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Hiver 60, de Thierry Michel

Numéro 11 Novembre 2010 par Béatrice Chapaux

novembre 2010

Réa­li­sé dans des condi­tions maté­rielles très dif­fi­ciles, Hiver 60, le film de Thier­ry Michel, mêlant images d’ar­chives et fic­tion, retrace le contexte de la grève : crise char­bon­nière, déco­lo­ni­sa­tion du Congo, rup­ture du consen­sus social dans l’op­po­si­tion à la Loi unique. Au-delà de l’eu­pho­rie de la pers­pec­tive d’un chan­ge­ment, le film acte la fin d’une culture ouvrière et syn­di­cale et la prise de conscience que ce qui avait bâti une région était en train de som­brer. Les ensei­gnants comme les parents semblent avoir refu­sé de trans­mettre aux géné­ra­tions sui­vantes ces moments qui ont ébran­lé leurs repères. Le déni est une œuvre col­lec­tive et sub­tile, le film per­met d’en retrou­ver la mesure. Il montre qu’un tel oubli néces­site la par­ti­ci­pa­tion de tous, tout comme le chan­ge­ment social.

Les grandes grèves de 60, c’est un trou de mémoire col­lec­tif. Nom­breux sont ceux qui ont déve­lop­pé une théo­rie à ce pro­pos. Ma dis­trac­tion est trop sys­té­ma­tique pour m’autoriser à en déve­lop­per une quel­conque concer­nant l’oubli, même si celui-ci est par­ta­gé. Mais elle me per­met de beau­coup appré­cier les aide-mémoires. Et j’ai donc toutes les rai­sons d’apprécier le film de Thier­ry Michel1, Hiver 60, qui est une anti­sèche de cette époque tout en étant une ode à la Wal­lo­nie et aux utopies.

La genèse du film

Les fleuves ont très tôt ins­pi­ré Thier­ry Michel2. Il nait en bord de Sambre et rejoint ensuite les quais de la Meuse. Et comme cha­cun sait, les cours d’eau marquent les esprits. Les confluents auront une inci­dence par­ti­cu­lière sur l’œuvre de Thier­ry Michel. Il est enfant au moment des grèves de 60 et arpente la ville avec son frère. Il décou­vri­ra un monde scin­dé entre ceux qui ont peur et ceux que l’on craint ; il sera confron­té à une force vive contre laquelle la bour­geoi­sie se bar­ri­cade. Les sou­ve­nirs de ces moments revien­dront au moment où la conscience poli­tique prend forme et l’engagement se définit.

Les pre­mières réa­li­sa­tions de Thier­ry Michel sont mar­quées pas le sou­ci de témoi­gner de cette « lutte col­lec­tive ». Dans le cadre de ses études à l’Institut des arts de dif­fu­sion (IAD), il évoque les grèves de mineurs turcs au Lim­bourg et celle des mineurs à Char­le­roi. Ensuite, avec Pays noir, pays rouge, il rend hom­mage à Char­le­roi dont il décrit les cou­leurs, « le rouge pour ses colères ouvrières et le noir pour le char­bon et l’industrialisation ».

Ensuite, « chô­meur mili­tant et actif », il entame une enquête sur les grèves de 60. Il se docu­mente, « remonte la Wal­lo­nie » et ren­contre les lea­deurs de la grève. Il regrette amè­re­ment de n’avoir pu, en rai­son de contraintes tech­niques et finan­cières, gar­der traces de ces entre­tiens dont le carac­tère excep­tion­nel se révèle aujourd’hui.

Le pro­jet d’un docu­men­taire inti­tu­lé La Mai­son du peuple s’esquisse avec sa com­plice Chris­tine Pireaux. La forme évo­lue­ra au gré des ren­contres et d’aléas divers. Il fera notam­ment la connais­sance de Jean Lou­vet, acteur de la grève de 60 à La Lou­vière en tant que syn­di­ca­liste ensei­gnant et qui venait de réa­li­ser la pièce Le train du bon Dieu. Le grand dra­ma­turge wal­lon influen­ce­ra le cours de ce qui devien­dra le film Hiver 60. La ren­contre a été « fon­da­men­tale et fon­da­trice » ain­si que l’avait été celle avec le réa­li­sa­teur Paul Meyer, auteur notam­ment de Déjà s’envole la fleur maigre.

