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Histoire mondiale de la France, ouvrage collectif

Numéro 6 – 2021 - France histoire livre par Geneviève Warland

septembre 2021

Ce livre, paru en 2017 et réédi­té un an plus tard dans la col­lec­tion de poche « Points His­toire » avec quinze textes sup­plé­men­taires (1088 pages au for­mat de poche), marque une étape dans la concep­tion et l’écriture de l’histoire natio­nale. Sur le plan poli­tique, il répond à un enjeu iden­ti­taire : com­ment mon­trer par l’histoire qu’un pays, un […]

Un livre

Ce livre, paru en 20171 et réédi­té un an plus tard dans la col­lec­tion de poche « Points His­toire » avec quinze textes sup­plé­men­taires (1088 pages au for­mat de poche2), marque une étape dans la concep­tion et l’écriture de l’histoire natio­nale. Sur le plan poli­tique, il répond à un enjeu iden­ti­taire : com­ment mon­trer par l’histoire qu’un pays, un peuple, une nation est, par essence, com­po­sé d’éléments divers et tra­ver­sé d’influences mul­tiples ? Sur le plan his­to­rio­gra­phique, il ouvre la voie à une autre forme d’histoire natio­nale : un récit ne repo­sant plus sur une téléo­lo­gie, mais offrant une vision écla­tée, kaléi­do­sco­pique, laquelle intègre des moments fon­da­teurs et des évè­ne­ments moins connus ou plus ano­dins, qui concernent le ter­ri­toire qui est deve­nu la France de manière pro­gres­sive et — comme le déter­mi­nisme est à pros­crire du champ his­to­rique — hasardeuse.

Dans un numé­ro de La Revue nou­velle, nous pré­sen­tions la tra­duc­tion fran­çaise de l’His­toire mon­diale de la Flandre3, direc­te­ment ins­pi­rée de l’His­toire mon­diale de la France. L’ouvrage fran­çais diri­gé par le médié­viste Patrick Bou­che­ron a, en effet, fait des émules : entre 2017 et 2020 ont paru sur le même modèle (entrées par dates et textes courts rédi­gés par des spé­cia­listes) une Sto­ria mon­diale dell’Italia (2017), une Sto­ria mon­diale del­la Sici­lia (2018), une Wereld­ges­chie­de­nis van Neder­land (2018), une Histò­ria mun­dial de Cata­lu­nya (2018) et une His­to­ria mun­dial de España (2018), enfin une Deut­schland : Glo­bal­ges­chichte einer Nation (2020). Nous ren­drons encore compte pro­chai­ne­ment de plu­sieurs de ces « his­toires mon­diales de…».

Un tel modèle de livre volu­mi­neux et dense, forme de com­pen­dium ras­sem­blant un ensemble de savoirs utiles en un texte acces­sible et agréable à lire, a mani­fes­te­ment la cote aujourd’hui, comme le montre le suc­cès mon­dial ren­con­tré par Sapiens. Une brève his­toire de l’humanité de l’historien et phi­lo­sophe israé­lien, Yuval Noah Hara­ri, édi­té en anglais en 2015 et en fran­çais en 2017. Cela étant, mis à part le fait que Sapiens et l’His­toire mon­diale de la France sont des his­toires sur un temps très long et des best­sel­lers, elles se dif­fé­ren­cient en un aspect fon­da­men­tal : la pre­mière pro­pose un méta­ré­cit mû par une recherche de cohé­rence et d’unité expli­ca­tive, alors que la der­nière four­nit une mul­ti­tude de récits qui pré­sentent autant de points de vue sur la France.

Quels sont donc les prin­cipes direc­teurs de l’His­toire mon­diale de la France ? Quel en est le conte­nu ? Ce livre ren­contre-t-il ses objec­tifs ? Pour­quoi est-il inté­res­sant à lire ?

Une histoire réflexive et transnationale

Comme les coor­di­na­teurs de l’ouvrage l’indiquent dans leur intro­duc­tion, leur pro­jet se pose contre une his­toire iden­ti­taire (tour­née vers le pas­sé natio­nal et cri­ti­quant la diver­si­té cultu­relle) en adop­tant une pos­ture à la fois réflexive (mon­trant les méca­nismes de construc­tion de l’histoire) et rétros­pec­tive : il s’agit d’«écrire dif­fé­rem­ment la même his­toire » en « expliqu[ant] la France par le monde, […]: tout l’effort vise en somme à défaire la fausse symé­trie de la France et du monde » (p. 13).

