Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Haren, le futur village pénitentiaire

Numéro 6 - 2015 par Guillermo Kozlowski David Scheer

septembre 2015

Le Mas­ter­plan 2008 – 2012-2016 « pour une infra­struc­ture car­cé­rale plus humaine » lan­cé par le ministre de la Jus­tice Ste­faan De Clerck et sui­vi, pro­lon­gé et éten­du par ses suc­ces­seurs pré­voit la construc­tion de plu­sieurs nou­velles pri­sons sur le sol belge. Ce pro­jet d’extension du parc car­cé­ral com­porte notam­ment la construc­tion d’une pri­son à l’extrême nord de la ville de Bruxelles : Haren. Dans le cahier de charges rédi­gé pour lan­cer l’ap­pel d’offres en vue de sa construc­tion, une curieuse récur­rence mérite que l’on s’y attarde : il est deman­dé aux pro­mo­teurs de conce­voir une pri­son qui favo­rise l’au­to­no­mie des futures per­sonnes détenues.

Dossier

Il ne s’a­git pas ici de prendre posi­tion sur l’aspect inno­vant — révo­lu­tion­naire diront cer­tains — de ce docu­ment, mais plus sim­ple­ment de repé­rer, dans la manière de conce­voir cet objec­tif d’autonomisation des pri­son­niers, une pro­blé­ma­tique beau­coup plus large, tra­ver­sant l’en­semble de la socié­té et omni­pré­sente dans le sec­teur social depuis quelques années.

L’au­to­no­mie en pri­son, et plus lar­ge­ment dans ce que Erving Goff­man appelle les ins­ti­tu­tions tota­li­taires, n’est pas une ques­tion nou­velle, elle n’é­tait cepen­dant pas un objec­tif. Il est impor­tant d’a­na­ly­ser la manière dont cette ques­tion s’est posée pour com­prendre et éva­luer les enjeux qui sous-tendent cette exi­gence aujourd’hui.

Dans les institutions totalitaires, une autonomie contestatrice

« Toute ins­ti­tu­tion acca­pare une part du temps et des inté­rêts de ceux qui en font par­tie et leur pro­cure une sorte d’u­ni­vers spé­ci­fique qui tend à les enve­lop­per. Mais par­mi les dif­fé­rentes ins­ti­tu­tions de nos socié­tés occi­den­tales, cer­taines poussent cette ten­dance à un degré incom­pa­ra­ble­ment plus contrai­gnant que les autres. Signe de leur carac­tère enve­lop­pant ou tota­li­taire, les bar­rières qu’elles dressent aux échanges sociaux avec l’ex­té­rieur, ain­si qu’aux entrées et aux sor­ties, et qui sont sou­vent concré­ti­sées par des obs­tacles maté­riels […] Ce sont ces éta­blis­se­ments que j’ap­pelle “ins­ti­tu­tions tota­li­taires1”…»

Dans cette défi­ni­tion d’Erving Goff­man, il faut entendre « tota­li­taires » dans son sens pre­mier : la tota­li­té de la vie, ou la plus grande par­tie de la vie pen­dant le temps de la prise en charge par l’institution. Cha­cune de ces ins­ti­tu­tions est une tota­li­té ; elles pos­sèdent une morale, des valeurs et des objec­tifs propres, qui enve­loppent le quo­ti­dien de ceux dont elle s’occupe.

Goff­man ana­lyse l’autonomie dans ce cadre par­ti­cu­lier en ces termes : « D’abord, les ins­ti­tu­tions tota­li­taires sus­pendent ou déna­turent ces actes mêmes dont la fonc­tion dans la vie nor­male est de per­mettre à l’agent d’affirmer, à ses propres yeux et à la face des autres, qu’il détient une cer­taine mai­trise de son milieu, qu’il est une per­sonne adulte douée d’indépendance, d’autonomie et de liber­té d’action2. »

Et il pré­cise plus loin, «[…] un des moyens les plus effi­caces pour bri­ser le plan d’activité per­son­nel est d’obliger l’individu à sol­li­ci­ter une auto­ri­sa­tion et du maté­riel pour les actes mineurs qu’à l’extérieur il pour­rait accom­plir de son propre chef : pour fumer, par exemple, ou se raser, pour aller aux toi­lettes, télé­pho­ner, dépen­ser de l’argent ou expé­dier des lettres. Ain­si l’individu doit non seule­ment assu­mer un rôle de sou­mis­sion et de sup­pli­ca­tion qui n’est pas natu­rel chez un adulte, mais tous ses actes peuvent être inter­cep­tés par le per­son­nel3. »