La construction du scénario

L’œuvre en cours évo­lue vers la fic­tion. Jean-Louis Comol­li, réa­li­sa­teur et ancien rédac­teur en chef des Cahiers du ciné­ma, rejoint le trio, qui avait par­ti­cu­liè­re­ment appré­cié ses films, comme La Ceci­lia, qui dépeint la vie d’une com­mu­nau­té anar­chiste. Il leur apporte sa tech­nique d’écriture et sa réflexion sur le docu­men­taire et le ciné­ma. Le film ne tient pas à uni­que­ment à repré­sen­ter une démarche indi­vi­duelle, il se construit col­lec­ti­ve­ment. Le scé­na­rio s’écrit à quatre, au départ des enquêtes réa­li­sées par Thier­ry Michel et Chris­tine Pireaux.

Le pro­jet ne se dépar­tit pas de son objec­tif pre­mier : por­ter un témoi­gnage. La grève se dira par les per­son­nages, mais aus­si par dix séquences d’archives qui ponc­tuent le film « comme le res­sac du col­lec­tif qui emporte les des­tins indi­vi­duels », et s’intègrent au scé­na­rio venant lui faire écho. Elles seront retravail­lées : à cer­taines, de la musique est inté­grée ; d’autres extraits sont rebrui­tés. L’alternance des images d’archives en noir et blanc et de la cou­leur de la fic­tion rap­pelle que le film consti­tue déjà une mise en abyme des évè­ne­ments historiques.

Les emprunts aux archives sont de natures très dif­fé­rentes, on y voit le mariage de Bau­douin Ier, le dis­cours du ministre Eys­kens annon­çant le vote de la Loi unique ain­si que des scènes où des mani­fes­tants se font tabas­ser. Cer­taines montrent une vio­lence froide et révèlent com­ment l’Histoire s’exécute au quo­ti­dien. Ces extraits d’archives repré­sen­taient le seul moyen de rendre compte des grands mou­ve­ments de foule tels que ceux qui ont eu lieu devant la gare des Guille­mins à Liège lorsque les gré­vistes se ren­dirent compte de la pré­sence de mili­taires. Le bud­get de pro­duc­tion extrê­me­ment res­treint inter­di­sait d’envisager de recons­ti­tuer ces scènes de foule.

Les séquences emprun­tées rap­pellent le tour­nant his­to­rique de l’année 1960 qui voit le mariage du roi Bau­douin et de Fabio­la de Mora y Ara­gon, la déco­lo­ni­sa­tion et ces grandes grèves. Avec le temps, le carac­tère unique de cette conjonc­ture s’est effa­cé. Le film rap­pelle la syn­chro­ni­ci­té des évè­ne­ments et les liens sub­tils qui les unissent, dont les craintes engen­drées par l’impact éco­no­mique de la perte du Congo et le vote qui s’ensuivit d’une loi d’austérité dite « Loi unique ».

Le combat de la production

La pro­cé­dure de sub­si­dia­tion d’un film est tou­jours longue et hasar­deuse et c’est un lieu com­mun que de s’en plaindre. Néan­moins, celle d’Hiver 60 se démarque par son carac­tère extrê­me­ment pénible. Son réa­li­sa­teur la narre encore aujourd’hui comme un valeu­reux com­bat pour obte­nir le res­pect des paroles données.

Le pre­mier pro­jet3, alors docu­men­taire-fic­tion, est dépo­sé en 1977. La com­mis­sion allouant les aides à la pro­duc­tion, inté­res­sée, réoriente le pro­jet vers la fic­tion. Jean Lou­vet et Jean-Louis Comol­li, on l’a dit, rejoignent à cette époque Chris­tine Pireaux et Thier­ry Michel. Une somme leur sera attri­buée. Mais, en 1980, Albert Demuy­ter, ministre libé­ral, hérite de cette com­pé­tence et refuse de déblo­quer les fonds pro­mis par la com­mis­sion. Il s’agit d’une pre­mière en Bel­gique. La déci­sion se jus­ti­fie par le refus de sou­te­nir un ciné­ma « trop enga­gé » comme La Mai­son du peuple (titre qui avait alors été don­né au pro­jet). La presse com­mente de manière très variée cette déci­sion : elle l’applaudit ou la fus­tige. Ces réac­tions confir­maient qu’évoquer les évè­ne­ments de 1960 demeu­rait un tabou dans la socié­té belge.

