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Hiérarchie et conflit

Numéro 12 Décembre 2009 par Philippe Pochet

décembre 2009

La posi­tion de pré­sident de par­ti tient aux règles for­melles et infor­melles qui défi­nissent sa fonc­tion au som­met d’une hié­rar­chie ; son pou­voir réside davan­tage dans la pos­si­bi­li­té igno­rer les inter­ven­tions de membres que dans la com­mu­ni­ca­tion. S’il y a une hié­rar­chie interne au réseau, entre les réseaux eux-mêmes doit éga­le­ment régner de la dis­ci­pline : ain­si les États-Unis peuvent impo­ser leur ordre à mesure de leur puis­sance d’in­ter­ven­tion dans le monde. Qu’ils soient un nœud de com­mu­ni­ca­tion cen­tral n’est que la consé­quence de leur pou­voir et non un préa­lable. Les réseaux peuvent être très divers, orga­ni­sés sui­vant une thé­ma­tique, être limi­tés à cer­tains acteurs, être externes à la déci­sion poli­tique (groupe d’in­té­rêts), être trans­ver­sal, réunir des experts… Le conflit et les ten­sions internes au sein des réseaux et entre eux consti­tuent une dimen­sion centrale.

Le texte sou­mis au débat col­lec­tif du numé­ro est extrê­me­ment inté­res­sant et riche. En même temps, contrainte de l’exercice, il est syn­thé­tique, et la réponse en forme de dia­logue doit l’être encore davan­tage. Cela implique, comme consé­quence logique de ce type d’exercice, que les com­men­taires cri­tiques soient conden­sés et puissent paraître trop radi­caux par moment.

La réflexion pro­po­sée ici s’inscrit dans une évo­lu­tion de moyen terme dans les sciences sociales où un effet bien­ve­nu de balan­cier voit le jour. En effet, la qua­si-dis­pa­ri­tion de l’analyse mar­xi­sante autre­fois domi­nante et l’émergence, dans les années nonante et début du nou­veau siècle de recherches en termes de gou­ver­nance et de pro­ces­sus déli­bé­ra­tifs, d’une part, et, d’autre part, déri­vées de l’analyse éco­no­mique stan­dard ont sou­vent eu pour consé­quence directe que les ques­tions de pou­voir ou d’idéologie ont été réduites à l’analyse des inté­rêts indi­vi­duels ou au déve­lop­pe­ment des idées.

Par ailleurs en science poli­tique, la domi­na­tion pro­gres­sive de l’approche néo-ins­ti­tu­tion­na­liste a sou­vent mis l’accent sur des dyna­miques de type sys­té­mique ou cyber­né­tique. Les recherches por­taient moins sur la nature et le conte­nu nor­ma­tif des réformes que sur leur tra­jec­toire et leur « dépen­dance de sen­tiers ». Ce seront moins les conflits d’intérêt (de classe?) des acteurs col­lec­tifs que la des­crip­tion de points de veto empê­chant les réformes qui consti­tuent les objets des analyses.

Reve­nir donc à la ques­tion du pou­voir et à l’analyse des gagnants et des per­dants des évo­lu­tions récentes des poli­tiques publiques consti­tue, selon moi, un tour­nant impor­tant auquel l’article de réflexion par­ti­cipe plei­ne­ment en déve­lop­pant une approche socio­lo­gique et par­fois psy­cho­so­cio­lo­gique. Pour ma part, je vou­drais com­plé­ter, amen­der et peut-être enri­chir les pro­po­si­tions à par­tir d’autres disciplines.

Mon pre­mier com­men­taire concerne ce que je consi­dère comme une inté­gra­tion par­tielle du droit en rela­tion avec le pou­voir et la notion de hiérarchie

Mon second com­men­taire porte sur le cœur de la pro­po­si­tion, la notion de réseau. Des tra­vaux impor­tants de science poli­tique, notam­ment dans le domaine des poli­tiques publiques, per­mettent, selon moi, de mieux qua­li­fier les évo­lu­tions récentes que celles dénom­mées « réseaux sociaux ». En effet, l’auteur pro­pose une défi­ni­tion très géné­rique qui ne per­met pas une dis­tinc­tion fine des dif­fé­rentes dyna­miques à l’œuvre.

Fina­le­ment, de manière assez éton­nante, l’article ne traite pas les conflits et les évo­lu­tions à l’intérieur et entre les réseaux, en d’autres termes des moteurs des dyna­miques à l’œuvre.