La ques­tion de l’autonomie se pose ain­si en termes de rap­port de forces. D’un côté, nous retrou­vons le dis­po­si­tif propre de l’institution qui veut (et qui doit) acca­pa­rer le plus pos­sible l’individu, le dis­ci­pli­ner. De l’autre côté l’autonomie d’un indi­vi­du adulte, liée à la vie en dehors de l’institution, ou en tout cas à un au-delà de la morale de l’institution. L’autonomie est défi­nie par Goff­man comme la capa­ci­té d’exercer une cer­taine mai­trise sur son milieu. L’objectif des ins­ti­tu­tions tota­li­taires — la pri­son en étant le para­digme — est de faire en sorte que le cadre qu’elles consti­tuent — un milieu entiè­re­ment façon­né pour influen­cer les indi­vi­dus — ait, au contraire, un effet de pré­gnance maxi­male sur eux. Dans ce cadre, il faut com­prendre l’autonomie comme une affir­ma­tion d’autres lois, d’autres codes que ceux spé­ci­fiques à l’institution dans laquelle l’individu est pris. Ne pas accep­ter les horaires du repas, deman­der davan­tage de par­loirs, un accès aux jour­naux ou plus lar­ge­ment aux infor­ma­tions du monde exté­rieur, ou n’importe quelle reven­di­ca­tion simi­laire peut prendre une ampleur consi­dé­rable. Pas for­cé­ment pour la récla­ma­tion en elle-même, mais par le simple fait de por­ter une reven­di­ca­tion qui demande à l’institution de s’adapter à un monde exté­rieur. De fait, ces pro­cla­ma­tions d’autonomie impliquent une remise en ques­tion du carac­tère tota­li­taire de l’institution en la pla­çant dans une situa­tion dont elle n’est qu’un élément.

Dans une socié­té où « l’individu ne cesse de pas­ser d’un milieu clos à un autre, cha­cun ayant ses lois : d’abord la famille, puis l’école (« tu n’es plus dans ta famille »), puis la caserne (« tu n’es plus à l’école »), puis l’usine, de temps en temps l’hôpital, éven­tuel­le­ment la pri­son qui est le milieu d’enfermement par excel­lence4 », la ques­tion de l’autonomie est immé­dia­te­ment poli­tique ; elle conteste pra­ti­que­ment un cer­tain mode de pouvoir.

Une autonomie au centre du projet

Le cahier des charges pour la future pri­son de Haren a été rédi­gé par une équipe — par­ti­cu­liè­re­ment jeune et dyna­mique — de l’administration péni­ten­tiaire en vue d’être dis­tri­bué aux consor­tiums pri­vés dans le cadre d’un par­te­na­riat public/privé pour la concep­tion, le finan­ce­ment, la construc­tion et la ges­tion d’un futur « vil­lage péni­ten­tiaire » au nord de Bruxelles. Ce cahier des charges des per­for­mances est struc­tu­ré autour de deux lignes de force prin­ci­pales : la volon­té nette de s’écarter du modèle archi­tec­tu­ral tant répé­té et renou­ve­lé qu’est le modèle Duc­pé­tiaux (modèle « en étoile » ou encore modèle dit « pan­op­tique5 »); la volon­té de lais­ser une marge d’interprétation rela­ti­ve­ment large aux concep­teurs. Le docu­ment ne com­porte pas de défi­ni­tion pré­cise du concept d’autonomie, néan­moins en recou­pant les dif­fé­rentes occur­rences du terme, nous pou­vons ten­ter d’en esquis­ser le tableau.

Le cahier des charges des per­for­mances pour le com­plexe péni­ten­tiaire de Haren est un pro­gramme des exi­gences struc­tu­ré en quatre par­ties. Nous nous concen­tre­rons sur la pre­mière, à savoir le volet « Archi­tec­ture, fonc­tion­na­li­té et inté­gra­tion dans l’environnement6 ». Dès la pre­mière page, l’ambition du docu­ment est dévoi­lée : « Le nou­veau com­plexe péni­ten­tiaire de Haren doit accueillir 1.190 déte­nus. Il peut donc, en rai­son de son échelle et de sa com­plexi­té, être consi­dé­ré comme un “vil­lage péni­ten­tiaire”. Les déte­nus y sont répar­tis en groupes ou enti­tés en fonc­tion de leur par­cours de déten­tion indi­vi­duel. Sur la base de celui-ci sont fixés les liber­tés dont ils béné­fi­cient et un quo­ti­dien le plus proche pos­sible de la “nor­ma­li­té” exté­rieure. Ce vil­lage péni­ten­tiaire, la vie com­mu­nau­taire de ces dif­fé­rents groupes de déte­nus et le contact avec les membres du per­son­nel sont orga­ni­sés de manière à contri­buer à la réin­té­gra­tion des déte­nus dans la société. »

Pour atteindre cet objec­tif, deux axes de tra­vail dis­tincts appa­raissent : une redé­fi­ni­tion du rôle de la cel­lule dans la pri­son, cou­plée à une concep­tion dif­fé­rente des dépla­ce­ments des pri­son­niers au sein du complexe.