Une telle entre­prise n’est pas une nou­veau­té dans l’historiographie fran­çaise. D’une part, le grand his­to­rien fran­çais, Jules Miche­let, chantre d’un natio­na­lisme ouvert, avait expri­mé dans son Intro­duc­tion à l’histoire uni­ver­selle (1831) la néces­si­té d’une his­toire de la « France qui s’explique avec le monde » (p. 10 et 13). D’autre part, l’École des Annales sert de point d’appui, avec son fon­da­teur Lucien Febvre ren­voyant à la « capa­ci­té de débord » de la civi­li­sa­tion fran­çaise (p. 11) et son suc­ces­seur Fer­nand Brau­del plai­dant pour une « his­toire-monde » et une « his­toire de France par sa diver­si­té » (p. 12). Au-delà du contexte his­to­rio­gra­phique natio­nal, c’est dans l’histoire trans­na­tio­nale et glo­bale que les auteurs situent leur pro­jet. Un livre reçoit une men­tion par­ti­cu­lière comme source d’inspiration : A Nation among Nations : America’s Place in World His­to­ry de Tho­mas Ben­der, consa­cré à la guerre de Séces­sion en rap­port avec d’autres guerres d’indépendance, contri­buant de la sorte à dimi­nuer le pré­ten­du carac­tère excep­tion­nel de l’histoire des États-Unis (p. 12 – 13).

La pers­pec­tive adop­tée — consi­dé­rer un phé­no­mène his­to­rique par com­pa­rai­son avec d’autres de même nature qui lui sont contem­po­rains et mettre en évi­dence des liens par-delà les fron­tières natio­nales — per­met de réduire l’effet de gros­sis­se­ment qui carac­té­rise le « natio­na­lisme métho­do­lo­gique » (Ulrich Beck), à savoir une approche se situant dans un cadre exclu­si­ve­ment natio­nal. Une telle pers­pec­tive n’est pas neuve, et il revient à l’historien belge de renom­mée inter­na­tio­nale, Hen­ri Pirenne, de l’avoir défi­nie dans son dis­cours d’ouverture du cin­quième Congrès inter­na­tio­nal des sciences his­to­riques à Bruxelles en 1923 : « De la méthode com­pa­ra­tive en histoire ».

Dès lors, les prin­cipes direc­teurs de l’ouvrage consis­tant à réécrire le récit natio­nal pour mon­trer les influences reçues de l’étranger et les inflexions don­nées à l’extérieur de la France et pour com­battre le pré­ten­du carac­tère d’exceptionnalité d’évènements au fon­de­ment des construc­tions iden­ti­taires natio­nales ne sont pas nou­veaux. En revanche, ce qui est nova­teur est le for­mat choi­si : cette his­toire est racon­tée de manière ponc­tuelle, par frag­ments, en asso­ciant des élé­ments plus connus à d’autres qui le sont moins et en met­tant en évi­dence les aspects trans­na­tio­naux de ces faits, actions, créa­tions. Telle est la démarche vivi­fiante qui sous-tend les contri­bu­tions du livre. À cet égard, il s’agit déjà d’une réussite.

Une histoire foisonnante, intéressante et divertissante

Sur le plan du conte­nu, l’His­toire mon­diale de la France est une his­toire géné­rale. D’un côté, il s’agit d’une his­toire longue de la France de la Pré­his­toire au XXIe siècle. De l’autre, elle se foca­lise sur des évè­ne­ments et phé­no­mènes poli­tiques, éco­no­miques, sociaux, cultu­rels, reli­gieux, tech­niques et aus­si envi­ron­ne­men­taux et cli­ma­tiques, bref un spectre très large.

