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Histoire du politique au Congo Kinshasa. Les concepts à l’épreuve, de Gauthier de Villers

Numéro 6 - 2017 par Paul Géradin

octobre 2017

Voi­ci un ouvrage qui sort du com­mun à plus d’un titre. Pre­miè­re­ment, en rai­son de son objet : une his­toire du Congo post­co­lo­nial foca­li­sée sur la conquête et l’exercice du pou­voir poli­tique. Loin de par­cou­rir à nou­veau des sen­tiers bat­tus, il consti­tue un com­plé­ment essen­tiel aux contri­bu­tions sur l’histoire géné­rale du Congo. Deuxiè­me­ment, il se pré­sente pour ainsi […]

Un livre

Voi­ci un ouvrage1 qui sort du com­mun à plus d’un titre. Pre­miè­re­ment, en rai­son de son objet : une his­toire du Congo post­co­lo­nial foca­li­sée sur la conquête et l’exercice du pou­voir poli­tique. Loin de par­cou­rir à nou­veau des sen­tiers bat­tus, il consti­tue un com­plé­ment essen­tiel aux contri­bu­tions sur l’histoire géné­rale du Congo2. Deuxiè­me­ment, il se pré­sente pour ain­si dire comme le tes­ta­ment intel­lec­tuel d’un socio­logue « afri­ca­niste » peu média­ti­sé, mais très rigou­reux dans ses approches3. Troi­siè­me­ment, il s’agit à la fois d’un livre d’histoire évè­ne­men­tielle et d’une ten­ta­tive d’explication socio­lo­gique qui reposent sur l’examen d’une vaste « lit­té­ra­ture », fran­co­phone et anglo­phone. Qua­triè­me­ment, comme l’ensemble ne se laisse pas lire en dia­go­nale, son écho risque d’être réduit alors qu’il consti­tue un outil très utile pour la recherche et la réflexion « africanistes ».

« C’est le che­min qui compte, autant que son résul­tat…»: cet adage est bien à pro­pos ici. Puissent ces pages inci­ter les spé­cia­listes à emprun­ter eux-mêmes le che­min de la lec­ture de l’ouvrage. Une fois fran­chie l’austère intro­duc­tion sur l’historiographie rela­tive au Congo (7 – 34), ils entre­ront dans la pre­mière par­tie, qui suit le fil de l’histoire du Congo indé­pen­dant en se cen­trant sur la rela­tion entre les pro­ces­sus poli­tiques natio­naux et les influences inter­na­tio­nales. Dans la deuxième par­tie, ils réitè­re­ront ce par­cours lequel les foca­li­se­ra cette fois sur l’exercice du pou­voir et la nature de l’État congo­lais, à tra­vers les formes suc­ces­sives qu’il a revêtues.

Ins­truit par un tel par­cours, je me ris­que­rai ici à livrer une sai­sie directe du résul­tat, à savoir une syn­thèse, for­cé­ment par­tielle, de ce qui res­sort du che­mi­ne­ment en me pla­çant au point de vue de qui, sans être spé­cia­liste, a acquis une cer­taine connais­sance du Congo et est atta­ché à ce pays.

Pré­am­bule

L’objet par­ti­cu­lier de cet ouvrage — l’État congo­lais de l’indépendance en 1960 aux élec­tions de 20064 — est d’une impor­tance majeure pour mettre l’évolution sociale en perspective.

1960 : Indépendance
1960 – 1965 : Pre­mière République
1965 – 1990 : Deuxième Répu­blique (J. Mobu­tu), de l’édification au déclin
1990 – 2006 : De la guerre (L. D. Kabi­la) au régime de semi-tutelle
2006 – 2007 : Troi­sième Répu­blique (J. Kabila)

1960 : Indépendance

1960 – 1965 : Pre­mière République

1965 – 1990 : Deuxième Répu­blique (J. Mobu­tu), de l’édification au déclin

1990 – 2006 : De la guerre (L. D. Kabi­la) au régime de semi-tutelle

2006 – 2007 : Troi­sième Répu­blique (J. Kabila)

La Pre­mière Répu­blique s’est d’abord ins­crite dans les formes éta­tiques héri­tées de la construc­tion colo­niale, tout en l’adaptant dans le sens d’un État inté­gral qui serait à la fois moteur de déve­lop­pe­ment et garant d’un retour à la tra­di­tion. Cepen­dant, dans le cadre du régime Mobu­tu, cette construc­tion allait bien vite déri­ver vers un État néo­pa­tri­mo­nial, à savoir non seule­ment un ins­tru­ment de la nue-pos­ses­sion du pou­voir du chef et, par rico­chet, de l’enrichissement de membres de sa famille et de son eth­nie, mais aus­si une enti­té régie par l’influence de ceux qui peuvent payer, sont membres réels ou poten­tiels de l’«élite » indé­pen­dam­ment de ce qu’ils sont par ailleurs à titre per­son­nel. Avec la raré­fac­tion des oppor­tu­ni­tés à la suite des échecs éco­no­miques et des poli­tiques d’austérité, cette machine à assu­jet­tir les élites a conduit à une infor­ma­li­sa­tion de l’État et, par là, de l’ensemble de la socié­té. On n’a pas sim­ple­ment assis­té à un dédou­ble­ment entre les ins­ti­tu­tions et des pra­tiques qui se jux­ta­posent à elles, mais au détour­ne­ment pro­fond et conti­nu du fonc­tion­ne­ment du sys­tème de déci­sion, de l’administration, des appa­reils de l’État y com­pris l’armée et la police.

Ces formes « infor­melles » vont elles-mêmes deve­nir informes. Cet État va s’effondrer, sous les coups de butoir de l’extérieur relayés par la divi­sion du pays entre fac­tions. En fait, il n’avait pas été « for­mé », c’est-à-dire por­té par des mou­ve­ments sociaux sur un temps long, mais « construit » dans le sillage de la colo­ni­sa­tion. Néan­moins, la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale a été ame­née à réédi­ter le scé­na­rio : « re-construire » l’État congo­lais en pla­çant pro­vi­soi­re­ment le pays sous un régime de semi-tutelle.

Au terme de ce pro­ces­sus, l’adoption d’une nou­velle Consti­tu­tion et les élec­tions de 2006 marquent la fon­da­tion de la Troi­sième Répu­blique sous la pré­si­dence de Joseph Kabi­la (réélu en 2011 dans des condi­tions contes­tées, alors que de nou­velles élec­tions devaient en prin­cipe avoir lieu en 2017). Gau­thier de Vil­lers carac­té­rise ce qui est en deve­nir comme une recon­duc­tion5 de l’État néo­pa­tri­mo­nial. Ce concept couvre une réa­li­té très complexe.

