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Guerre du café en Flandre : pas encore de victimes, mais des effets collatéraux

Numéro 3 Mars 2010 par Wency Solex

avril 2015

La Pro­vince de Bra­bant fla­mand a une admi­nis­tra­tion. Là-bas, on boit du café pour un peu plus de 100.000 euros par an. La Pro­vince achète ce café par mar­ché public, for­cé­ment. En 2009, elle a rou­vert ce mar­ché, et comme dans le pré­cé­dent, elle a déci­dé d’introduire une clause sociale et a opté pour une norme qui ne soit […]

La Pro­vince de Bra­bant fla­mand a une admi­nis­tra­tion. Là-bas, on boit du café pour un peu plus de 100.000 euros par an. La Pro­vince achète ce café par mar­ché public, for­cé­ment. En 2009, elle a rou­vert ce mar­ché, et comme dans le pré­cé­dent, elle a déci­dé d’introduire une clause sociale et a opté pour une norme qui ne soit pas mini­ma­liste : que son four­nis­seur rému­nère les pro­duc­teurs à un prix mini­mum garan­ti, c’est-à-dire qui assure plus qu’une cou­ver­ture des couts de pro­duc­tion1.

On le sait, les cours du café se prêtent à la spé­cu­la­tion bour­sière et com­portent de gros risques de vola­ti­li­té. Chaque baisse remet la tête sous l’eau de 25 mil­lions de pay­sans des régions pauvres d’Afrique et d’Amérique du Sud. Pour contrer cette réa­li­té, mou­vances ONGistes du Nord et asso­cia­tions pay­sannes du Sud ont créé le label Fair­trade, appe­lé chez nous Max Have­laar. Avec des ventes de pro­duits cer­ti­fiés (café, thé, cho­co­lat, sucre, fruits, coton, fleurs, etc.) en crois­sance de plus de 20% par an, cette norme lan­cée il y a juste vingt ans a prou­vé son sérieux et son effi­ca­ci­té à lut­ter contre la pau­vre­té rurale dans les pays du Sud.

La Pro­vince se rechoi­sit donc un café fair­trade, mais un four­nis­seur de café qui ne peut ni ne veut appli­quer cette norme de com­merce équi­table conteste le cahier des charges. Il se conforme déjà à une autre norme, un label appe­lé UTZ, mais dépour­vu de ces fameuses exi­gences de rééqui­li­brage des termes de l’échange. Il a donc déci­dé, le 19 décembre der­nier, d’attaquer la Pro­vince en jus­tice, embal­lant le tout dans une com­mu­ni­ca­tion assez offen­sive : en sub­stance « On en a assez de ces cri­tères équi­tables qui faussent la concur­rence ! » Et on ima­gine assez bien tout le côté feu­tré cache­mire-aca­jou, « On ne vou­drait pas que notre client soit pous­sé à des actions illé­gales2 ».

Un rapport de forces qui ne se laisse pas contester

Cet empê­cheur de siro­ter de l’équitable ? Douwe Egberts, marque d’un lea­deur mon­dial des biens de consom­ma­tion, le groupe amé­ri­cain Sara Lee (Sanex, Zwit­sal, Sen­seo, Prodent, Mon­sa­von, d’innombrables marques de pain indus­triel et, jusqu’à il y a peu Dim, Chat noir, etc.). Une de ces mul­ti­na­tio­nales qui gère des marques, les achète et les vend. À la limite peu importe le métier, la pro­duc­tion est de toute façon exter­na­li­sée dans des filiales ou chez des sous-trai­tants plus ou moins contrôlés.

C’est le com­bat entre le pot de fer et le pot de terre. Entre un pro­duit cari­ca­tu­ral de la mon­dia­li­sa­tion du capi­tal et l’économie soli­daire. Entre un oli­go­pole glo­bal et des petites coopé­ra­tives agricoles.

Douwe Egberts ne s’est même pas vu refu­ser un mar­ché qu’il aurait pré­cé­dem­ment empor­té. Il a froi­de­ment déci­dé de se lan­cer dans un casus bel­li : on prend un de ces mar­chés publics avec clauses sociales et on met le paquet, on lui rentre dedans, ils vont voir ce qu’ils vont voir, ces poli­tiques, à se faire dévoyer par de petits gau­chistes irresponsables.

En Flandre, le carac­tère emblé­ma­tique de l’affaire ne passe pas inaper­çu et on parle de cof­fieoor­log, de guerre du café. Le groupe créé mi-décembre sur le site com­mu­nau­taire Face­book pour mobi­li­ser une par­tie de l’opinion a ain­si ras­sem­blé en trois semaines plus de 1700 membres, sans doute un record pour une cause mili­tante de chez nous. Et en jan­vier, la cou­pole fla­mande des ONG de déve­lop­pe­ment, l’asbl 11.11.11, homo­logue du CNCD fran­co­phone, a pris le tau­reau par les cornes, et ses membres envi­sa­ge­raient d’adopter comme l’un de leurs thèmes natio­naux de cam­pagne en 2010 la ques­tion du rôle des auto­ri­tés locales dans le déve­lop­pe­ment du com­merce équi­table, notam­ment via les achats publics.

