Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Guy Debord. Un art de la guerre

Numéro 6 Juin 2013 par Roland Baumann

juin 2013

La Biblio­thèque natio­nale de France consacre une expo­si­tion à Guy Debord (1931 – 1994), écri­vain et cinéaste, ini­tia­teur de l’Internationale let­triste (1952 – 1957) et de l’Internationale situa­tion­niste (1957 – 1972), mou­ve­ments d’avant-garde asso­ciant créa­tion artis­tique nova­trice et pra­tique poli­tique radi­cale. Des­ti­née à mettre en valeur le fonds d’archives Guy Debord entré à la BNF en 2011, cette expo­si­tion tem­po­raire révèle l’univers intel­lec­tuel d’une […]

La Biblio­thèque natio­nale de France consacre une expo­si­tion à Guy Debord (1931 – 1994), écri­vain et cinéaste, ini­tia­teur de l’Internationale let­triste (1952 – 1957) et de l’Internationale situa­tion­niste (1957 – 1972), mou­ve­ments d’avant-garde asso­ciant créa­tion artis­tique nova­trice et pra­tique poli­tique radi­cale1.

Des­ti­née à mettre en valeur le fonds d’archives Guy Debord entré à la BNF en 2011, cette expo­si­tion tem­po­raire révèle l’univers intel­lec­tuel d’une grande figure de l’histoire cultu­relle fran­çaise contem­po­raine. Manus­crits, pho­tos, livres et revues, affiches, tracts, pein­tures, col­lages, etc. Une sélec­tion signi­fi­ca­tive de docu­ments et d’œuvres pro­ve­nant du fonds Debord de la BNF et de col­lec­tions pri­vées, accom­pa­gnés d’extraits de films d’époque et d’interviews de témoins, marque les grandes étapes de l’œuvre de Debord, situant ses idées révo­lu­tion­naires et ses tech­niques lit­té­raires dans le cadre des « aven­tures col­lec­tives » qu’il conduit avec ses « com­plices » let­tristes puis situa­tion­nistes, lan­cés « à l’assaut du vieux monde », du début des années cin­quante à l’explosion de 1968…

Au centre de la scé­no­gra­phie de l’exposition, « Le cabi­net de lec­ture » montre une par­tie des fiches bris­tol blanches sur les­quelles pen­dant plus de qua­rante ans Debord consi­gnait ses notes de lec­ture d’une éton­nante diver­si­té d’auteurs dans les­quels il pui­sait les maté­riaux de base de ses propres écrits et par­mi les­quels figurent en bonne place Marx, Bakou­nine, Freud, Hegel, Nietzsche, Mar­cuse, Toc­que­ville, Machia­vel, Thu­cy­dide, mais aus­si le car­di­nal de Retz, Bal­ta­sar Gra­cian, Cer­vantes, Cha­teau­briand, Mal­colm Lowry… Mani­fes­tant l’indéniable éclec­tisme, mais aus­si la pro­fon­deur de la culture livresque de Debord, esprit radi­cal, hos­tile aux écoles et aux idéo­lo­gies, cette mise en scène cor­res­pond aus­si à la cen­tra­li­té de la pra­tique artis­tique du détour­ne­ment dans toute l’œuvre de Debord. Le titre de l’exposition, Un art de la guerre, s’inspire de son inté­rêt pour la science mili­taire (écrits de Clau­se­witz, Jomi­ni, etc.), l’analyse des rap­ports de force et la stra­té­gie, ain­si que son inven­tion d’un « jeu de la guerre », visant à « la des­truc­tion com­plète du poten­tiel mili­taire de l’autre », à la fois pas­se­temps d’un pas­sion­né de « jeux de bataille » et sym­bole de sa volon­té de contes­ta­tion per­ma­nente de l’ordre établi.