Pre­miè­re­ment, la recons­truc­tion d’une réa­li­té éta­tique s’est bel et bien pro­duite. L’État sur­vit dans l’esprit de l’opinion publique et dis­pose d’agents qui sont cen­sés admi­nis­trer le ter­ri­toire au nom d’une auto­ri­té régu­la­trice. On est cepen­dant à mille lieues de la cen­tra­li­sa­tion pas­sée de l’État zaï­rois. On assiste à une dif­frac­tion des formes, à une démul­ti­pli­ca­tion des centres d’influence, à un écla­te­ment du pou­voir, dont l’exercice est fon­dé sur la négo­cia­tion pour conci­lier des acteurs com­plai­sants. Au sein de caté­go­ries d’élites de plus en plus dis­per­sées, les ral­lie­ments et les dis­si­dences sont oppor­tu­nistes, mus par la satis­fac­tion des appé­tits ali­men­taires ou par la cor­rup­tion. La ten­ta­tive de recons­truc­tion se solde donc par un échec rela­tif. Avec, cepen­dant, une évo­lu­tion signi­fi­ca­tive. La popu­la­tion a gou­té à une ébauche de démo­cra­tie, des amorces de véri­table contes­ta­tion ont émer­gé, notam­ment dans la jeu­nesse, et l’autolégitimation auto­ri­taire du pou­voir ne va plus de soi.

Deuxiè­me­ment, ceci amène à s’interroger sur la por­tée de décom­po­si­tions-recom­po­si­tions à l’échelle locale, notam­ment dans des zones en proie à la vio­lence. Des enquêtes signalent des évo­lu­tions pro­met­teuses dans le sens de l’émergence de sys­tèmes alter­na­tifs de pou­voir et de pro­tec­tion, autour d’enjeux fon­ciers, miniers, cou­tu­miers… Tou­te­fois, Gau­thier de Vil­lers reste pru­dent à ce sujet. Selon lui, l’idée qu’une dyna­mique de restruc­tu­ra­tion puisse être en ges­ta­tion à par­tir de situa­tions de guerre et s’amplifier doit pour le moins être rela­ti­vi­sée (299).

Troi­siè­me­ment, on assiste à la per­ma­nence et à la résur­gence de cette culture poli­tique qui a impré­gné les manières de gou­ver­ner dans une large mesure depuis l’indépendance. Gau­thier de Vil­lers recourt à un concept emprun­té à la méde­cine onco­lo­gique pour carac­té­ri­ser ce qui mine actuel­le­ment une évo­lu­tion posi­tive : méta­stases. Somme toute, de Mobu­tu à Kabi­la, on aurait jusqu’ici assis­té à l’essaimage du mode de ges­tion pré­da­teur et pré­ben­dier (306).

La des­ti­née para­doxale de l’ancienne colo­nie belge, « scan­dale géo­lo­gique » quant à sa richesse poten­tielle, mais désastre en termes de bien-être de la popu­la­tion par com­pa­rai­son à d’autres pays afri­cains bien moins dotés, est une énigme lan­ci­nante : qu’est-il arri­vé à ce pays et où va-t-il ? L’ouvrage a le mérite de per­mettre de sys­té­ma­ti­ser les ques­tions à ce sujet et de les arra­cher au sens com­mun6.

Question 1. Un ensemble flou

L’État congo­lais s’est construit et recons­truit à la suite de la greffe d’une forme juri­di­co-poli­tique sur un ter­ri­toire dont les contours ont été défi­nis dans le cadre d’un par­tage de l’Afrique entre puis­sances impé­riales, abs­trac­tion faite des condi­tions de géo­gra­phie humaine et phy­sique intrin­sèques au pays. Or, ces der­nières étaient à prio­ri défa­vo­rables à la cohé­rence d’un pou­voir éta­tique : un ter­ri­toire écla­té entre un centre fores­tier qua­si­ment vide et des péri­phé­ries peu­plées, mais dif­fi­ciles à relier entre elles ; de sur­croit, une zone est très sin­gu­lière quant à la diver­si­té de sa popu­la­tion qui rele­vait d’anciennes orga­ni­sa­tions éta­tiques transfrontalières.

Le pou­voir de la loi s’est quand même impo­sé sur une enti­té mul­tieth­nique. Les lea­deurs se sont atta­chés à faire appa­raitre comme natu­rel un État dont la réa­li­té était juri­dique. La recon­nais­sance offi­cielle les dotait du pou­voir de com­man­de­ment. Au som­met de la vague, un sen­ti­ment natio­nal a été dopé à par­tir d’en haut. Au creux de la vague, n’a sub­sis­té qu’une sou­ve­rai­ne­té néga­tive, que l’extérieur s’évertue à main­te­nir alors que l’intérieur se délite. Pre­nant acte de l’absence de capa­ci­té éta­tique effec­tive à pro­mou­voir l’unité natio­nale, cer­taines ana­lyses débouchent sur un juge­ment radi­cal : la seule manière de venir en aide au Congo serait de ces­ser de pré­tendre qu’il existe…

Gau­thier de Vil­lers cri­tique l’arbitraire de cette conclu­sion. Elle ne tient pas compte « du bras­sage social, des expé­riences his­to­riques com­munes, de la créa­tion de manières d’être et de vivre qui font qu’une nation congo­laise s’est pro­gres­si­ve­ment affir­mée en dépit de la faillite de l’État » (44). Et de rap­pe­ler que le Congo n’a jamais connu de véri­table entre­prise de séces­sion en dehors de l’affaire katan­gaise en 1960.

Néan­moins, cette réa­li­té « natio­nale » qui existe bel et bien au-delà des formes poli­ti­co-juri­diques est affec­tée par l’exercice « brut » d’un pou­voir d’État dont les ins­tru­ments, au lieu d’être des lois, sont des tac­tiques de gou­ver­ne­ment mul­ti­formes du pou­voir. Coer­ci­tif, celui-ci a recou­ru à la force, à la puis­sance cor­rup­trice, à l’entretien des réseaux de clien­té­lisme ; per­sua­sif, il a mani­pu­lé « les attentes à l’égard de l’État créées par le colo­ni­sa­teur, attentes tou­jours déçues, mais aus­si ravi­vées par des dis­cours, des réa­li­sa­tions et démons­tra­tions de puis­sance, les pro­messes de renou­veau qui accom­pagnent chaque chan­ge­ment poli­tique » (47).