Comme déjà signa­lé, le récit n’est pas linéaire, et il signe le retour de la chro­no­lo­gie comme mode de struc­tu­ra­tion. Une chro­no­lo­gie quelque peu imper­ti­nente avec des dates moins connues (1550 ACN, 360, 910, 1357, 1494, 1664, 1751, 1825, 1842, 1913, 1931, 1961, 1979…) qui cha­cune sont por­teuses d’évolutions futures dans les domaines poli­tiques, éco­no­miques ou cultu­rels. Ces dates côtoient les césures clas­siques (52 ACN, 800, 1214, 1515, 1685, 1789, 1848, 1871, 1914, 1944, 1989…) qui relèvent géné­ra­le­ment du poli­tique. On trouve par­fois deux entrées pour une même date, et un nombre inégal d’entrées sont regrou­pées en seg­ments tem­po­rels qui tranchent, eux aus­si, avec la pério­di­sa­tion tra­di­tion­nelle (Pré­his­toire, Anti­qui­té, Moyen Âge, Temps modernes, époque contem­po­raine). Les coor­di­na­teurs du pro­jet le recon­naissent d’emblée : leur sélec­tion a été réa­li­sée selon le prin­cipe de plai­sir et de manière aléa­toire (p. 15). Et ce serait donc l’effet du hasard si les noms les plus fré­quem­ment cités sont Charles de Gaulle, Louis XIV et Napoléon !

Les sec­tions du livre ont été décou­pées autour de moments char­nières qui rejoignent l’idée de base de l’His­toire mon­diale de la France, à savoir le trans­na­tio­nal. La pre­mière sec­tion inti­tu­lée poé­ti­que­ment « Aux pré­mices d’un bout du monde » contient de très belles contri­bu­tions, notam­ment sur la grotte Chau­vet où l’étonnement res­sen­ti par le visi­teur au moment de sa décou­verte se mêle à l’interprétation des pein­tures parié­tales et à l’histoire de l’homme de Cro-Magnon. « De l’Empire à l’Empire » débute par l’acceptation de l’élite gau­loise au sénat de Rome (et donc leur recon­nais­sance comme citoyens) sous le règne de Claude pour se ter­mi­ner sur le cou­ron­ne­ment de Char­le­magne comme empe­reur par le Pape à Rome en 800, signant la rup­ture entre les deux chré­tien­tés et le décen­tre­ment du pou­voir impé­rial vers le Nord. « L’ordre féo­dal conqué­rant » court du trai­té de Ver­dun en 843 à la mort de Louis VII en 1180 : plus que les vicis­si­tudes de la cou­ronne, ce sont les expé­di­tions mili­taires, les pèle­ri­nages, les Croi­sades, les acti­vi­tés com­mer­ciales, les réformes monas­tiques qui en consti­tuent la matière, où l’on suit «[…] sur les routes d’Europe et de Médi­ter­ra­née des hommes issus des mul­tiples sei­gneu­ries qui com­posent alors le pay­sage poli­tique et social de ce qui devient, peu à peu, la “France”» (p. 138 – 39). La période sui­vante de 1202 à 1336 montre la crois­sance de la France, comme indi­qué sobre­ment dans le titre : les Capé­tiens s’imposent comme les pre­miers rois de l’Occident et conquièrent un vaste empire médi­ter­ra­néen de la Pro­vence à l’Italie du Sud, les foires de Cham­pagne deviennent une plaque tour­nante des échanges entre la Flandre et l’Italie, l’Occident et l’Orient, l’université de Paris est recon­nue comme un lieu inter­na­tio­nal d’études et la lit­té­ra­ture fran­çaise ain­si que l’art gothique sont sources d’inspiration au-delà des fron­tières du royaume. Allant de 1347 à 1629, la sec­tion sur « La grande monar­chie d’Occident » bous­cule la rup­ture consa­crée entre le Moyen Âge et la Renais­sance (1453 avec la prise de Constan­ti­nople): elle