L’équipe devra attendre trois légis­la­tures, et que la mobi­li­té poli­tique mette un ministre socia­liste, Jean-Mau­rice Dehousse, en charge du ciné­ma, pour obte­nir les sub­sides. Ces errances ne seront pas sans consé­quences et le bud­get se réduit à une peau de cha­grin quand la déci­sion devient effective.

Les éco­no­mies ont dû être mul­tiples et la pro­duc­tion a notam­ment dû renon­cer au pro­jet d’engager cer­tains des acteurs pres­sen­tis, comme Bru­no Cre­mer pour incar­ner le per­son­nage du syn­di­ca­liste bureau­cra­tique. Il sera rem­pla­cé par Jean Lou­vet, qui de dia­lo­guiste et scé­na­riste pas­sa à « acteur ama­teur de sau­ve­tage du film » comme le défi­nit aujourd’hui Thier­ry Michel. Néan­moins, Phi­lippe Léo­tard, contac­té pour jouer le rôle prin­ci­pal, accep­ta de res­treindre ses émo­lu­ments afin de per­mettre au pro­jet d’aboutir.

Les res­tric­tions de bud­get ont éga­le­ment contraint à limi­ter les lieux de tour­nage à un péri­mètre de trente kilo­mètres autour de Bruxelles. Au-delà, les frais de dépla­ce­ment auraient été trop lourds pour la pro­duc­tion. Les pay­sages wal­lons durent s’imaginer dans la péri­phé­rie bruxel­loise. Lorsque dans le film, Phi­lippe Léo­tard caresse un bos­quet, ceux qui connaissent les ondu­la­tions wal­lonnes ont pu ima­gi­ner recon­naitre un bos­quet d’aubépine de la Thu­di­nie alors que le buis­son ne devait pas être ori­gi­naire d’une val­lée plus loin­taine que celle de Clabecq.

Cha­cun consen­tit à des effort afin de per­mettre au film d’aboutir. Thier­ry Michel se sou­vient que les tech­ni­ciens avaient accep­té de tra­vailler pour un salaire infé­rieur au mini­mum syn­di­cal. Le scé­na­rio devait sans cesse être réécrit, s’adaptant aux nou­veaux aléas. Sou­ve­nirs pour lui d’un épui­se­ment phy­sique et moral. Et il n’a pas oublié le cadeau de l’équipe tech­nique à la fin du tour­nage, un pavé embal­lé dans du papier de soie comme sym­bole de la grève et de leur résistance.

La lutte fut rude et longue. Mal­gré le déblo­cage des fonds, les embuches se mul­ti­plièrent et Thier­ry Michel y voit encore l’expression d’une volon­té d’entraver le pro­jet d’évoquer ces grèves. Après deux semaines de tour­nage, la camion­nette de la régie sera volée, avec les acces­soires prin­ci­paux, dont la moto. Elle sera retrou­vée dans un champ. Deux semaines plus tard, la camion­nette dis­pa­rait à nou­veau. Le hasard ne peut expli­quer la récur­rence selon lui, mais le carac­tère opi­niâtre de la cen­sure le permet.

Les destins individuels

Au-delà de l’histoire col­lec­tive s’écrit celle de ceux qui ont vécu et par­ti­ci­pé à ces grèves, dont elles ont mar­qué le des­tin et pour qui elles furent le plus sou­vent un moment de cathar­sis. L’élaboration des per­son­nages ne se dépar­tit pas de la dyna­mique docu­men­taire et les per­son­nages sont ins­pi­rés de per­sonnes ayant réel­le­ment exis­té. Cha­cun est emblé­ma­tique d’un des divers posi­tion­ne­ments pos­sibles au cours de ces évènements.

André (joué par Phi­lippe Léo­tard), fils d’Émile (joué par Chris­tian Bar­bier), repré­sente l’espoir dans le chan­ge­ment. Il aspire à une rup­ture dans la socié­té, mais éga­le­ment dans son quo­ti­dien d’homme marié sans enfants et de fils encom­bré par le modèle de son père. Son per­son­nage est ins­pi­ré par Gus­tave Dache, très jeune gré­viste en 1960. Il pas­sa plus d’un an en sana­to­rium après avoir été « pris dans un jet d’autopompe gla­cé » et être ren­tré chez lui à moto. André et son véhi­cule sont une sorte de fil rouge durant tout le film.