L’application de la décen­tra­li­sa­tion, retar­dée, contre­car­rée, détour­née, est aujourd’hui un exemple signi­fi­ca­tif de cette fai­blesse (306). Les hautes sphères du pou­voir conti­nuent à pra­ti­quer un mode de ges­tion pré­da­teur tan­dis que les seuls ser­vices orga­ni­sés à l’échelon local sont ceux qui per­mettent aux agents d’extraire des ressources.

L’unité dans la diver­si­té dont dépend la créa­tion d’un espace poli­tique se heur­tait d’emblée à des obs­tacles géo­gra­phiques et démo­gra­phiques. Mais ce n’est pas un des­tin… (41). D’autres fac­teurs entrent en ligne de compte.

Question 2. L’empreinte coloniale7

Par­tout, l’ordre colo­nial a consis­té dans l’imposition, de l’extérieur et par la force, d’un ordre poli­tique, éco­no­mique et social à une socié­té qui lui était hété­ro­gène. Au Congo, après l’usage exten­sif de la vio­lence et l’économie de la pré­da­tion qui carac­té­ri­sa l’État « indé­pen­dant » de Léo­pold II, cela s’est sol­dé par une mise en valeur du ter­ri­toire, mais de façon très inégale, et par la créa­tion d’infrastructures, mais de façon très dés­équi­li­brée en faveur de l’exploitation minière.

L’attention se concentre ici sur les traces durables que la colo­ni­sa­tion belge a lais­sées dans l’ethos poli­tique congo­lais. En effet, en dépit des affir­ma­tions natio­na­listes, on a assis­té à une réflexion « en miroir » de struc­tures et de com­por­te­ments hybrides de l’époque colo­niale que G. de Vil­lers met en évi­dence8.

L’État colo­nial ne consti­tuait pas un véri­table État. Au Congo belge, tous les pou­voirs éma­naient de Bruxelles dans une orga­ni­sa­tion for­te­ment hié­rar­chi­sée. Néan­moins, il s’agissait moins de tota­li­ta­risme que de « fan­tasme tota­li­taire », dans un exer­cice à la fois pater­na­liste et didac­tique du pou­voir. Le colo­ni­sa­teur enten­dait faire œuvre de civi­li­sa­tion sur une masse indi­gène malléable.

Il tablait pour ce faire sur une élite locale à la fois docile et pri­vi­lé­giée. Les « évo­lués » aspi­raient à une recon­nais­sance qui fasse d’eux des inter­mé­diaires entre les indi­gènes, les Congo­lais ordi­naires, et les Euro­péens. Ils étaient for­més à une acti­vi­té pro­fes­sion­nelle, dans l’administration ou dans le sillage des mis­sions. Aux alen­tours de l’indépendance, la notion d’évolué a fait place à celle d’«intellectuel » dont la supé­rio­ri­té repo­sait sur une repré­sen­ta­tion féti­chiste du diplôme uni­ver­si­taire. D’abord rares, les déten­teurs de titres allaient être éri­gés en garants de la mai­trise des modèles occi­den­taux de gou­ver­ne­ment et de déve­lop­pe­ment… dans une socié­té qui res­tait dépour­vue des ins­ti­tu­tions et des pro­cé­dures de la démocratie.

Cepen­dant, même si la hié­rar­chie colo­niale était de type mili­taire, la pra­tique était celle d’un agen­ce­ment instable et fluc­tuant des inté­rêts locaux. Il s’agissait de conci­lier des pré­oc­cu­pa­tions dif­fé­rentes : « tri­lo­gie colo­niale » (État, entre­prises, mis­sions), auto­ri­tés ter­ri­to­riales à divers niveaux, élite imma­tri­cu­lée, auto­ri­tés indigènes…

Cette imbri­ca­tion com­plexe d’autoritarisme et de loca­lisme, de formes modernes et eth­niques, de confor­misme poli­tique de pair avec une pro­mo­tion des popu­la­tions se tra­dui­sait concrè­te­ment par un régime d’incertitude, d’arbitraire et de petite vio­lence.

S’agissant de cette ques­tion qui l’interpelle, le lec­teur sort du texte avec le sen­ti­ment que si sur un plan « objec­tif », la colo­ni­sa­tion belge ne fut pas pire que les autres — on peut même faire valoir nombre de réa­li­sa­tions remar­quables9 —, elle a lais­sé un héri­tage pro­fon­dé­ment ambi­gu après une indé­pen­dance sans véri­table déco­lo­ni­sa­tion des esprits. À ce pro­pos, Gau­thier de Vil­lers cite Achille Mbembe, un socio­logue came­rou­nais : « le “nati­visme” s’est sub­sti­tué à la logique raciste tout en récu­pé­rant, au pas­sage, les idiomes prin­ci­paux du dis­cours colo­nial et en les ordon­nant à la même éco­no­mie sym­bo­lique : celle de l’adoration mor­ti­fère du poten­tat » (109). Mais Bembe écrit aus­si qu’à cer­tains égards, « la colo­ni­sa­tion fut une inven­tion conjointe. Elle fut le pro­duit de la vio­lence occi­den­tale aus­si bien que l’œuvre d’une masse d’auxiliaires afri­cains en quête d’un pro­fit. » Et il ajoute : « on doit recon­naitre que le colo­nia­lisme a exer­cé un grand pou­voir de séduc­tion sur les Afri­cains, non moins sur les plans men­tal et moral que sur le plan maté­riel » (34).

Question 3. Dedans — dehors

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Dans cette pers­pec­tive, même si la rela­tion entre le dedans et le dehors est res­tée fon­da­men­ta­le­ment inéga­li­taire après l’indépendance, Gau­thier de Vil­lers consi­dère qu’on ne peut hié­rar­chi­ser l’influence des fac­teurs externes et internes de manière uni­voque. Il pro­cède en fai­sant la dis­tinc­tion entre deux aspects : d’une part, l’étude his­to­rique des inter­ven­tions exté­rieures directes, uni­la­té­rales ou mul­ti­la­té­rales, d’autre part, l’analyse des struc­tures de la dépen­dance en termes de res­sources maté­rielles et cultu­relles (49).