De la cel­lule comme espace privé…

Tout d’a­bord, une atten­tion par­ti­cu­lière est por­tée à la cel­lule. Le cahier des charges des per­for­mances pour Haren sti­pule : « La cel­lule repré­sente l’es­pace de vie pri­vée de chaque déte­nu. Chaque déte­nu a le choix de se reti­rer dans sa propre cel­lule, qu’il peut éga­le­ment s’ap­pro­prier. La cel­lule cor­res­pond à son “chez-soi” dans le monde exté­rieur, et dans le cadre d’une plus grande auto­no­mie et res­pon­sa­bi­li­sa­tion, une série d’ac­ti­vi­tés, qui étaient sou­vent exer­cées en groupe ou avec accom­pa­gne­ment à des moments fixes dans l’an­cien modèle péni­ten­tiaire peuvent désor­mais avoir lieu dans la cel­lule. En d’autres termes, le déte­nu a la liber­té et la res­pon­sa­bi­li­té d’or­ga­ni­ser ses acti­vi­tés comme la douche, le télé­phone, la réser­va­tion d’une visite à par­tir de sa cel­lule, la réser­va­tion de ses repas, le net­toyage de sa propre cel­lule ou encore l’accès à la télé­vi­sion et à la radio, et le choix des pro­grammes qu’il veut regarder…».

Ou encore : « Une orga­ni­sa­tion nor­male des jour­nées basée sur la struc­ture des jour­nées dans le monde exté­rieur, c’est-à-dire dans laquelle les déte­nus quittent, en règle géné­rale, leur cel­lule qui leur sert d’es­pace pri­vé, se déplacent vers un lieu de tra­vail ou une autre acti­vi­té de jour (par exemple une for­ma­tion) et vivent en com­mu­nau­té avec les autres. La cel­lule ne consti­tue pas l’es­pace de réfé­rence, mais un envi­ron­ne­ment per­son­nel dans lequel s’isoler du groupe. »

… aux dépla­ce­ments responsables

Les cir­cu­la­tions internes, quant à elles, sont envi­sa­gées dans un cha­pitre inti­tu­lé « Res­pon­sa­bi­li­sa­tion et auto­no­mie : Liber­té et auto­no­mie de cir­cu­la­tion », et dans lequel nous retrou­vons cette recom­man­da­tion : « En fonc­tion de leur tra­jet de déten­tion indi­vi­duel et de la pla­ni­fi­ca­tion de la jour­née, les déte­nus peuvent, à l’aide de leur badge, cir­cu­ler libre­ment dans l’en­ti­té et dans l’en­semble du com­plexe. Cela veut dire qu’ils empruntent, de manière auto­nome, dif­fé­rents tra­jets dans le com­plexe. La concep­tion de ces “tra­jets” est impor­tante et doit tenir compte de dif­fé­rents élé­ments : fonc­tion­na­li­té, sécu­ri­té, nombre limi­té d’obstacles, alter­nance des vues, ouverture…»

L’enjeu est ici de lais­ser un maxi­mum de marge de manœuvre aux déte­nus, en sur­face du moins. Une cer­taine auto­no­mie de mou­ve­ment sera ren­due pos­sible par le port de badges indi­vi­duels pour l’ouverture des portes. Notons tout de même que cette liber­té sera vrai­sem­bla­ble­ment condi­tion­née par un agen­da pré­pro­gram­mé des horaires d’ouverture poten­tielle (donc auto­ri­sée) de chaque porte pour chaque détenu.

Quoi de neuf ?

La pro­po­si­tion du cahier de charges pour la future pri­son de Haren se dis­tingue de la des­crip­tion des ins­ti­tu­tions tota­li­taires pro­po­sée dans les années 1960 par Erving Goff­man. On se donne désor­mais comme objec­tif de faire en sorte que la vie en pri­son soit la plus proche pos­sible de la vie « exté­rieure ». Le sens affi­ché de la peine de pri­son ne se retrouve plus dans l’i­so­le­ment strict dans un milieu contrô­lé, mais au contraire dans une cou­pure mini­male par rap­port à la socié­té. La pri­son ne devrait plus consti­tuer la tota­li­té de la vie du pri­son­nier pen­dant son incarcération.