Émile, le père, sait, comme savent les anciens dans les socié­tés mar­quées par le poids de la tra­di­tion, avec l’exaspération que cela peut engen­drer pour les géné­ra­tions qui leur suc­cèdent, tout par­ti­cu­liè­re­ment dans une socié­té dont les modèles sont en train de s’effriter. Le père est aus­si celui qui pose « un des actes les plus impor­tants du film, un acte de sabo­tage ». Cet acte est posé « dans le cadre d’une asso­cia­tion et d’une déci­sion col­lec­tive » alors que les illu­sions sont en train de se dis­soudre et que reten­tit l’hallali. Leur froide déter­mi­na­tion qui ne manque pas d’évoquer Les Justes, de Camus — sans doute éga­le­ment en rai­son des dia­logues, cou­pés au cor­deau, de Jean Lou­vet — où des hommes tentent de lut­ter contre ce qu’ils estiment être une tyran­nie tout en sachant leur geste désespéré.

La rela­tion père-fils, chère à Jean Lou­vet, a une place impor­tante dans le film. Thier­ry Michel note aujourd’hui qu’elle a per­mis d’aborder la confron­ta­tion entre l’émergence des dési­rs indi­vi­duels et le bien de la col­lec­ti­vi­té. Le choc des géné­ra­tions se vit aus­si à d’autres niveaux : dans le jeune couple, on se tutoie et c’est la femme qui décide tan­dis que dans le couple des parents, on se vou­voie et la femme acquiesce. Bien sûr, avec intel­li­gence, sagesse et sug­ges­tion. Mais les femmes ne sont pas can­ton­nées dans des rôles d’épouse. Monique (jouée par Fran­çoise Bette) repré­sente ain­si une jeune mère céli­ba­taire en quête de son iden­ti­té et à qui les évè­ne­ments don­ne­ront l’occasion de prendre conscience de sa sen­sua­li­té et de se découvrir.

Camille (joué par Jean Lou­vet) repré­sente le syn­di­ca­liste d’entreprise en totale rup­ture avec sa base et rom­pu à la langue de bois avec lequel le délé­gué de base (Paul Lou­ka) doit conci­lier, ten­tant d’intégrer la logique de l’institution syn­di­cale sans tra­hir les reven­di­ca­tions et espoirs de ceux qu’il repré­sente et dont il se sent proche.

Une Wallonie solidaire

Hade­lin Tri­non4 disait : « Il n’y a pas de ciné­ma en Wal­lo­nie, il n’y a que quelques hasards wal­lons d’un ciné­ma pos­sible. » Quand Thier­ry Michel contacte Jean Lou­vet se noue un de ces mer­veilleux hasards. À l’époque, Jean Lou­vet vou­lait aban­don­ner le théâtre. Il consi­dé­rait le ciné­ma « comme le grand art du XXe siècle5 » et était convain­cu que la Wal­lo­nie « est une socié­té qui doit avoir un ciné­ma propre » : « La Wal­lo­nie est une socié­té qui doit se voir au ciné­ma, dans son espace, dans ses corps, dans ses lumières, dans ses pay­sages ; c’est très impor­tant que la socié­té wal­lonne ait le reflet de cela et que sym­bo­li­que­ment elle ne peut accé­der à un sta­tut de petite nation que si elle passe à tra­vers le cinéma. »

Cet engoue­ment ne fut pas extrê­me­ment fédé­ra­teur. Ain­si que le rap­pelle Thier­ry Michel, la Wal­lo­nie et l’histoire wal­lonne se filment peu. Hor­mis Paul Meyer (Déjà s’envole la fleur maigre), Luc de Heusch (Jeu­di on chan­te­ra comme dimanche) et les frères Dar­denne (Je pense à vous), les cinéastes les ont peu abor­dée par le biais de la fic­tion. Les frères Dar­denne se sont ensuite dépar­tis d’une logique de ter­roir et repré­sentent aujourd’hui le social dans une socié­té a‑territoriale. Thier­ry Michel envi­sage leurs films comme des « chro­niques de la rédemp­tion dans les marges de la classe ouvrière et de ses exclus ».