Dans sa recons­ti­tu­tion de l’histoire des rela­tions, il fait minu­tieu­se­ment le point sur un ensemble d’enchainements en dis­cu­tant les sources et en pre­nant acte d’une com­plexi­té telle qu’elle exclut toute théo­rie du com­plot (150). Ceci se véri­fie à dif­fé­rents moments cru­ciaux : de l’assassinat de Lumum­ba à l’avènement de Mobu­tu ; de l’assassinat de Laurent Dési­ré Kabi­la à la suc­ces­sion de son fils Joseph ; de la « grande guerre afri­caine » à l’aménagement de la tran­si­tion. Les Occi­den­taux ont bien les moyens de contre­car­rer ou d’impulser des évè­ne­ments, avec une res­pon­sa­bi­li­té poli­tique plus ou moins grande selon les cas, mais ils ne sont pas pour autant maitres du jeu (77). Les « amis » congo­lais pour­suivent leurs fins propres, loin d’être sim­ple­ment sou­mis à une rela­tion de com­man­de­ment (60 – 61). Les par­te­naires exté­rieurs ne sont pas sim­ple­ment mus par des appé­tits éco­no­miques, mais par des consi­dé­ra­tions géo­po­li­tiques allant de pair avec une cer­taine visée occi­den­tale de la moder­ni­sa­tion. Les élites congo­laises adaptent celle-ci et, dans la durée, elles ins­tru­men­ta­lisent la dépen­dance ini­tiale dans laquelle elles avaient été pla­cées et s’emploient à s’en affranchir

En défi­ni­tive, Gau­thier de Vil­lers ne consi­dère pas d’abord la dépen­dance en termes de modes d’action poli­tiques, mais comme un « fait de struc­ture ». Celui-ci est carac­té­ri­sé par des « dif­fé­rences dans la forme et le degré de déve­lop­pe­ment poli­tique, éco­no­mique, tech­no­lo­gique, des socié­tés mises en rela­tion, ces dif­fé­rences entrai­nant des rap­ports d’inégalité, tant du point de vue des moyens maté­riels et finan­ciers d’action que des com­pé­tences et des capa­ci­tés de ges­tion » (288). Mais ce cadre contrai­gnant laisse place à des logiques internes d’évolution. La per­ti­nence du concept d’extraversion pour en expli­quer le conte­nu est donc récu­sée. Domi­na­tion du capi­ta­lisme mon­dial ? Il s’agit bien plu­tôt d’un capi­ta­lisme qui fonc­tionne à l’envers, en absence d’accumulation du capi­tal et de créa­tion de l’emploi, avec une éco­no­mie mar­chande qui per­ver­tit les bases des autres modes de pro­duc­tion (86). Mimé­tisme cultu­rel ? Oui, mais réduit à une envie de biens de consom­ma­tion acces­sibles moyen­nant une cap­ta­tion des res­sources par des moyens détour­nés, en échap­pant à l’emprise ins­ti­tu­tion­nelle et nor­ma­tive de l’extérieur…

Les exemples abondent à chaque période. Le plus accom­pli est celui de la Géca­mines, avec une natio­na­li­sa­tion en trompe‑l’œil qui était cen­sée mettre fin à la dépen­dance, qui s’est muée en pri­va­ti­sa­tion interne et ensuite externe, jusqu’à l’opacité des contrats chi­nois : « malé­dic­tion des res­sources natu­relles » ou déci­sions humaines qui ins­tru­men­ta­lisent une struc­ture au gré des intérêts ?

Un énorme mal­en­ten­du a pro­li­fé­ré autour de la struc­ture de dépendance.

Face aux échecs, les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales et les bailleurs du Nord ont été accu­sés de dupli­ci­té. Gau­thier de Vil­lers estime que le véri­table pro­blème est que les inter­ven­tions exté­rieures ne peuvent que s’engager dans une (re-)construction à par­tir du som­met. Elles sont en effet néces­sai­re­ment cen­trées sur le préa­lable d’une res­tau­ra­tion de la capa­ci­té de gou­ver­ner. Or, tant qu’elles n’entrent pas en connexion avec des dyna­miques internes, elles sont « impuis­santes à trans­for­mer un ordre social et poli­tique pro­duit par des évo­lu­tions his­to­riques de longue durée » (287).

Quant aux acteurs congo­lais, ils se réclament de bonnes pra­tiques de ges­tion et de la démo­cra­tie tout en les adap­tant à la logique du clien­té­lisme. Ces effets de leurre amènent alors à taxer leurs com­por­te­ments comme rele­vant de la « mas­ca­rade ». Pour G. de Vil­lers la réa­li­té est plus com­plexe : « le rap­port de ces socié­tés à une moder­ni­té occi­den­tale glo­ba­li­sée est fait de rejet en même temps que d’adhésion ». La rhé­to­rique des élites ne serait pas pure tac­tique et hypo­cri­sie en quête de pou­voir et d’argent. Elle expri­me­rait aus­si une « défiance réelle fon­dée sur l’histoire, à l’égard des inter­ven­tions occi­den­tales » et « reflè­te­rait des inté­rêts et des valeurs divers, com­plexes, chan­geants et contra­dic­toires » (289).

On a vu que le pro­ces­sus d’occidentalisation du monde avait confé­ré le carac­tère d’une norme uni­ver­selle à l’État ration­nel légal. Plus récem­ment, les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales ont mis en avant la « bonne gou­ver­nance » comme condi­tion d’un déve­lop­pe­ment éco­no­mique et social à même de répondre aux attentes des popu­la­tions confron­tées à la pau­vre­té et à la rare­té. Ces notions et leur appli­ca­tion peuvent être cri­ti­quées, eu égard au pas­sé et d’autant plus vive­ment qu’on assiste à un des­ser­re­ment de l’emprise de l’Occident et à une éman­ci­pa­tion des dyna­miques internes. Néan­moins, le cher­cheur estime qu’une ana­lyse socio­his­to­rique ne peut faire l’économie de la réfé­rence à des normes uni­ver­selles ; on « ne peut s’abstenir d’apprécier les actions des acteurs poli­tiques de son temps en fonc­tion des besoins d’une popu­la­tion et de ses attentes de “vie meilleure”» (339).