Le pro­jet péni­ten­tiaire met aujourd’hui l’accent sur le ren­for­ce­ment de l’au­to­no­mie. L’é­qui­libre est donc désor­mais pré­sen­té à l’inverse. Il ne s’agit plus de limi­ter l’autonomie à son mini­mum néces­saire, mais d’exacerber une exi­gence d’autonomie. Dans le cahier de charges, par exemple, on ne pro­pose pas d’i­so­ler les pri­son­niers dans une cel­lule, mais de per­mettre au pri­son­nier de s’i­so­ler ; la cel­lule devrait res­sem­bler au chez-soi du monde exté­rieur. C’est ce que le cahier des charges appelle le prin­cipe de « normalisation ».

Nous pou­vons faire trois hypo­thèses, non exclu­sives les unes des autres, à pro­pos de cette inflexion.

D’abord, les cri­tiques, les révoltes et les mani­fes­ta­tions ont, au moins par­tiel­le­ment, inflé­chi la poli­tique car­cé­rale. Ensuite, ces consi­dé­ra­tions sont une affaire de publi­ci­té et de mar­ke­ting ; concrè­te­ment, peu de chose va chan­ger. Enfin, pla­cé dans un contexte plus large, ce chan­ge­ment dis­cur­sif amène à pen­ser la trans­for­ma­tion du concept même d’autonomie. Nous allons ici trai­ter la troi­sième hypo­thèse. Dans la mesure où elle ne dépend pas des deux autres, ni ne les inva­lide, nous pou­vons nous conten­ter de l’interroger spécifiquement.

Autonomie, autonomisation : une autre voie ?

Deman­der l’au­to­ri­sa­tion pour aller aux toi­lettes, pour se raser ou pour envoyer une lettre, c’est ain­si que fonc­tionne le pou­voir dis­ci­pli­naire : gérer une masse d’in­di­vi­dus, en leur impo­sant un rap­port direct et indi­vi­duel avec le pou­voir, dans chaque geste qu’ils accom­plissent, par des dis­po­si­tifs archi­tec­tu­raux, des emplois du temps méti­cu­leux, etc.; il s’agit d’imposer une conduite à une mul­ti­pli­ci­té humaine. C’est pour cette rai­son que Michel Fou­cault pro­pose la pri­son comme ins­ti­tu­tion para­dig­ma­tique de la socié­té dis­ci­pli­naire. Confor­mé­ment à ce dia­gramme, au XIXe siècle, une masse de désaf­fi­liés « inutiles » s’est trans­muée en une série d’in­di­vi­dus consti­tuant une main‑d’œuvre uti­li­sable dans la pro­duc­tion indus­trielle. Dans une usine, cha­cun des ouvriers, à son poste de tra­vail, entre­tient un rap­port indi­vi­duel au pou­voir. Il en va de même dans une armée moderne, où un rap­port indi­vi­duel et direct de chaque sol­dat au com­man­de­ment est pri­mor­dial. L’école répond à la même exi­gence en ins­ti­tuant un rap­port indi­vi­duel et direct de chaque élève à l’instituteur.

« Mais les dis­ci­plines à leur tour connai­traient une crise, au pro­fit de nou­velles forces qui se met­traient len­te­ment en place, et qui se pré­ci­pi­te­raient après la Deuxième Guerre mon­diale : les socié­tés dis­ci­pli­naires, c’é­tait déjà ce que nous n’é­tions plus, ce que nous ces­sions d’être7. »

Un nou­veau mode de pou­voir com­mence à prendre forme, Gilles Deleuze l’appellera une « socié­té de contrôle ». On peut repé­rer ce chan­ge­ment en sui­vant notam­ment les ana­lyses de cer­tains auteurs néo­li­bé­raux. Gary Becker ou Theo­dore Schultz, par exemple, sou­tiennent dans les années 1950 que les ouvriers ne consti­tue­raient pas seule­ment une main‑d’œuvre, une force de tra­vail abs­traite ; les capa­ci­tés indi­vi­duelles de chaque ouvrier étant par­ti­cu­lières. C’est ain­si qu’ils inté­gre­ront dans l’analyse éco­no­mique le savoir ou les appren­tis­sages, d’autres inclu­ront l’expérience des tra­vailleurs dans dif­fé­rents domaines de leur vie… comme un capi­tal humain.

Sui­vant cette ana­lyse, qui va peu à peu deve­nir domi­nante, chaque tra­vailleur déve­loppe ou pos­sède natu­rel­le­ment des com­pé­tences qui lui appar­tiennent en propre, des capa­ci­tés qu’il peut valo­ri­ser, déve­lop­per ou ren­ta­bi­li­ser, des com­pé­tences dont il est res­pon­sable per­son­nel­le­ment. Ces com­pé­tences ne sont plus liées à un contexte pré­cis (encore moins à une ins­ti­tu­tion tota­li­taire), mais sont valables par­tout et pour tous. L’école, l’entreprise, l’armée, les ser­vices sociaux, mesurent par exemple les mêmes com­pé­tences, les mêmes « savoir-être » (prendre la parole en public, tra­vailler en équipe, savoir gérer son temps…). La liste n’est jamais exhaus­tive, elle change selon les auteurs et les modes, mais les com­pé­tences sont tou­jours cen­sées être valables partout.