Un contestataire permanent

Iro­nie d’une expo­si­tion, qui honore l’œuvre d’un esprit « nihi­liste » et « enra­gé », un artiste auto­di­dacte, « doc­teur en rien », hos­tile à l’État et à ses ins­ti­tu­tions cultu­relles, ain­si qu’à toute forme de com­pro­mis­sion avec les pou­voirs éta­blis, les médias, les uni­ver­si­tés… Clas­sé au patri­moine natio­nal par l’État fran­çais en jan­vier 2009, Debord est aujourd’hui une figure incon­tour­nable de l’histoire des idées et de l’histoire de l’art contem­po­rain. Il ne s’agit donc pas de le momi­fier ! L’exposition de la BNF veille à bien docu­men­ter le contexte social dans lequel s’est éla­bo­rée son œuvre, en par­ti­cu­lier durant ses années let­tristes. Début des années cin­quante, au cœur du vieux Paris, du Marais au jar­din du Luxem­bourg et dans les cafés de Saint-Ger­main-des-Prés, au « quar­tier », une jeu­nesse « bohème » rêve de radi­ca­le­ment trans­for­mer la socié­té. À la suite de la pro­jec­tion à Cannes du Trai­té de bave et d’éternité, film d’Isidore Isou (1925 – 2007), Juif rou­main inven­teur du let­trisme, le jeune Guy Debord monte à Paris pour se joindre au groupe de jeunes let­tristes, comme Isou « enfants déra­ci­nés venus de toute l’Europe ». Michèle Bern­stein sèche ses cours à la Sor­bonne et fré­quente le café Chez Moi­neau, « QG » des let­tristes, où elle ren­contre Debord. Ils se marient en 1954. Le pho­to­graphe hol­lan­dais Ed van der Els­ken immor­ta­lise la vie bohème de ces jeunes rebelles au « quar­tier » dans Een lief­des­ges­chie­de­nis in Saint-Ger­main-des-Prés (1956). C’est le temps du « Paris inso­lite » pro­pice aux « dérives » de Debord et ses amis, héri­tiers des sur­réa­listes et des flâ­neurs du XIXe siècle, qui explo­raient les rues pleines de sur­prises du Paris popu­laire. La car­to­gra­phie des lieux de socia­bi­li­té de Debord et « sa bande » d’amis let­tristes évoquent un Paris dis­pa­ru à la suite des grands tra­vaux urbains qui se suc­cèdent à par­tir des années 1960 et à la gen­tri­fi­ca­tion des quar­tiers populaires.

Pla­çant l’accent sur le contexte local pari­sien dans lequel se déve­loppent les expé­riences artis­tiques et poli­tiques de Debord à l’époque let­triste, l’exposition met ensuite en valeur le contexte euro­péen de l’Internationale situa­tion­niste (IS), avec des membres fran­çais, belges et hol­lan­dais, alle­mands, scan­di­naves, anglais… Notre pays est un des théâtres d’activités de l’avant-garde let­triste puis de l’IS qui s’inscrivent dans la conti­nui­té avec les pro­jets révo­lu­tion­naires du dadaïsme et du sur­réa­lisme de l’entre-deux-guerres. C’est dans la revue belge de Mar­cel Mariën, Les lèvres nues, que paraissent cer­tains des pre­miers essais théo­riques de Debord. En février 1957, la gale­rie Tap­toe accueille à Bruxelles la pre­mière expo­si­tion de « psy­cho­géo­gra­phie ». La sixième confé­rence de l’Internationale situa­tion­niste à Anvers en novembre 1962 marque l’évolution des objec­tifs de l’IS du champ artis­tique vers celui du poli­tique. For­mu­lé à l’heure de l’«équilibre dans la ter­reur » et de l’irruption de la « socié­té de consom­ma­tion » en France, au terme de la guerre d’Algérie, ce tour­nant poli­tique s’accélère avec le début de l’intervention amé­ri­caine dans le Sud-Est asia­tique et les mobi­li­sa­tions des jeunes pour la paix au Viet­nam. Réso­lu­ment anti­sta­li­niens, les situa­tion­nistes ana­lysent les des­sous de la « révo­lu­tion cultu­relle » chi­noise pour laquelle s’enthousiasme alors une par­tie de l’extrême gauche.

Un visionnaire

Les douze numé­ros de la revue Inter­na­tio­nale situa­tion­niste parus entre juin 1958 et sep­tembre 1969, témoignent de l’originalité du mou­ve­ment sur la scène cultu­relle. Recou­verte d’un papier métal­li­sé de cou­leur, la revue se signale par sa mise en page et sa typo­gra­phie soi­gnées. Qua­li­té poé­tique de ses textes poli­tiques, riche­ment illus­trés d’images de presse mais aus­si de pho­tos de pinups, de publi­ci­tés et bandes des­si­nées détour­nées…, tout la dis­tingue de la pro­duc­tion pério­dique de l’époque, tant artis­tique que poli­tique. Cofon­da­teur du mou­ve­ment Cobra, le peintre danois Asger Jorn (1914 – 1973), se lie d’amitié avec Debord fin 1954. Jorn joue un rôle de pre­mier plan dans la fon­da­tion de l’Internationale situa­tion­niste et ses acti­vi­tés puis sou­tient finan­ciè­re­ment la revue et les pre­miers films situa­tion­nistes de Debord.