Question 4. Le « haut » et le « bas »

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Pré­ci­sé­ment, on peut s’interroger sur la place de cette immense majo­ri­té, le « bas » de la socié­té, dans les chan­ge­ments struc­tu­rels qui l’ont affec­tée. Gau­thier de Vil­lers a renon­cé à abor­der d’emblée ces muta­tions en termes de rap­ports de classes. La scène sociale du Congo-Zaïre n’étant pas (encore?) struc­tu­rée autour d’un axe cen­tral de conflits, l’analyse s’est cen­trée sur l’État comme agent des chan­ge­ments qui affectent la société.

Une telle pers­pec­tive amène à mettre l’accent sur l’initiative des acteurs du « haut ». L’État a com­po­sé avec la socié­té à tra­vers les rela­tions de clien­té­lisme, il a fonc­tion­né comme une immense machine d’assujettissement des dif­fé­rentes élites (admi­nis­tra­tives, sco­laires, mar­chandes, reli­gieuses) nées du pro­ces­sus de moder­ni­sa­tion colo­niale. De ce bras­sage d’un monde social de pri­vi­lé­giés, via des liens de soli­da­ri­té, d’allégeance, d’une com­pli­ci­té qui ne vont pas sans com­pé­ti­tion, a résul­té non une classe diri­geante, mais une « confré­rie régnante », à la fois frac­tion­née et mou­vante dans ses contours (313).

À par­tir du déli­te­ment de la Deuxième Répu­blique dans les années 1990, les entrées en scène du « bas ont été de plus en plus mani­festes, tout en étant sub­mer­gées par la pro­li­fé­ra­tion des mou­ve­ments de dis­si­dence et de rébel­lion, et répri­mées ou détour­nées dans le cadre de la repro­duc­tion de l’État néo­pa­tri­mo­nial ». Gau­thier de Vil­lers cherche à expli­quer la dif­fi­cul­té de l’affirmation d’une contes­ta­tion. Entre la culture de l’élite et celle des classes popu­laires, il existe un espace d’«entre deux » dans lequel les manœuvres d’agents de média­tion coiffent la pres­sion des groupes subor­don­nés. Les inter­ven­tions du « bas » res­tent donc ambigües et contra­dic­toires (313). Elles se carac­té­risent par une indo­ci­li­té par rap­port au pou­voir (esquive, ruse, « can­ni­ba­li­sa­tion » de ses res­sources) dans le cadre d’un cer­tain consen­te­ment à celui-ci, sans émer­gence d’un mou­ve­ment social ouvrant des pers­pec­tives poli­tiques. Jusqu’ici, on a bien plus assis­té à une « décons­truc­tion quo­ti­dienne » de la domi­na­tion éta­tique accom­pa­gnée d’affirmations sym­bo­liques (cf. la mul­ti­pli­ca­tion des églises de réveil et de gué­ri­son) qu’à une dyna­mique de réelle démo­cra­ti­sa­tion (315).

L’ascension d’une « socié­té civile » avait cepen­dant sus­ci­té bien des espoirs. Dans le cadre du Congo, ce concept a pris une accep­tion mili­tante : un ensemble d’organisations qui incarnent la révolte ou la résis­tance de la socié­té face à un État oppres­seur. Mais « on a dû consta­ter que les ONG, les Églises, les syn­di­cats, les par­tis poli­tiques n’échappaient géné­ra­le­ment pas à la logique patri­mo­niale et clien­té­liste qui régit le sys­tème poli­tique » (316).

« Géné­ra­le­ment pas…» Cela laisse la porte ouverte à « quand même ». Il se pour­rait qu’un acquis du momen­tum qu’ont consti­tué les pre­mières élec­tions libres en 2006 soit l’affermissement d’une conscience citoyenne auto­nome par rap­port aux stra­té­gies des élites, qui inté­rio­rise et fait valoir des normes démo­cra­tiques de légi­ti­ma­tion du pou­voir. À par­tir de là, on pour­rait espé­rer que les reven­di­ca­tions de la popu­la­tion, notam­ment de la nou­velle géné­ra­tion, se conjuguent dans un pro­jet col­lec­tif de chan­ge­ment social et poli­tique12. À cet égard, Gau­thier de Vil­lers consi­dère que la ques­tion déci­sive ne consiste pas sim­ple­ment dans l’opposition en « gens du haut » et « gens du bas ». Le sys­tème est voué à se repro­duire tant que domi­nants et domi­nés par­tagent les « mêmes dis­po­si­tions et orien­ta­tions cultu­relles » (315).

Question 5. Et la culture ?

13

Les contra­dic­tions entre, d’un côté, des orien­ta­tions cultu­relles et, de l’autre, la démo­cra­tie et le déve­lop­pe­ment sont ample­ment trai­tées dans les tra­vaux afri­ca­nistes. Cette pro­blé­ma­tique prête néan­moins à bien des lieux com­muns, notam­ment quand il s’agit d’expliquer l’évolution poli­tique du Congo. Gau­thier de Vil­lers ne récuse pas l’énorme inci­dence de la culture, mais il se garde de la consi­dé­rer comme un ensemble mono­li­thique et de dis­so­cier son deve­nir des condi­tions socio­his­to­riques qu’il a mises en évidence.

Il pro­cède à par­tir de cette défi­ni­tion géné­rale de la culture : une sorte de code au moyen duquel les membres d’une com­mu­nau­té donnent forme à leur expé­rience. Appli­quée au contexte afri­cain, elle amène à mettre l’accent sur le poten­tiel de résis­tance au chan­ge­ment, y com­pris dans la sphère du poli­tique : les atti­tudes et conven­tions héri­tées du pas­sé sont remo­de­lées en une idéo­lo­gie qui leur donne une forme plus consciente et expli­cite. On a vu que le recours à l’authenticité au début de la Deuxième Répu­blique peut être inter­pré­té en adop­tant cette pers­pec­tive. Pour­tant, l’évolution ulté­rieure du régime Mobu­tu amène à se deman­der si l’élite mon­tante pen­sait ce qu’elle disait…

C’est que les dis­cours, même axés sur la tra­di­tion, sont empreints d’équivoques. Ils ne se laissent pas inter­pré­ter comme si la culture qui leur est sous-jacente était un ensemble uni­fié. Les approches de situa­tions sociales en Afrique sur la base de tels pré­sup­po­sés « cultu­ra­listes » sont insa­tis­fai­santes. D’une part, elles font réfé­rence à un « noyau dur » des tra­di­tions en sous-esti­mant l’impact cultu­rel du remo­de­lage qui s’est pro­duit au fil des échanges bru­taux avec le monde « moderne », bien plus pro­fon­dé­ment que telle ou telle influence ou emprunt. D’autre part, elles pré­sentent comme cohé­rente une réa­li­té cultu­relle qui est hété­ro­gène, eu égard à une diver­si­té de réfé­ren­tiels et à la plu­ra­li­té de logiques qu’on peut obser­ver. Par exemple, au nom de quoi décrète-t-on que la soli­da­ri­té com­mu­nau­taire est à elle seule une valeur ancrée pro­fon­dé­ment en Afrique alors que les com­por­te­ments hyper­in­di­vi­dua­listes y sont très impor­tants ? Au-delà des pré­sup­po­sés théo­riques, il s’agit de déter­mi­ner par l’observation quelles pra­tiques et repré­sen­ta­tions sont par­ta­gées, par qui et avec qui.