Ces com­pé­tences diverses et diver­si­fiées ne pro­viennent pas néces­sai­re­ment de l’expérience pro­fes­sion­nelle, elles peuvent pro­ve­nir d’un loi­sir, d’un mode de vie, d’un inté­rêt par­ti­cu­lier, de l’éducation pro­di­guée par la famille, de ren­contres for­tuites… Or, le fait d’intégrer toutes ces pos­si­bi­li­tés dans une ana­lyse éco­no­mique implique, très concrè­te­ment, qu’un autre mode de pou­voir est pos­sible. Il ne convient plus de deman­der au déten­teur du pou­voir l’autorisation de pou­voir poser chaque geste). Il s’agit au contraire d’exacerber les ini­tia­tives, de faire en sorte que tout le monde pense l’ensemble des actes de sa vie dans une pro­blé­ma­tique éco­no­mique, en termes d’investissement et de ren­ta­bi­li­té de son capi­tal humain, et d’accepter l’évaluation qui en est faite. Dans cette pers­pec­tive il n’y a pas de rap­port à un autre, il y a un résul­tat dont la res­pon­sa­bi­li­té est indi­vi­duelle et l’évaluation sociale. L’évaluation est sociale parce que le capi­tal humain de cha­cun est consi­dé­ré comme un élé­ment du déve­lop­pe­ment de la puis­sance éco­no­mique d’un ter­ri­toire ou d’une enti­té. Plus pré­ci­sé­ment, l’évaluation est tech­nique : ce sont les cri­tères Pisa pour l’éducation, la « démarche qua­li­té » pour les ONG, les dif­fé­rents dis­po­si­tifs mana­gé­riaux dans les entre­prises, l’«activation » pour les chô­meurs… Ces éva­lua­tions sont essen­tiel­le­ment tech­niques, il s’agit tou­jours de modé­li­sa­tions, qui classent en per­ma­nence la valeur poten­tielle des com­pé­tences. Des com­pé­tences qui ne sont pas rela­tives à une ins­ti­tu­tion, mais per­met­traient de s’adapter partout.

Si les com­pé­tences de chaque indi­vi­du sont uni­ver­selles et si, en fin de compte, la valeur du capi­tal humain n’est pas rela­tive à une ins­ti­tu­tion mais bien valable par­tout et pour tous, la ques­tion de l’autonomie se pose différemment.

La volon­té d’ouvrir la pri­son aux influences exté­rieures peut être com­prise sui­vant le déve­lop­pe­ment de cette logique, comme une manière d’activer les pri­son­niers. Il ne s’agit pas de faire en sorte qu’ils soient for­ma­tés par la pri­son8 — éco­no­mi­que­ment et poli­ti­que­ment cela n’a plus aucun sens, la pri­son (comme les autres ins­ti­tu­tions tota­li­taires) n’est plus un modèle. Par contre, le pro­jet vou­drait faire en sorte que, même au sein des murs de la pri­son, les indi­vi­dus apprennent à pen­ser leur vie en termes éco­no­miques. La mis­sion de la pri­son n’est plus évo­quée en termes de réin­ser­tion morale, mais davan­tage en termes de com­pé­tences socio­pro­fes­sion­nelles. Évi­dem­ment, l’institution péni­ten­tiaire ne semble pas plus capable de réa­li­ser ce nou­vel objec­tif, qu’elle ne l’était de réa­li­ser l’ancien. Néan­moins, ce dépla­ce­ment témoigne de cer­tains changements.

Le pro­jet car­cé­ral contem­po­rain vise, par exemple, à lais­ser un accès plus facile aux tâches quo­ti­diennes, ce qui implique, en contre­par­tie, un contrôle et une éva­lua­tion poten­tiels de la manière dont ces tâches sont rem­plies. On retrouve ici une poli­tique de res­pon­sa­bi­li­sa­tion qui s’assume plei­ne­ment. En deux mots, il ne s’agit plus de dis­ci­pli­ner les pri­son­niers, mais de contrô­ler les comportements.