Le rôle du droit

Le préa­lable de l’hypothèse pro­po­sée est d’ailleurs assez radi­cal car il pos­tule que les acteurs ne sont pas dans des posi­tions hié­rar­chiques. Cela étant, l’hypothèse est au fil de la page quelque peu adou­cie. Or, il est dif­fi­cile de pen­ser le et la poli­tique sans hié­rar­chie. Celle-ci est à deux niveaux : des règles for­melles et consti­tu­tion­nelles, et des règles infor­melles (le sys­tème poli­tique). La force d’un pré­sident de par­ti est qu’en rai­son des règles for­melles et infor­melles, tout le monde à inté­rêt à com­mu­ni­quer avec lui ou elle. Mais au contraire, il peut choi­sir de par­ler avec qui il veut. Son pou­voir est donc bien celui de pou­voir éven­tuel­le­ment igno­rer des acteurs, fussent-ils consi­dé­rés comme clés. Les exemples typiques seraient That­cher ou Bush Junior qui ont été tous deux réélus en igno­rant une bonne par­tie des membres de leur propre par­ti, pour ne pas dire des pans entiers de la socié­té organisée.

La cen­tra­li­té est donc aus­si celle du droit ou des usages. La France sié­geant au Conseil de sécu­ri­té des Nations unies a plus de pou­voir du fait de cette posi­tion de droit que par sa culture ou son éco­no­mie. Le pou­voir de la DG Concur­rence, c’est le trai­té euro­péen et ses res­sources en termes de capa­ci­té d’analyse et de sanctions.

J’inverserais donc la pro­po­si­tion prin­ci­pale en met­tant en évi­dence que c’est le droit for­mel ou infor­mel qui four­ni­ra des posi­tions dif­fé­ren­ciées dans le réseau et que le pou­voir n’est pas de com­mu­ni­quer (évi­dem­ment pos­sé­der de l’information est un pou­voir, mais cela va de soi), mais bien de pou­voir ne pas le faire et d’ignorer cer­taines posi­tions (dans le double sens à l’intérieur des réseaux et en termes de conte­nu) et l’avis d’une par­tie de la socié­té sans néces­sai­re­ment en subir des effets négatifs.

Il y a, il me semble, dans le texte une idée sous-jacente de la poli­tique comme la recherche du bien com­mun, ce qui néces­si­te­rait de dis­po­ser d’un large éven­tail d’informations. Comme l’a fait part un jour un ministre à un ami, « j’ai tort sur le fond, mais j’ai poli­ti­que­ment rai­son », mon­trant la dif­fé­rence entre le jeu poli­tique (de pure lutte de pou­voir) et la recherche de la meilleure solu­tion (déli­bé­ra­tion ouverte). Comme le dit l’auteur en fin de texte, la défi­ni­tion du pou­voir est la capa­ci­té de faire faire (et non comme il appa­raît dans la pre­mière par­tie de prin­ci­pa­le­ment connec­ter les per­sonnes ou les groupes).

L’autre élé­ment sous-esti­mé par l’auteur est celui qui tient à la capa­ci­té de mettre de l’ordre dans les réseaux, c’est-à-dire de les dis­ci­pli­ner. Le pou­voir des États-Unis, c’est aus­si celui de la dis­sua­sion nucléaire et de sa capa­ci­té d’intervention à l’extérieur de son ter­ri­toire. La cen­tra­li­té des États-Unis est sa capa­ci­té de dis­ci­pli­ner le monde à ses propres inté­rêts et non d’être un nœud de com­mu­ni­ca­tion cen­tral dans un réseau, ce qui est la consé­quence de son pou­voir et non la condi­tion préalable.

Le pas­sage sur les piliers me per­met de l’illustrer d’une autre façon. Trois expres­sions s’y retrouvent : pilier, réseau et néo­cor­po­ra­tisme. La défi­ni­tion clas­sique du néo­cor­po­ra­tisme met en évi­dence qu’en échange de la capa­ci­té à gérer cer­taines poli­tiques publiques, les acteurs (en nombre limi­té) ont la capa­ci­té de dis­ci­pli­ner leurs membres. C’est la base de l’échange poli­tique. Dans ce cadre théo­rique, les syn­di­cats ne sont pas un grand réseau déli­bé­ra­tif, mais une struc­ture hié­rar­chique qui est capable de mettre et faire mettre en œuvre ses déci­sions. C’est sa capa­ci­té d’ordonnement qui est cen­trale (celle-ci peut ou pas s’accompagner de déli­bé­ra­tion ou d’acte d’autorité). Le pilier n’est pas un ensemble de réseaux, mais des réseaux dif­fé­ren­ciés hié­rar­chi­que­ment et thé­ma­ti­que­ment qui, si cer­taines per­sonnes appar­tiennent à dif­fé­rents réseaux, est néan­moins carac­té­ri­sé par des inté­rêts par­fois dif­fé­rents (par exemple, les syn­di­cats et les mutuelles sur les ques­tions des coûts des soins de santé).