Hiver 60 n’en est que plus par­ti­cu­lier dans ce contexte. Le Wal­lon qui s’exile s’interroge sur le fonc­tion­ne­ment du reste du monde. Il s’étonne, par exemple, de la froi­deur de l’accueil ailleurs : chez lui, sitôt le seuil fran­chi, on offre un siège, à boire et à man­ger dans la même fou­lée. Il se demande alors si le « met­tez-vous » se dit dans les autres langues. Il n’ose pas poser de ques­tions, tant il est dif­fi­cile d’expliquer ces habi­tudes qui consti­tuaient ses repères. Paul, André, Émile et les autres les par­tagent avec évi­dence. Dans le film, les enfants se consolent en pré­pa­rant des galettes, être un peu enve­lop­pé ras­sure les anciens qui se sou­viennent des périodes où ils ont eu faim ou des famines qui leur ont été racon­tées. Quand « l’enveloppé » paraît, les visages s’illuminent et arrive le « voi­là un bia gar­çon ». Voir Ron­ny Cout­teure se tor­tiller devant le com­pli­ment est un pur bonheur.

Chaque Wal­lon sait sa langue unique, ne deman­dez pas à ceux de Seraing de par­ler celle de Gil­ly. Et pour­tant, dans le film, grâce aux dia­logues de Jean Lou­vet, tous com­mu­niquent en par­ta­geant une approche sin­gu­lière de la syn­taxe et de la gram­maire qui semble onto­lo­gi­que­ment wallonne.

En 1982, quand le film sort, la presse loue « l’exhumation d’un mor­ceau d’histoire récente qui conti­nue à empê­trer les Wal­lons » en recon­nais­sant com­bien il était « redou­table de s’y atta­quer6 ». Les cri­tiques sou­lignent des mor­ceaux de bra­voure « qui valent à eux seuls la vision d’Hiver 60 : la danse dans le café sur la musique de l’Internationale, le par­cours du guide vers la Mai­son du peuple, le récit du bate­lier fla­mand, la soi­rée de Nou­vel An, la répres­sion de la mani­fes­ta­tion » en concluant « Caro­los et Lié­geois, vous allez, si vous l’osez, vous recon­naitre ». La liste n’est pas exhaus­tive, elle se doit d’intégrer notam­ment la scène nous par­lant du bon usage du beurre sur les cougnous.

Thier­ry Michel avait la volon­té de réa­li­ser un film ancré dans la réa­li­té qu’il fil­mait et il a han­té les salles de théâtre wal­lon à la recherche d’acteurs. Il y a notam­ment ren­con­tré le mémo­rable dan­seur de l’Inter­na­tio­nale. Il a éga­le­ment employé deux ténors wal­lons : Paul Lou­ka et Bob Deschamps.

Phi­lippe Léo­tard, dont le nom peut intri­guer dans cette dis­tri­bu­tion, trouve natu­rel­le­ment sa place dans ce cas­ting car plus qu’un esprit régio­na­liste, c’est celui d’une groupe d’utopistes dont beau­coup ont pu se sen­tir et se sentent encore proches dont il rend compte. Récem­ment, Richard Boh­rin­ger7 évo­quant Phi­lippe Léo­tard le qua­li­fiait de « sei­gneur abso­lu de la poé­tique et du rayon­ne­ment» ; et, dans cette emphase, on peut recon­naitre le carac­tère d’André dans Hiver 60.

Des grèves, Thier­ry Michel ne retient pas les décla­ra­tions régio­na­listes d’André Renard ; il exprime une Wal­lo­nie soli­daire de la Flandre par le biais de la lutte des classes. Ce sont deux cinéastes très enga­gés, Franz Beyens et Robbe De Hert qui jouent des ouvriers venus de Flandre sou­te­nir leurs cama­rades. Une des scènes d’anthologie est celle du bate­lier fla­mand évo­quant sa mère et sa sœur priant pour les chiens morts de la châ­te­laine afin de rece­voir l’aumône. Loin de pen­ser à un encla­ve­ment de la Wal­lo­nie, il voit une « iden­ti­té en lien » grâce à la soli­da­ri­té des oppri­més en lutte.