Pour­quoi ne pas mesu­rer la capa­ci­té à uti­li­ser le nou­veau Pri­son cloud (outil de com­mu­ni­ca­tion infor­ma­tique entre les déte­nus et les dif­fé­rents per­son­nels de la pri­son) et l’associer à la com­pé­tence « com­mu­ni­quer » (ou mille autres com­pé­tences que des experts sau­ront pro­duire)? Pour­quoi ne pas uti­li­ser le sys­tème cen­tra­li­sé pour en extraire toutes sortes de sta­tis­tiques, mesu­rées comme autant de « savoir-être » ? Pour­quoi ne pas s’en ser­vir ensuite comme cri­tère d’évaluation pour accor­der ou non une libé­ra­tion condi­tion­nelle ? Et, si le port du badge devient obli­ga­toire à l’intérieur de la pri­son — non plus comme une peine en soi, mais comme un « outil » de sur­veillance —, pour­quoi ne pas le géné­ra­li­ser, en dehors de toute condam­na­tion spécifique ?

Le fait de rendre les murs de la pri­son plus per­méables (comme évo­qué en amont) ne signi­fie donc pas l’établissement d’un pou­voir moins pre­nant, mais l’introduction d’autres dis­po­si­tifs, rele­vant d’autres enjeux.

Peut-être peut-on résu­mer l’orientation péni­ten­tiaire contem­po­raine en ces termes : si la pri­son était le modèle idéal de l’usine, l’entreprise est aujourd’hui le modèle d’un monde dans lequel la pri­son est une ins­ti­tu­tion par­mi d’autres. Une ins­ti­tu­tion, qui, comme tous les autres, est éva­luée avec les cri­tères de l’entreprise.

Qu’est-ce que l’autonomie aujourd’hui ?

Ne pas attendre les ordres ou l’au­to­ri­sa­tion du pou­voir, mais se deman­der en per­ma­nence quelle com­pé­tence on est en train de déve­lop­per chez soi, s’a­dap­ter en per­ma­nence, c’est-à-dire se pen­ser soi-même dans un feed­back per­ma­nent avec le pou­voir, se pen­ser soi-même comme un entre­pre­neur de soi.

« Et cette chose est si vraie que, pra­ti­que­ment, ça va être l’en­jeu de toutes les ana­lyses que font les néo­li­bé­raux, de sub­sti­tuer à chaque ins­tant, à l’homo œco­no­mi­cus par­te­naire de l’é­change, un homo œco­no­mi­cus entre­pre­neur de lui-même, étant à lui-même son propre capi­tal, étant pour lui-même son propre pro­duc­teur, étant pour lui-même la source de ses reve­nus9. »

C’est ici que l’on retrouve la ques­tion de l’autonomie. Non pas une auto­no­mie qui s’opposerait au pou­voir, mais une capa­ci­té de se pen­ser comme un concur­rent, une apti­tude à s’adapter aux dif­fé­rentes exi­gences éco­no­miques et techniques.

Cette auto­no­mie n’existe que néga­ti­ve­ment. Elle fait tou­jours réfé­rence à ce qui manque pour être auto­nome ; comme « quelque chose » que l’on devrait exi­ger de soi-même, parce que l’on n’est jamais assez adap­té aux réa­li­tés tech­niques et aux modèles éco­no­miques en muta­tion per­ma­nente. Une auto­no­mie non pas comme une manière d’exprimer une sin­gu­la­ri­té, mais au contraire comme la capa­ci­té de sup­pri­mer soi-même toute aspé­ri­té, n’importe quel tro­pisme, ou carac­té­ris­tique trop appuyée, toute manière d’être qui entrave la flexi­bi­li­té et l’adaptation. Ou alors comme un manque de for­ma­tion. Nous devons nous for­mer conti­nuel­le­ment, non pas pour avan­cer, mais pour évi­ter de res­ter à la traine. C’est l’objectif annon­cé du futur vil­lage péni­ten­tiaire de Haren dont les mots d’ordre sont res­pon­sa­bi­li­sa­tion — l’injonction à se rendre auto­nome — et nor­ma­li­sa­tion — dans les condi­tions les plus proches pos­sible de la vie libre. Désor­mais, nous ne sommes jamais assez for­més pour le poste que l’on occupe. Il faut for­ma­li­ser les com­pé­tences néces­saires, les acqué­rir, les attes­ter, les éva­luer, les actua­li­ser, les rééva­luer… Chaque for­ma­tion pro­dui­sant des com­pé­tences, mais aus­si (sur­tout?) des évaluations.