Pour­quoi donc rele­ver cette actua­li­té qui peut paraitre assez anec­do­tique ? Parce que le com­merce équi­table jouit au Nord du pays d’une réelle popu­la­ri­té, au point qu’un nombre impres­sion­nant d’organisations, en par­ti­cu­lier publiques, s’engagent en sa faveur, du fait des efforts de sen­si­bi­li­sa­tion de quelques ONG de pre­mier plan. Du côté fran­co­phone, on com­mence tout dou­ce­ment à suivre le mou­ve­ment et cela va s’accélérer vu les ambi­tions volon­ta­ristes affi­chées par les der­nières décla­ra­tions de poli­tique régio­nale et com­mu­nau­taire en matière de consom­ma­tion durable des orga­ni­sa­tions publiques et aus­si du fait de nou­veau­tés, comme la pro­mo­tion des agen­das 21 com­mu­naux3, encore très embryon­naires en Wallonie.

Seconde rai­son de se lais­ser inter­pe­ler par cette cof­fieoor­log : les clauses sociales sont des outils somme toute assez récents et contes­tés, encore pleins d’incertitudes, et sur les­quels les tri­bu­naux ont encore eu peu l’occasion de sta­tuer. En par­ti­cu­lier, chez nous, en matière de com­merce équi­table. Sara Lee a déjà lan­cé des pour­suites à deux reprises aux Pays-Bas en contes­tant des cri­tères sociaux dans des mar­chés publics. Une fois l’entreprise a été débou­tée, l’autre fois elle a inter­rom­pu la pro­cé­dure avant le jugement.

Extrapolons un peu

Quand un orga­nisme public veut sou­te­nir des pra­tiques éco­no­miques inno­vantes du point de vue de la citoyen­ne­té, il a plu­sieurs leviers sur les­quels jouer. Tra­di­tion­nel­le­ment, les aides publiques, les sub­sides à l’emploi, etc. Ces ins­tru­ments sont rela­ti­ve­ment simples à mobi­li­ser, mais sont de plus en plus bat­tus en brèche par les limites impo­sées au niveau euro­péen, où Conseil et Com­mis­sion veulent éra­di­quer tout risque de « dis­tor­sion de la concur­rence ». L’alternative, ce sont toutes les formes de mise en concur­rence : mar­chés publics, appels à pro­jet, ten­de­ring, etc.

Avec des mesures récentes comme la redé­fi­ni­tion des aides d’État en 2008, puis l’entrée en vigueur de la direc­tive sur les ser­vices en décembre der­nier, l’Union accen­tue cette ten­dance, et cette vision mer­can­ti­liste radi­cale s’impose en souf­frant de moins en moins d’exceptions, y com­pris sur des matières comme la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, les ser­vices socio­cul­tu­rels ou même cer­tains pans de l’action sociale.

Il faut ajou­ter que, parce que les acti­vi­tés de l’État pèsent 15 à 17% du PIB, les clauses sociales sont pro­mues comme une alter­na­tive par cer­tains pans de la mou­vance asso­cia­tive, comme les lob­bies de l’économie soli­daire, sou­cieux de drai­ner du volume d’affaires vers leurs membres. Para­doxa­le­ment, ils rejoignent sur ce point les doc­trines domi­nantes euro­cra­tique et patro­nale… L’affaire Douwe Egberts vient rap­pe­ler que les mar­chés publics, vu leur tech­ni­ci­té notam­ment, intro­duisent pas mal d’incertitude dans les rap­ports entre l’État et la socié­té civile orga­ni­sée. Au point que leur plus-value en termes de trans­pa­rence mérite vrai­ment un débat approfondi.

Or on ne parle pas ici de choi­sir tel type de maté­riau pour iso­ler un hall spor­tif, ou telle cylin­drée pour renou­ve­ler la flotte de camion­nettes de tel ser­vice com­mu­nal. La guerre du café, outre le côté obs­cène de la stra­té­gie décom­plexée de Sara Lee, montre éga­le­ment qu’appliquer ces modes d’action publique à des matières non stric­te­ment éco­no­miques4 com­porte un réel risque de rapla­tir la régu­la­tion de ces matières sur le droit com­mer­cial. Dans le pays du pacte sco­laire, du pacte social, du pacte cultu­rel et désor­mais de la charte asso­cia­tive, cette approche radi­ca­le­ment à rebrousse-poil fera des dégâts.

Au mini­mum, un enca­dre­ment légis­la­tif volon­ta­riste est indis­pen­sable. Si l’une des ini­tia­tives par­le­men­taires de recon­nais­sance légale du com­merce équi­table en chan­tier depuis des années avait abou­ti et avait pro­duit quelque chose d’autre qu’un nivè­le­ment par le bas — comme c’est le cas pour les pro­duits issus de l’agriculture bio­lo­gique —, Douwe Egberts n’aurait vrai­sem­bla­ble­ment pas eu un argu­men­taire assez lourd pour se ris­quer devant un juge.

Le 10 février 2010

  1. Une ver­sion abré­gée de cet article a été publiée le 7 jan­vier 2010 sur « fil d’infos ».
  2. Un comble, pour une entre­prise qui, révé­lait le 5 jan­vier la presse éco­no­mique, est pour­sui­vie par le par­quet de Bruxelles pour une fraude fis­cale de près de 130 mil­lions d’euros.
  3. L’Agenda 21 est un plan d’action pour le XXIe siècle adop­té lors du som­met de la Terre, à Rio, en 1992. Il décrit les sec­teurs où le déve­lop­pe­ment durable doit s’appliquer dans le cadre des col­lec­ti­vi­tés territoriales.
  4. Ou pour le dire plus pré­ci­sé­ment, où le fonc­tion­ne­ment des mar­chés induit une exclu­sion du cout de toutes les exter­na­li­tés dans la fixa­tion des prix.

Wency Solex


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