est mar­quée par les guerres où s’affrontent des dynas­ties et mettent l’Europe à feu et à sang — Guerre de Cent Ans, Guerres de reli­gion — et l’affirmation du pou­voir royal qui se dote d’une admi­nis­tra­tion et d’une légis­la­tion et rêve d’empire. « La puis­sance abso­lue » s’étale de 1633 à 1720 : elle ren­voie au « Grand Siècle » de Louis XIV, à l’essor des manu­fac­tures et du com­merce par les Com­pa­gnies des Indes et au rayon­ne­ment de la France dans les sciences et les arts, mais elle donne aus­si à voir, à l’exemple de Des­cartes dans la pre­mière moi­tié du XVe siècle, que celui qui a long­temps été consi­dé­ré comme l’incarnation du « génie fran­çais » était en réa­li­té un phi­lo­sophe iti­né­rant exi­lé aux Pays-Bas. De manière clas­sique en his­toire cultu­relle, la sec­tion sui­vante célèbre « La nation des Lumières » (1751 – 1794), de la publi­ca­tion de l’Ency­clo­pé­die de Dide­rot à la chute de Robes­pierre : la ligne de force réside dans la mise en œuvre de l’opinion publique par la cir­cu­la­tion des livres, des jour­naux et des savoirs. Elle s’accompagne d’une inter­na­tio­na­li­sa­tion au niveau des expé­riences poli­tiques d’affranchissement du pou­voir dynas­tique et d’une ouver­ture sur le monde par la mai­trise des mers. « Une patrie pour la révo­lu­tion uni­ver­selle » englobe gros­so modo la pre­mière moi­tié du XIXe siècle (1795 – 1852), mar­quée par plu­sieurs révo­lu­tions en France et sur le conti­nent euro­péen ain­si que par l’insatiable soif d’empire qu’incarne Napo­léon : conquête par les armes et impo­si­tion du Code civil. Et la seconde moi­tié du XIXe siècle voit la France conqué­rante ou rayon­nante dans le monde : « La mon­dia­li­sa­tion à la fran­çaise » (1858 – 1905), comme le montrent les expo­si­tions uni­ver­selles qui se tiennent à plu­sieurs reprises sur son ter­ri­toire. Sur le plan interne, ce grand pays d’immigration éco­no­mique pour des res­sor­tis­sants de plu­sieurs États euro­péens vise à natio­na­li­ser la socié­té en uni­for­mi­sant la langue et en impo­sant des valeurs répu­bli­caines com­munes. Les XXe et XXIe siècles com­prennent trois par­ties : « Moder­ni­tés dans la tour­mente » (1907 – 1960) qui couvre la période de la Belle Époque aux Trente Glo­rieuses avec les avant-gardes, le front popu­laire, les réformes sociales de l’après-Seconde Guerre mon­diale, mais aus­si la col­la­bo­ra­tion et les contra­dic­tions du sys­tème colo­nial qui s’effondre ; « Après l’Empire, dans l’Europe » (1960 – 1987) évoque une nation postim­pé­riale, refuge pour les émi­grés chi­liens, viet­na­miens ou cam­bod­giens, mais aus­si un État en quête de réaf­fir­ma­tion de sa sou­ve­rai­ne­té, en par­ti­cu­lier par les inno­va­tions tech­no­lo­giques (le nucléaire, le Concorde…), de même qu’un pays mar­qué à par­tir des années 1970 par la crise éco­no­mique, le chô­mage, la xéno­pho­bie ; enfin, « Aujourd’hui en France » porte sur la période com­men­çant en 1989 avec les contes­ta­tions démo­cra­tiques (de Tie­nan­men aux pays du bloc de l’Est), la chute des régimes com­mu­nistes et la dis­lo­ca­tion de l’URSS et mar­quée par de nou­veaux enjeux éco­no­miques et envi­ron­ne­men­taux glo­ba­li­sés, mais aus­si les défis internes d’une France multiculturelle.