L’autonomie est tou­jours néga­tive, ce qui nous manque ou ce que nous avons en trop pour être auto­nomes ; il s’agirait d’une sorte de dette infi­nie envers la socié­té. Ce qu’on lui doit parce que l’on a des carac­té­ris­tiques (phy­siques, psy­chiques, fami­liales…) qui ne lui apportent rien (et qui repré­sentent un cout), ou ce que l’on lui doit parce qu’on n’est pas assez com­pé­tent pour rem­plir les dif­fé­rents rôles sociaux qui nous sont attri­bués (et là aus­si ça repré­sen­te­rait un cout). Les per­sonnes incar­cé­rées, exemple paroxys­mique par­mi d’autres, ne « purgent » plus une « peine », ils « paient » leur « dette » à la société.

La dis­ci­pline consti­tuait des indi­vi­dus comme des objets de pou­voir. Mais ici il n’est plus ques­tion d’individus, mais d’un pou­voir plus méti­cu­leux, plus pré­cis. Dans son texte sur les socié­tés de contrôle, G. Deleuze intro­duit le concept de divi­dus. Miguel Bena­sayag parle de la consti­tu­tion d’un homme modu­laire10, qui rem­place la figure de l’individu. Un homme dont chaque carac­té­ris­tique, chaque savoir, chaque désir, existe comme un module indé­pen­dant. L’«autonomie » désigne alors sim­ple­ment l’absence de limites dans la manière de se com­po­ser en tant qu’homme modu­laire : on doit retran­cher ou ajou­ter n’importe quel module à soi-même, en vue de s’adapter.

Peut-être est-ce ain­si qu’il faut com­prendre l’omniprésence du concept d’autonomie dans le tra­vail social11, notam­ment depuis la mise en place de la poli­tique de l’État social actif, comme une nou­velle tech­nique de pou­voir. Pro­gres­si­ve­ment, une socié­té de contrôle rem­place une socié­té de la dis­ci­pline. La pri­son était le modèle de cette socié­té dis­ci­pli­naire. Repé­rer dans la pri­son l’avancée de la socié­té de contrôle est un indice de son déve­lop­pe­ment. Mais ce dépla­ce­ment est bien enten­du pro­gres­sif et par­tiel, le concept d’autonomie navigue alors entre deux eaux. Il fonc­tionne très concrè­te­ment comme un levier de pou­voir, mais est enro­bé dans un ima­gi­naire de résis­tance12.

Un élé­ment maté­riel devrait notam­ment atti­rer notre atten­tion : tan­dis que le cahier des charges prône une pri­son avec « un quo­ti­dien le plus proche pos­sible de la “nor­ma­li­té” exté­rieure» ; concrè­te­ment, d’un point de vue urba­nis­tique, cette pri­son sera rela­ti­ve­ment iso­lée du monde exté­rieur. Située en dehors de la ville, dans un lieu peu des­ser­vi par les trans­ports en com­mun, elle sera davan­tage iso­lée du monde exté­rieur que les vieilles pri­sons bruxel­loises actuelles qu’elle devrait rem­pla­cer (Saint-Gilles et Forest). Diverses asso­cia­tions de juges et d’avocats, par exemple, se plaignent du fait que l’emplacement de la pri­son ren­drait dif­fi­ciles les visites, les trans­ferts vers le palais de jus­tice, voire les audiences (la construc­tion d’un tri­bu­nal d’application des peines dans l’enceinte de la pri­son, est pré­vue dans le pro­jet de la future pri­son de Haren)13.

Désor­mais, auto­no­mie ne signi­fie même pas favo­ri­ser la pos­si­bi­li­té d’une vie de famille ou rendre plus facile la pré­pa­ra­tion de sa défense lors d’un pro­cès. Pour déve­lop­per l’autonomie, c’est-à-dire la vie trans­pa­rente d’hommes sans qua­li­tés, on — ce « on » étant par ailleurs de moins en moins iden­ti­fiable — va bâtir les pri­sons dans des lieux que l’on veut vides14, sans qua­li­tés, eux aus­si, loin de tout échange com­plexe, et on dira que, « être chez soi », réside dans le fait de pou­voir s’isoler et accé­der au « monde » via un Pri­son cloud.

Peut-être est-ce à la lumière de tout cela qu’il faut réexa­mi­ner les dis­po­si­tifs visant à ren­for­cer l’autonomie, et notam­ment l’idée de for­mer les indi­vi­dus à par­tir d’un assem­blage de com­pé­tences spé­ci­fiques. La ques­tion revient sans cesse : quelles com­pé­tences sont-elles néces­saires pour rendre auto­nome, pour per­mettre l’adaptation ? Il n’est en revanche jamais ques­tion de ce à quoi l’on devrait s’adapter, notam­ment le fait qu’il s’agit tou­jours de s’adapter à un modèle. La modé­li­sa­tion est rare­ment contex­tua­li­sée. Jamais la ques­tion de l’autonomie par rap­port à l’adaptation ne se pose.