Thier­ry Michel vou­lait que le film repré­sente la culture ouvrière qui pré­va­lait à cette époque dans la lec­ture de ces évè­ne­ments de l’hiver 60. Le film exprime la volon­té de chan­ger le rap­port entre le capi­tal et le tra­vail, la quête mar­xiste, l’euphorie de l’illusion pos­sible qui fut confron­tée au cou­pe­ret. Les sym­boles sont nom­breux qui montrent com­bien les repères sont en train de chan­ger. On y fête déjà Noël, pour être ensemble, sans aucune conno­ta­tion reli­gieuse. L’Église appa­rait par le biais du mes­sage radio­pho­nique d’un de ses évêques qui vient expri­mer la rup­ture entre les auto­ri­tés reli­gieuses et ceux qui se reven­diquent de leurs valeurs.

Thier­ry Michel rap­pelle com­bien la pro­jec­tion du film, un 1er mai, avait ému les spec­ta­teurs car il per­met­tait de rap­pe­ler les aspects posi­tifs de la lutte des classes, ter­mi­no­lo­gie aujourd’hui ban­nie et dont le film se nour­rit sans crainte. Aujourd’hui, dans une socié­té néo­li­bé­rale, ces images prennent un autre sens.

Le film se ter­mine quelques jours après l’annonce du vote de la Loi unique, cha­cun s’étant réveillé avec quelques illu­sions per­dues. Pour Thier­ry Michel, l’image qui clô­ture le film, le tableau noir effa­cé par le pro­fes­seur au moment de la ren­trée des classes, signi­fie que l’Histoire reprend son cours. Mais la grille de lec­ture de cette der­nière séquence peut être très variée. Tout comme celle de la grève.

En un mot, Hiver 60 per­met de retrou­ver la dimen­sion his­to­rique de ce grand mou­ve­ment. Et d’oser en accep­ter les dif­fé­rentes significations.

  1. Cet article a été réa­li­sé au terme d’une inter­view de Thier­ry Michel en sep­tembre 2010 et les pro­pos entre guille­mets repro­duisent ses pro­pos. Je le remer­cie pour le temps qu’il m’a accordé.
  2. Après un film sur l’univers car­cé­ral, Hôtel par­ti­cu­lier, Thier­ry Michel rompt avec l’enfermement et part vers d’autres conti­nents. Il prend ses dis­tances avec l’utopie, s’arrête au Maroc où il réa­lise Issue de secours et part au Bré­sil pour réa­li­ser Gosses de Rio et À fleur de terre, ins­pi­rés de romans de Conrad Detrez. Il s’intéresse ensuite à l’Afrique et réa­lise Le cycle du ser­pent, un por­trait des lais­sés-pour-compte du Zaïre, et ensuite Soma­lie, l’humanitaire s’en va-t-en guerre qui inter­roge le bien­fon­dé de l’aide armée inter­na­tio­nale. Les der­niers colons évoque l’héritage colo­nial et la pré­sence belge blanche au Zaïre, Don­ka, radio­sco­pie d’un hôpi­tal afri­cain décrit un hôpi­tal de Cona­kry en Gui­née, Congo River remonte le fleuve majes­tueux, Katan­ga-Busi­ness est une para­bole sur la mon­dia­li­sa­tion sous forme d’un thril­ler éco­no­mi­co-poli­tique et Mobu­tu, roi du Zaïre… Outre ces fic­tions, il a réa­li­sé un docu­men­taire sur le rap­port entre Zaï­rois et colons blancs, Nos­tal­gie post­co­lo­niale. Durant de brefs retours en Bel­gique, il a réa­li­sé La grâce per­due d’Alain Van Der Biest.
  3. Alors inti­tu­lé « Que sont deve­nus en ’77 les anciens de ’60 ?»
  4. Cité par Robert Neys, « Une morale du ciné­ma », W’allons-nous ?, n° 11, 1984.
  5. Chris­tophe Frai­pont et Véro­nique Jani­cki, « His­toire de la pro­duc­tion », W’allons-nous ?, n° 11, 1984.
  6. Michel Hubin, Le Soir, jeu­di 4 novembre 1982.
  7. Richard Boh­rin­ger, « Je ne serais pas arri­vé là si…», Le Monde Maga­zine, 2 octobre 2010.

Béatrice Chapaux


Auteur

Magistrate et écrivaine. Elle a également une expérience dans l’humanitaire et dans nombre de pays en transition démocratique. Elle a notamment travaillé au Rwanda et pour le TPIR, Tribunal pénal international pour le Rwanda.