Les différents types de réseau

Cela m’amène à la deuxième dimen­sion, le pou­voir du réseau. Comme le droit n’était pas mobi­li­sé pour ana­ly­ser les inéga­li­tés dans les réseaux, la science poli­tique est igno­rée dans l’analyse du pou­voir du réseau.

Cette der­nière pour­rait four­nir à l’appui de la démons­tra­tion de l’auteur des outils concep­tuels plus dif­fé­ren­ciés que le simple terme géné­rique de réseau. Un réseau peut être assez géné­ral, mais, le plus sou­vent, il est thé­ma­tique (single issue net­work). La dif­fé­rence est impor­tante car, selon les cas, il se déploie­ra dans des espaces différents.

Il peut être fluide avec des pos­si­bi­li­tés d’entrée et de sor­tie faciles, mais sou­vent il est conso­li­dé et limi­té à cer­tains acteurs (on par­le­ra à ce pro­pos de com­mu­nau­té poli­tique). Il peut être externe aux admi­nis­tra­tions et à la déci­sion poli­tique (groupes d’intérêt) ou trans­ver­sal (advo­ca­cy coa­li­tion). Cela conduit à réflé­chir en termes de res­sources maté­rielles, mais aus­si sym­bo­liques. Les réseaux d’idées ou d’expertise (epis­te­mic com­mun­ni­ty) qui par­tagent cer­taines carac­té­ris­tiques com­munes fortes (notam­ment en termes de cau­sa­li­té) vont déter­mi­ner ce qui est, à un moment don­né, accep­table ou non en termes d’idées. Cela conduit natu­rel­le­ment à dis­tin­guer entre dif­fé­rents réseaux, entre les dif­fé­rents forums (les experts, la com­mu­ni­ca­tion politique…).

La mise à l’agenda ne vient pas de petits réseaux moti­vés, mais s’inscrit dans des dyna­miques bien plus com­plexes et moins ration­nelles que pré­sen­tées rapi­de­ment dans l’essai.

Penser le conflit

Cela m’amène à mon der­nier point, le conflit et les évo­lu­tions internes. De façon éton­nante, le mot conflit n’apparaît pas dans le texte. Or, peut-on pen­ser le pou­voir sans le conflit ou les ten­sions (internes aux réseaux et entre réseaux)?

Le numé­ro d’octobre de La Revue nou­velle, « Les cli­vages à l’épreuve de la socié­té », illustre bien l’importance des cli­vages dans l’évolution de la poli­tique sociale en Bel­gique. Ceux-ci ont été à l’origine de la nais­sance des acteurs et de la per­ma­nence de leurs actions faites de conflits et de com­pro­mis. De même au niveau euro­péen, ce n’est pas seule­ment l’aisance lin­guis­tique et cultu­relle des élites des affaires qui explique leur domi­na­tion dans les réseaux euro­péens, c’est aus­si l’incapacité de réseaux d’experts de faire sens à la notion d’Europe sociale (rôle des idées) et des syn­di­cats de peser en éle­vant le niveau de conflic­tua­li­té (néces­saire pour se faire entendre et créer un rap­port de force).

C’est évi­dem­ment une des ques­tions les plus dif­fi­ciles, celle de décrire des réa­li­tés (pho­to), mais aus­si les condi­tions de chan­ge­ments (film). Mais les conflits qu’ils soient dans les inter­pré­ta­tions des ins­ti­tu­tions, des règles du jeu, des idées domi­nantes… me semblent indis­pen­sables pour rendre de la dyna­mique dans les ana­lyses du fonc­tion­ne­ment des sociétés.

L’avantage de pou­voir réagir à un tel article est que c’est la qua­li­té du rai­son­ne­ment qui per­met un dia­logue pro­po­sant des pistes com­plé­men­taires et par­fois contra­dic­toires, condi­tion indis­pen­sable d’un exer­cice de réflexion et d’échanges en profondeur.

Philippe Pochet


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