Les entrées de l’His­toire mon­diale de la France concernent des per­sonnes, des lieux, des évè­ne­ments, des créa­tions de toutes sortes (œuvres lit­té­raires ou artis­tiques, textes légis­la­tifs…), des mou­ve­ments, des idéo­lo­gies, tant d’éléments pla­cés ou lus à l’aune de leur carac­tère trans­na­tio­nal, cos­mo­po­lite ou uni­ver­sel. Que l’on pense à John Law, Marie Curie, Charles Azna­vour, autant d’étrangers accli­ma­tés à la France ou accul­tu­rés comme Fran­çais ; que l’on pense à Alé­sia, à Bou­vines, à Paris, autant de lieux fon­da­teurs de l’épopée natio­nale revi­si­tés sous un angle mémo­riel, com­pa­ra­tiste ou trans­na­tio­nal. Que l’on consi­dère de près le dis­cours sur la nation d’Ernest Renan ou Mai 68 ou La condi­tion humaine de Mal­raux, on constate com­bien ces évè­ne­ments s’inscrivent dans un contexte inter­na­tio­nal qui les porte et les explique.

Il est vain de pré­tendre don­ner un aper­çu — ne fût-ce que som­maire — des cent-qua­rante-six entrées de l’ouvrage qui per­mettent de décou­vrir des aspects, des moments, des per­son­nages de l’histoire de France que n’évoquent pas (ou peu) les syn­thèses géné­rales en His­toire. Une part belle est consa­crée à ce qui se passe hors de France. Les « par­cours buis­son­niers » pro­po­sés en fin de volume révèlent l’importance des thé­ma­tiques telles que : Afrique noire et Fran­ça­frique ; Antilles ; aven­tures et explo­ra­tion ; colo­nies ; empire fran­çais ; escla­vage ; fran­co­pho­nie ; Indes, Inde et Extrême-Orient ; Outre-Mer ; peu­ple­ment et migra­tions ; poli­tique arabe (de la France). Le lec­teur belge pour­ra être inté­res­sé par le par­cours « Belges, Fla­mands et Hol­lan­dais » qui part de Clo­vis pour arri­ver à l’Union euro­péenne : cela va sans dire, le lien avec la Bel­gique est ténu, et il concerne davan­tage des phé­no­mènes trans­na­tio­naux comme les Croi­sades, les foires de Cham­pagne, les guerres, l’épidémie de peste ou l’impact de la Révo­lu­tion française.

Enfin, à côté d’évènements ou de lieux posi­tifs qui font rayon­ner la culture fran­çaise (l’université de Paris, l’esprit des Lumières, l’œuvre de la Révo­lu­tion fran­çaise, le luxe à la Cha­nel…), sont rap­por­tés de nom­breux aspects dont la France n’a pas à s’enorgueillir : la tra­duc­tion latine du Coran à la demande de Pierre Le Véné­rable, abbé de Clu­ny, défor­mée et uti­li­sée à des fins isla­mo­phobes ; le choix de l’esclavagisme par Col­bert comme mode d’exploitation des plan­ta­tions de canne à sucre dans les Antilles ; l’antisémitisme récur­rent à dif­fé­rentes époques de l’histoire de France…

Une histoire appréciée et critiquée

L’His­toire mon­diale de la France a été saluée par la cri­tique jour­na­lis­tique dans son ensemble4. De même le monde uni­ver­si­taire s’est réjoui de cette paru­tion tout en en sou­li­gnant les limites. Ces der­nières se situent dans l’approche, trop idéo­lo­gique selon cer­tains, de décons­truc­tion du « roman natio­nal5 ». Non sans sur­prise, les attaques les plus viru­lentes viennent des intel­lec­tuels de droite6 : le tur­bu­lent jour­na­liste Éric Zemour dénonce une his­toire selon laquelle il n’y aurait « pas de races, pas d’ethnies, pas de peuple », mais que des « nomades » et estime que Bou­che­ron veut « renouer avec le roman natio­nal, mais ne gar­der que le roman pour tuer le natio­nal7 ». Ce der­nier point de vue nous parait exa­gé­ré et injustifié.

La cri­tique contre un décen­tre­ment volon­tai­re­ment exa­gé­ré qu’il nous est per­mis d’entendre vient de Pierre Nora8 dont les Lieux de mémoire ne reçoivent pas dans cet ouvrage l’attention qu’ils méritent sur la voie de la décons­truc­tion du méta­ré­cit natio­nal. En effet, les Lieux de mémoire met­taient à nu la sédi­men­ta­tion du rap­port au pas­sé, cher­chant à mon­trer com­ment les sym­boles du natio­nal étaient inves­tis et inter­pré­tés col­lec­ti­ve­ment. D’une cer­taine manière, le geste his­to­rio­gra­phique pro­po­sé dans l’His­toire mon­diale de la France rejoint la pos­ture des Lieux de mémoire en ana­ly­sant dans des « nar­ra­tions entrai­nantes » (p. 8) les traces d’une France en contact avec l’extérieur ou l’étranger, leur impact et bien sou­vent leur mémoire. Par l’ampleur des cha­pitres, les Lieux de mémoire de Pierre Nora sont com­pa­rables à une ency­clo­pé­die ; à l’inverse, l’His­toire mon­diale de la France de Patrick Bou­che­ron, dont les textes ne dépassent pas quatre à cinq pages, relè­ve­rait du dic­tion­naire. Un dic­tion­naire mémo­riel, à « dégus­ter », comme le sug­gère très jus­te­ment Robert Darn­ton9. C’est ce qui nous amène aux rai­sons pour les­quelles il faut lire ce livre.