Tou­te­fois, cette diver­si­té empi­rique va de pair avec un prin­cipe d’organisation qui n’est pas direc­te­ment acces­sible à l’observation. Par exemple, les pra­tiques de cor­rup­tion ren­voient mani­fes­te­ment à une sphère du pou­voir asso­ciée à la pré­da­tion, tout en rele­vant en même temps d’autres logiques, et dans des couches éten­dues de la socié­té : négo­cia­tion, média­tion, entraide… Néan­moins, on ne peut mécon­naitre qu’elles exercent une fonc­tion dans un sys­tème cultu­rel pro­fon­dé­ment logé dans les esprits et les cœurs, qu’il s’agit de com­prendre par raisonnement.

La concep­tua­li­sa­tion de Bour­dieu en termes d’habi­tus — sys­tème de dis­po­si­tions — semble adé­quate à Gau­thier de Vil­lers pour rendre compte d’une pra­tique des acteurs qui est à la fois diver­si­fiée infi­ni­ment en fonc­tion des situa­tions et conjonc­tures et rela­tive à des schèmes géné­raux qui ren­voient au fait que la tra­jec­toire de vie de cha­cun est reliée à des struc­tures socioé­co­no­miques où il occupe une posi­tion déterminée.

S’agissant des cultures afri­caines, l’observation fait appa­raitre des ensembles appa­ren­tés de normes qui régissent les rap­ports sociaux et les modes de gou­ver­nance, un habi­tus qui s’enracinerait dans un noyau ori­gi­nel. Trois dimen­sions de ce prin­cipe d’organisation sont cou­ram­ment mises en avant : une vision idéa­li­sée de la famille patriar­cale, un « habi­tus com­mu­nau­taire », et la croyance en la sor­cel­le­rie (327).

Gau­thier de Vil­lers insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas de règles, mais de prin­cipes mal­léables les­quels ne mani­festent pas seule­ment une conti­nui­té par rap­port à la tra­di­tion, mais s’adaptent à des cir­cons­tances nou­velles, lais­sant place à une gamme de choix, avec des micro­dy­na­miques mul­tiples dans les com­por­te­ments. Or, sur la base de sa com­pré­hen­sion de l’évolution du Congo, le socio­logue consi­dère qu’on n’a pas sim­ple­ment affaire à des emprunts qui modi­fie­raient un noyau ori­gi­nel, mais à un désa­jus­te­ment de l’habi­tus lié à la contra­dic­tion entre les condi­tions objec­tives de la domi­na­tion et les dis­po­si­tions sub­jec­tives des acteurs congolais.

Dès l’époque colo­niale, les sujets étaient ame­nés à se construire dans un dédou­ble­ment de la conscience : dis­tincts de l’Européen et confron­tés à un mode de vie « blanc et supé­rieur », dis­tincts entre eux selon leurs « appar­te­nances tri­bales », tout en par­ta­geant la condi­tion « indi­gène » en tant que noirs et infé­rieurs (332).

Dans la ligne des trois dimen­sions du prin­cipe d’organisation enra­ci­né dans la tra­di­tion qui viennent d’être dis­tin­guées, on peut mettre en avant trois dimen­sions de l’habitus désa­jus­té qui ont été pro­duites par les chan­ge­ments his­to­riques. À condi­tion que ce regrou­pe­ment ne fasse pas perdre de vue la mul­ti­pli­ci­té des logiques en fonc­tion des posi­tions et des tra­jec­toires des groupes et des indi­vi­dus. Le prin­cipe d’organisation n’est en effet pas à conce­voir sur le mode d’une règle d’uniformisation, mais d’un lan­gage commun.

D’abord, la rela­tion du gou­ver­ne­ment à ses admi­nis­trés se pré­sente comme étant de même nature que celle du père à ses enfants. « Le pou­voir se mange tout entier. » Dans l’environnement en voie de moder­ni­sa­tion, cela signi­fie à la fois que l’accent est mis sur son uni­té et son indi­vi­si­bi­li­té, que le chef-père légi­time a le droit d’accumuler richesse et pres­tige et de s’en nour­rir, mais aus­si le devoir d’assurer pro­tec­tion et bien-être à ses « enfants » qui se pré­sentent. Cette toile de fond n’exclut pas l’apparition de phé­no­mènes de recom­po­si­tion poli­tique à l’opposé du clien­té­lisme, mais explique la dif­fi­cul­té qu’ils ont à s’étendre et à trou­ver la force expan­sive qui leur confè­re­rait une effi­ca­ci­té poli­tique durable et pro­bante (297).

Ensuite, les chan­ge­ments éco­no­miques et sociaux, vécus dans le cadre d’une (re-)construction de l’État à par­tir du som­met avec des résul­tats pro­blé­ma­tiques, se soldent par le main­tien d’un « habi­tus com­mu­nau­taire », tout en concou­rant à un pro­ces­sus d’individualisation. Ils ont pro­duit un sujet « for­te­ment “indi­vi­dué” c’est-à-dire consti­tué par une tra­jec­toire sin­gu­lière, défi­ni par des attri­buts sco­laires, éco­no­miques, rési­den­tiels…, mais peu “indi­vi­dua­li­sé” si l’on entend par l’individualisation la “prise de dis­tance objec­tive et sub­jec­tive de la per­sonne vis-à-vis de ses ins­crip­tions et déter­mi­na­tions sociales”14 » (327).