  1. Goff­man E., Asiles, édi­tions de Minuit, 1968, p. 46.
  2. Ibid., p. 87.
  3. Ibid., p. 82.
  4. Deleuze G., « Post-scrip­tum sur les socié­tés de contrôle », L’autre jour­nal, n°1, 1990.
  5. Il s’agit du fameux modèle « pan­op­tique » pro­po­sé au XVIIIe siècle par Jere­my Ben­tham (voir sans être vu), le dis­po­si­tif pan­op­tique aura une por­tée qui dépas­se­ra lar­ge­ment le sys­tème péni­ten­tiaire. Il a ser­vi en quelque sorte de modèle pour la socié­té. On peut se réfé­rer au texte clas­sique de Michel Fou­cault, « L’œil du pou­voir » (entre­tien avec J.-P. Barou et M. Per­rot), dans Ben­tham, Le Pan­op­tique, Bel­fond, 1977, p. 9 – 31. Cepen­dant, le modèle mis en œuvre par E. Duc­pé­tiaux consti­tue un pan­op­tique qui a chan­gé d’objet. La tour cen­trale n’ayant vue que sur les cou­loirs de sec­tions, le per­son­nel de sur­veillance est désor­mais la cible du contrôle poten­tiel (Ch. Demon­chy, « Généa­lo­gie de la pri­son moderne », Ban public, asso­cia­tion pour la com­mu­ni­ca­tion sur les pri­sons et l’incarcération en Europe, 2003).
  6. Les trois autres étant : « Des­crip­tion des locaux », « Spé­ci­fi­ca­tions tech­niques » et « Ser­vices faci­li­taires et maintenance ».
  7. Deleuze G., ibi­dem.
  8. Michel Fou­cault signa­lait la consti­tu­tion d’un milieu cri­mi­nel spé­cia­li­sé comme l’un des effets de l’institution de la pri­son comme peine uni­ver­selle. Ce milieu, avec ces codes, ses lieux, ses réfé­rents, per­met­tait aux États de gérer la cri­mi­na­li­té, et de s’en ser­vir éven­tuel­le­ment (pour bri­ser des grèves, ou des mou­ve­ments insur­rec­tion­nels, par exemple). La ges­tion de la cri­mi­na­li­té est aujourd’hui orien­tée notam­ment vers de tech­niques de pro­fi­lage, qui ouvrent d’autres perspectives.
  9. Fou­cault M., Nais­sance de la bio­pol­tique, Gallimard/ Seuil, 2004, p. 232.
  10. Voir Bena­sayag M., Orga­nismes et arte­facts, La Décou­verte, 2010, p. 157 – 180.
  11. L’autonomie (ou l’autonomisation) est deve­nue un mot d’ordre géné­ra­li­sé : il faut auto­no­mi­ser les jeunes, les anciens, les han­di­ca­pés (quel que soit le han­di­cap), les chô­meurs, les malades, les SDF… La liste n’est pas exhaustive.
  12. D’une cer­taine manière on peut dire la même chose de l’approche par com­pé­tences, liée au départ à une péda­go­gie du pro­jet. Mais, en même temps, le concept de lutte de classes était un concept des his­to­riens bour­geois, avant que Marx ne le reprenne. Le pro­blème n’est pas dans le terme, mais dans le fonc­tion­ne­ment qu’un concept pro­pose, et dans les agen­ce­ments dans les­quels il se trouve qui peuvent pro­vo­quer toutes sortes d’inflexions.
  13. Dis­cours relayés, notam­ment, lors du col­loque « Des (nou­velles) pri­sons et après ? », ULB, 15 mai 2014.
  14. Vides, en ce sens que ceux qui conçoivent le pro­jet, n’y voient rien de remarquable.

Guillermo Kozlowski


Auteur

Né à Buenos Aires en 1974. DEA en Philosophie à Paris 1 en 1999. Chercheur au collectif Malgré tout entre 1995 et 2001. Il travaille depuis 2009 comme chercheur à CFS asbl. Son travail est notamment centré sur l’écriture d’analyses et études (en accès libre sur le site de CFS asbl) dans une démarche d’éducation populaire : confronter les savoirs théoriques et les savoirs d’expérience, sur un pied d’égalité. Ce travail de recherche est très inspiré par les expériences du cinéma documentaire. Il participe régulièrement à des émissions de radio (Radio libertaire, Paris pluriel, Panik, Air libre, Campus…). Il a par ailleurs réalisé trois documentaires de création sonore pour la RTBF ({Histoires Souterraines d’Argentine}, {Le modélisateur}, {Paysages}), et coréalise actuellement l’émission mensuelle {Des singes en Hiver} pour Radio Panik.

David Scheer


Auteur

aspirant FNRS au Centre de recherches criminologiques (ULB)