes de l’utilitarisme benthamien.
- P. 469 – 470.
- Bachelot C., « L’ethnographie des dirigeants de partis. Le cas du Parti socialiste », Genèses 2/2011 (n° 83), p. 118 – 132.
- A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Cerf, 2010.
- Communiqué de la Fédération bruxelloise du PS, 7 octobre 2015, www.psbruxelles.be/actualite/205.
- Le Soir, 5 avril 1996.
- Voir J. Habermas, « Scientifisation de la politique et opinion publique », La technique et la science comme « idéologie », Tel/Gallimard, 2011.
- Faucher-King F., « La « modernisation » du parti travailliste, 1994 – 2007. Succès et difficultés de l’importation du modèle entrepreunarial dans un parti politique », Politix 1/2008 (n° 81), p. 125 – 149.