Enfin, même si le sujet est dif­fi­cile à abor­der en rai­son de la stig­ma­ti­sa­tion à laquelle la ques­tion de la sor­cel­le­rie est atta­chée, Gau­thier de Vil­lers sou­ligne l’importance de la dimen­sion de l’occulte et inter­prète les rai­sons pour les­quelles elle s’est nichée dans la sphère poli­tique. Le contexte d’incertitude, com­pé­ti­tion et risques de dis­grâce au som­met, vul­né­ra­bi­li­té au bas de la socié­té, a ren­for­cé le recours aux forces occultes dans l’exercice du pou­voir et l’explication cau­sale de déci­sions, de suc­cès, d’échecs qui se pro­duisent dans la vie poli­tique ordi­naire et au quo­ti­dien. À la suite de divers auteurs, Gau­thier de Vil­lers ne se pro­nonce pas sur ces actions fan­to­ma­tiques, mais consi­dère que leurs effets réels sont indé­niables, et sur­tout que ce fac­teur cultu­rel, enra­ci­né dans le deve­nir socioé­co­no­mique et contri­buant à la repro­duc­tion élar­gie de la domi­na­tion, est très important.

Les socié­tés poli­tiques en Afrique, et plus par­ti­cu­liè­re­ment au Congo, sont fré­quem­ment com­pa­rées à une mai­son sous les tro­piques : avec un côté « cli­ma­ti­seur » (la socié­té du jour qui sacri­fie aux règles et pro­cé­dures offi­ciel­le­ment ins­ti­tuées) et un côté « véran­da » (la socié­té de l’ombre, où règne l’informel). De Vil­lers sous­crit à cette com­pa­rai­son, mais à condi­tion de recon­naitre que ce qui est fon­da­men­tal se déroule dans l’univers de la véran­da. « Dans la socié­té congolaise/zaïroise, le dédou­ble­ment cultu­rel se mani­feste de façon géné­rale par la coexis­tence de l’officiel et de l’informel, de la réfé­rence aux ins­ti­tu­tions éta­tiques et à leur léga­li­té et de pra­tiques répon­dant à de tout autres logiques et normes. Il se tra­duit dans le com­por­te­ment des acteurs poli­tiques. Ils ne tiennent pas le même lan­gage quand ils s’expriment en fran­çais ou dans une langue natio­nale » (332).

* * * *

Au début de l’ouvrage, Gau­thier de Vil­lers avait rap­pe­lé les points de vue de deux cher­cheurs mar­quants quant à l’histoire immé­diate des années 1960 et 1970 : Benoît Verhae­gen et Valen­tin Mudimbe. Le pre­mier, un socio­logue belge, cher­chait à dis­cer­ner le che­mi­ne­ment d’une révo­lu­tion éman­ci­pa­trice qui contre­car­re­rait la dérive. Le second, un phi­lo­sophe congo­lais, lais­sait entendre en 1980 que la crise n’avait pas été le temps de la ges­ta­tion d’un ordre nou­veau, mais celui de « l’instauration d’un état de “désordre inouï et fon­da­men­tal” où s’institue une durable rup­ture entre les normes invo­quées ou héri­tées et les com­por­te­ments, où on assiste à une “dis­so­lu­tion de fait des normes”15 » (20). Quant à Gau­thier de Vil­lers aujourd’hui : « Dans les décen­nies 1990 et 2000, ce juge­ment parait s’imposer avec encore plus de force » (20).

Dans la conclu­sion, il constate qu’une nou­velle phase s’est ouverte dans l’histoire du Congo avec les élec­tions géné­rales, mais que la contin­gence des évè­ne­ments et la com­plexi­té des pro­ces­sus de chan­ge­ment défient la pré­vi­sion. Son ouvrage a été cen­tré sur la forme que l’évolution a prise au niveau du poli­tique et du pou­voir d’État. Au moment de le refer­mer, j’apprécie que cette lec­ture appro­fon­die ait per­mis de sor­tir des lieux com­muns dans la façon d’aborder les ques­tions posées. Mais, heu­reu­se­ment, elle ne four­nit pas des réponses clé sur porte mais incite à pro­lon­ger la réflexion.

Le point de vue adop­té, la cen­tra­tion sur l’État dans la ligne de Max Weber, a per­mis de faire res­sor­tir le déca­lage entre la forme « ration­nelle légale » qui est invo­quée et son appli­ca­tion au quo­ti­dien. Ce déca­lage est sub­til : « l’informel n’est pas l’informe » (337). Se concen­trant ain­si sur les stra­té­gies des élites, G. de Vil­lers a mon­tré que leur carac­tère dédou­blé n’est pas qu’une « mas­ca­rade » : quelque chose cherche à se recom­po­ser au-delà des inter­ven­tions occi­den­tales (289). Mais qu’en est-il plus lar­ge­ment des gens ? Ils ne contestent pas que l’État fasse des règles, mais le fait qu’il ne les applique pas. Au cours de l’exposé, l’auteur a lais­sé entendre que la vision du chaos, trop réduc­trice, est trom­peuse et il a ici et là poin­té des faits qui sug­gèrent l’émergence d’une incul­tu­ra­tion axée sur la recherche du bien com­mun au-delà de l’individualisme de groupe. Cepen­dant, ce qui res­sort sur­tout, c’est l’absence de « phé­no­mènes de recom­po­si­tion qui auraient une large emprise ter­ri­to­riale et une force expan­sive, qui mani­fes­te­raient une effi­ca­ci­té poli­tique et éco­no­mique durable et pro­bante16 » (297).

Pour véri­fier ou infir­mer cette pré­somp­tion, il fau­drait trai­ter plus avant deux thèmes insuf­fi­sam­ment appro­fon­dis de l’aveu même de l’auteur : la confi­gu­ra­tion des rap­ports sociaux et les orien­ta­tions cultu­relles (339). À cet égard, il nous semble qu’il convien­drait d’abord de scru­ter soi­gneu­se­ment la diver­si­té des « élites » et d’étudier la pré­sence et la nature des résis­tances popu­laires en réfé­rence à cette dif­fé­ren­cia­tion. Ensuite, les enjeux fon­ciers sous-jacents au poli­tique seraient à ana­ly­ser spé­ci­fi­que­ment : ils concernent l’immense majo­ri­té de la popu­la­tion, direc­te­ment dans les zones rurales tout en rejaillis­sant sur l’ensemble de la vie sociale17. Enfin, la ques­tion eth­nique nous semble sous-esti­mée. Quand bien même une conscience natio­nale a été créée à par­tir du som­met, ces iden­ti­tés ont lar­ge­ment été ins­tru­men­ta­li­sées, prin­ci­pa­le­ment dans le sillage du rebon­dis­se­ment des évè­ne­ments du Rwan­da au Congo.