Dans son essai le plus célèbre, La socié­té du spec­tacle (1967), Debord « détourne » ou réac­tua­lise entre autres les écrits révo­lu­tion­naires du jeune Marx, L’essence du chris­tia­nisme, de Feuer­bach, le freu­do-mar­xisme, l’essai sur la réi­fi­ca­tion de Joseph Gabel, les ana­lyses d’Henri Lefebvre sur la vie quo­ti­dienne dans le monde moderne, etc. Ana­lyste vision­naire, Debord dénonce les méca­nismes per­vers par les­quels toute la culture visuelle pro­duite par la socié­té mar­chande colo­nise inté­gra­le­ment l’imaginaire de la socié­té, se sub­sti­tuant à toute autre forme de vie pos­sible, en par­ti­cu­lier dans la sphère pri­vée. Publié la même année chez Gal­li­mard, Le trai­té de savoir-vivre à l’usage des jeunes géné­ra­tions du « situ » belge Raoul Vanei­gem contri­bue à la vogue des idées de l’IS en mai1968 et à la pro­li­fé­ra­tion d’écrits « pro-situs ». Les affiches du « Conseil pour le main­tien des occu­pa­tions » récla­mant l’abolition de la socié­té de la classe, la fin de l’université, le pou­voir aux conseils de tra­vailleurs, etc. témoignent de la dif­fu­sion des idées « situs » dans le mou­ve­ment géné­ral de contes­ta­tion des pou­voirs éta­blis, de même que les nom­breux graf­fi­tis d’esprit « situ » ou « enra­gé » peints sur les murs parisiens.

Après la dis­so­lu­tion de l’IS (1972), c’est par ses livres et ses films que Debord pour­suit son dis­cours théo­rique et sa lutte contre « la socié­té spec­ta­cu­laire-mar­chande ». Gérard Lebo­vi­ci (1932 – 1984), célèbre impré­sa­rio et pro­duc­teur de ciné­ma, fas­ci­né par les évè­ne­ments de mai1968 et l’essor d’une ultra-gauche de tra­di­tions liber­taires, joue un rôle majeur dans l’évolution de l’œuvre de Debord. En effet, à par­tir de 1971, la mai­son d’édition, Champ Libre, fon­dée par Lebo­vi­ci, publie les livres de Debord, ain­si qu’une bonne par­tie des « ouvrages de réfé­rence » et des clas­siques de la stra­té­gie pri­sés par le théo­ri­cien situa­tion­niste. Lebo­vi­ci finance aus­si trois films de Debord, dont La socié­té du spec­tacle (1973) et l’admirable Im girum imus nocte et consu­mi­mur igni (1978). Tout en ne ces­sant de dénon­cer les illu­sions de « marche vers le socia­lisme » nour­ries par les luttes sociales en Ita­lie ou au Por­tu­gal, Debord ne ces­se­ra d’élaborer son œuvre poli­tique et d’enrichir les col­lec­tions de Champ Libre.

Aujourd’hui les réfé­rences à l’œuvre de Debord et, en par­ti­cu­lier, à La socié­té du spec­tacle sont mul­tiples dans les tra­vaux de pen­seurs des mondes contem­po­rains tels Jean Bau­drillard, Paul Viri­lio, Gior­gio Agam­ben, ou Jacques Ran­cière. L’ouvrage col­lec­tif accom­pa­gnant l’exposition et publié sous la direc­tion d’Emmanuel Guy et Lau­rence Le Bras, pré­sente l’état pré­sent de la recherche sur Debord, les let­tristes et les « situs ». Il consti­tue une excel­lente intro­duc­tion à l’œuvre tou­jours actuelle de cet auto­di­dacte génial aux fron­tières de l’art enga­gé, de la cri­tique cultu­relle, de la poli­tique et de la mémoire. Lui qui vou­lait chan­ger la vie pour chan­ger le monde.

  1. Guy Debord. Un art de la guerre jusqu’au 13 juillet 2013, Grande Gale­rie-BNF/­Fran­çois Mit­te­rand, quai Fran­çois Mau­riac, Paris XIIIe, www.bnf.fr.

Roland Baumann


Auteur

Roland Baumann est historien d’art et ethnologue, professeur à l’Institut de radioélectricité et de cinématographie (Inraci), assistant à l’Université libre de Bruxelles (ULB).