Une histoire à déguster

Indé­pen­dam­ment du fait que ce livre a connu un suc­cès de librai­rie et a reçu en 2017 le prix Aujourd’hui récom­pen­sant un ouvrage poli­tique ou his­to­rique, il nous parait utile à lire pour trois rai­sons au moins : pour la richesse et le carac­tère inat­ten­du des thèmes abor­dés et des vues pro­po­sées ; pour la qua­li­té scien­ti­fique des contri­bu­tions munies de réfé­rences de lec­ture judi­cieuses et oppor­tunes ; pour la qua­li­té lit­té­raire des textes. Afin de l’apprécier au mieux, l’ouvrage se place sur une table de che­vet et se déguste par petits mor­ceaux, choi­sis au hasard ou ins­pi­rés par les par­cours buis­son­niers. Bonne lecture.

  1. Bou­che­ron P. (dir.), Dela­lande N., Mazel Fl., Potin Y. et Sin­ga­ra­vé­lou P. (coord.), His­toire mon­diale de la France, Paris, Seuil, 2017, 795 p.
  2. Une édi­tion illus­trée, éga­le­ment aug­men­tée, a paru la même année : Bou­che­ron P. (dir.), Dela­lande N., Mazel Fl., Potin Y. et Sin­ga­ra­vé­lou P. (coord.), His­toire mon­diale de la France, Paris, Seuil, 2018, 736 p. En outre, une édi­tion audio existe sous la forme de trois CD et d’un livret.
  3. War­land G., « Pré­sen­ta­tion cri­tique de His­toire mon­diale de la Flandre », La Revue nou­velle, n° 2/2021.
  4. Voir, par exemple, Cla­ri­ni J., « Un cou­rant d’air frais sur l’histoire de France », Le Monde des livres (sup­plé­ment du Monde), 13 jan­vier 2017, p. 2 – 3.
  5. Rioux J.-P., « L’His­toire mon­diale de la France est le reflet de son temps », Bibliobs, 1er avril 2017 et Cour­tois St., « His­toire et météo­ro­lo­gie poli­tique : atten­tion, M. Bou­che­ron ! », LExpress.fr, 2 avril 2017.
  6. Voir le dos­sier consa­cré à cette paru­tion dans le maga­zine L’Histoire : « La grande que­relle. L’histoire de la France », hors-série, avril 2017.
  7. Zem­mour É., « Dis­soudre la France en 800 pages », Le Figa­ro, 19 jan­vier 2017, p. 15.
  8. Nora P., « His­toire mon­diale de la France, Pierre Nora répond », L’Obs, n° 2734,30 mars 2017, p. 68 – 69.
  9. Darn­ton R., « À pro­pos de la paru­tion de l’His­toire mon­diale de la France », Histoire@Politique, 6 avril 2017, consul­té le 14 juin 2021.

Geneviève Warland


Auteur

Geneviève Warland est historienne, philosophe et philologue de formation, une combinaison un peu insolite mais porteuse quand on veut introduire des concepts en histoire et réfléchir à la manière de l’écrire. De 1991 à 2003, elle a enseigné en Allemagne sous des statuts divers, principalement à l’université : Aix-la-Chapelle, Brême, et aussi, par la suite, Francfort/Main et Paderborn. Cette vie un peu aventurière l’a tout de même ramenée en Belgique où elle a travaillé comme assistante en philosophie à l’USL-B et y a soutenu en 2011 une thèse intégrant une approche historique et une approche philosophique sur les usages publics de l’histoire dans la construction des identités nationales et européennes aux tournants des XXè et XXIè siècles. Depuis 2012, elle est professeure invitée à l’UCLouvain pour différents enseignements en relation avec ses domaines de spécialisation : historiographie, communication scientifique et épistémologie de l’histoire, médiation culturelle des savoirs en histoire. De 2014 à 2018, elle a participé à un projet de recherche Brain.be, à la fois interdisciplinaire et interuniversitaire, sur Reconnaissance et ressentiment : expériences et mémoires de la Grande Guerre en Belgique coordonné par Laurence van Ypersele. Elle en a édité les résultats scientifiques dans un livre paru chez Waxmann en 2018 : Experience and Memory of the First World War in Belgium. Comparative and Interdisciplinary Insights.