En défi­ni­tive, en pro­cé­dant à par­tir du poli­tique, cet ouvrage apporte un cadre à la fois solide, plu­riel et ample pour abor­der la sin­gu­la­ri­té de l’histoire congo­laise. Même si la pro­bi­té intel­lec­tuelle amène l’auteur à affir­mer lui-même que pour mieux cer­ner et expli­ci­ter cette der­nière, « ce sont en amont les dif­fé­rentes dimen­sions de la réa­li­té sociale qu’il fau­drait appré­hen­der » plus pro­fon­dé­ment (339).

  1. Academia‑L’Harmattan, Lou­vain-la-Neuve, 2016. Les indi­ca­tions de pages sans autre men­tion ren­voient à cet ouvrage. Je fais réfé­rence à des sec­tions, mais me per­mets de ne pas faire de réfé­rences détaillées, sauf quand il s’agit de prises de posi­tion mar­quées de l’auteur ou de cita­tions expli­cites (soit de celui-ci, soit d’autres qu’il reprend).
  2. I. Nday­wel è Nziem, His­toire géné­rale du Congo : de l’héritage ancien à la Répu­blique démo­cra­tique, Paris, Bruxelles, 1998. D. Van Rey­brouck, cf. P. Géra­din, Congo. Een ges­chie­de­nis de David Van Rey­brouck. Par­cours et réso­nances, dans La Revue nou­velle, octobre 2011, p. 39 – 47.
  3. G. de Vil­lers a été direc­teur du Centre d’études et de docu­men­ta­tion afri­caines (Cedaf), qui a don­né nais­sance à la sec­tion d’histoire du Musée royal de l’Afrique cen­trale. Il est l’auteur de dif­fé­rents ouvrages et articles por­tant sur l’histoire socio­po­li­tique de l’Algérie et du Congo Kin­sha­sa. Dans ce der­nier pays, il a ensei­gné et effec­tué des recherches, sur­tout sur la période 1990 – 2006.
  4. La concep­tua­li­sa­tion de l’État qui sous-tend le cœur de l’analyse est for­te­ment (mais pas exclu­si­ve­ment) tri­bu­taire de la socio­lo­gie his­to­rique de Max Weber. Gau­thier de Vil­lers jus­ti­fie cette réfé­rence majeure et explique sa méthode de façon cir­cons­tan­ciée (192 – 195 ; 336 – 339).
  5. Non point à l’identique car la situa­tion his­to­rique se carac­té­rise par deux chan­ge­ments majeurs. D’une part, un déli­te­ment pro­gres­sif de l’emprise occi­den­tale au pro­fit d’une afri­ca­ni­sa­tion du contexte géo­po­li­tique (États et mou­ve­ments rebelles des pays voi­sins) et de l’entrée en scène éco­no­mique de par­te­naires des pays émer­gents (prin­ci­pa­le­ment la Chine). D’autre part, une mili­ta­ri­sa­tion des luttes et l’irruption d’une vio­lence quo­ti­dienne dans les rap­ports sociaux.
  6. Pour ce faire, on s’appuiera à la fois sur l’ensemble de l’ouvrage et sur des seg­ments plus expli­ci­te­ment rela­tifs aux ques­tions posées. Sans perdre de vue que ce qui est pré­sen­té ici (et aus­si inter­pré­té…) comme allant de soi fait l’objet d’amples déve­lop­pe­ments en dia­logue avec des études fouillées.
  7. À ce sujet, cf. spé­ci­fi­que­ment 197 – 208.
  8. Au sujet de cette dimen­sion, cou­ram­ment sous-esti­mée quand on fait le bilan de la colo­ni­sa­tion belge, Gau­thier de Vil­lers s’appuie notam­ment sur J.-M. Muka­ma­ba Makom­bo et J.-L. Vel­lut (200 – 201).
  9. Notam­ment une pro­mo­tion des ser­vices de base, ensei­gne­ment fon­da­men­tal et les soins de san­té pri­maires ; et aus­si le sou­ci de valo­ri­sa­tion des cultures locales par des mis­sion­naires (266).
  10. Cette thé­ma­tique est au cœur de la deuxième par­tie consa­crée à l’histoire évè­ne­men­tielle (33 – 186).
  11. Le rôle des acteurs d’en bas est abor­dé, mais insuf­fi­sam­ment déve­lop­pé de l’aveu même de l’auteur (339), dans une brève sec­tion 311 – 317.
  12. Cf. « La jeu­nesse mobi­li­sée sur le ter­rain », dans Afri­can Argu­ments, trad. le Cour­rier inter­na­tio­nal, 22 – 28 juin 2017, p. 31. Après avoir émer­gé il y a cinq ans, le mou­ve­ment Lucha pré­co­nise des réformes au som­met tout en étant très actif au niveau local, vise à res­pon­sa­bi­li­ser les plus hauts éche­lons du pou­voir tout en res­tant en dehors des cercles poli­tiques conven­tion­nels. « Nous ne sommes pas naïfs. Nous savons que les choses ne chan­ge­ront pas du jour au len­de­main des pro­chaines élec­tions. Peut-être que dans cin­quante ans, avec la res­pon­sa­bi­li­sa­tion accrue de nos diri­geants, nous ver­rons des chan­ge­ments de terrain…»
  13. G. de Vil­lers estime qu’il a insuf­fi­sam­ment déve­lop­pé le rôle des orien­ta­tions cultu­relles en rela­tion avec la confi­gu­ra­tion des rap­ports sociaux et les tra­jec­toires poli­tiques. Néan­moins, la dis­cus­sion autour d’une com­pré­hen­sion socio­lo­gique de la culture est menée avec beau­coup d’acuité dans les consi­dé­ra­tions finales (317 – 333).
  14. Cita­tion d’A. Marie.
  15. Cita­tion V. Mudimbe.
  16. En réfé­rence à des « enquêtes de qua­li­té dont on dispose ».
  17. À ce sujet, cf. une thèse récente et par­ti­cu­liè­re­ment remar­quable : E. Musha­ga­lu­sa Mudin­ga, La créa­tion des espaces ingou­ver­nables dans les luttes fon­cières : ana­lyse de la résis­tance pay­sanne à l’accaparement des terres au Sud Kivu, RD. Congo, Lou­vain-la-Neuve, 2017.

Paul Géradin


Auteur

Professeur émérite en sciences sociales de l'ICHEC