À l’heure de forger un projet national, il est indispensable de définir les contours de la mémoire : de quoi se souviendra-t-on ? qu’oubliera-t-on ? L’Espagne en transition démocratique n’y a pas échappé. Mais lorsque le consensus est brisé, lorsque la mémoire devient enjeu de luttes politiques et lorsque des faits vieux de quatre-vingts ans empoisonnent le débat public, on peut s’interroger sur ce que fut la démocratisation espagnole : l’instauration d’une ère de concorde ou une entreprise de refoulement mémoriel ?
La question de la mémoire ou des mémoires est récurrente en Europe. Elle suscite de nombreux débats tant entre historiens qu’au sein de la société civile : la mémoire n’est pas une discipline scientifique contrairement à l’histoire, elle est par essence multiple et sélective. Cette mémoire plurielle peut conduire à des antagonismes, à des affrontements là où, de prime abord, on pourrait penser qu’elle est ce qui unit un peuple autour d’un passé commun et l’aide à en dépasser les traumas. L’Espagne fait partie de ces pays où elle divise la société contemporaine.
La guerre civile espagnole est à l’origine de cette situation. En 1936, comme ailleurs en Europe, l’Espagne est travaillée par des courants idéologiques opposés. Le 18 juillet, un coup d’État militaire fomenté par une poignée de généraux, appuyés par l’armée, l’Église catholique et les propriétaires terriens, tente de renverser la Seconde République et son gouvernement de Front populaire, démocratiquement élu quelques mois auparavant. Le coup d’État est un échec car la République, au lieu de tomber, résiste. L’Espagne se déchire alors en deux camps qui se livrent une lutte fratricide pendant trois longues années. Années durant lesquelles les rebelles putschistes mettent sur pied un plan de liquidation systématique de tout ce qui est apparenté à la République : institutions, laïcité, lois et hommes. Il faut laver la nation de ceux qui l’ont souillée et, par conséquent, éradiquer toute trace et tout souvenir de l’ennemi. Francisco Franco, Caudillo par la Grâce de Dieu [1] remporte sa Glorieuse Croisade en sauvant la civilisation chrétienne de la racaille bolchévique et anarchiste qui menaçait la Patrie. Le 1er avril 1939, il déclare que l’« armée rouge est prisonnière et désarmée » et met en place un régime dictatorial qui n’aura de cesse de poursuivre la destruction systématique et implacable du vaincu. C’est ce que l’historien Julian Casanova appelle la « paix incivique [2] ». À ce titre, les années 1940 sont certainement les plus meurtrières : les prisons sont surpeuplées, beaucoup de détenus meurent de malnutrition ou en raison des conditions de détention, les procès sont expéditifs et les condamnations à mort, légion. Si, au cours des années, le nombre de condamnation diminue, il n’en demeure pas moins que le régime franquiste continue d’appliquer avec une main de fer sa politique de nettoyage idéologique. C’est ainsi que, milieu des années 1970, à la veille de la mort de Franco, ce pays tant prisé par les touristes étrangers fusille des innocents et condamne au garrot un anarchiste catalan [3]. Le régime franquiste est alors, de l’avis de la plupart des historiens, un des plus criminels d’Europe.
Mais, outre la répression violente, le franquisme s’est bâti sur une mémoire qui le légitime et qui justifie le soulèvement militaire et la guerre. Elle a été imposée à coup de commémorations pour les justes tombés pour la Patrie, de processions et de discours qui ont exalté l’Église, l’armée et, bien évidemment, l’image de sauveur et de pacificateur, du juste parmi les justes, le Généralissime. Balayée, effacée, la mémoire de la République et de ses défenseurs, elle, n’avait plus droit de cité. Pire, ce régime fondé sur une alliance de l’Église et de l’État, ne se priva jamais d’humilier le vaincu ni ne lui accorda le pardon. Pendant presque quarante ans, les Espagnols furent soumis à une puissante propagande qui contrôlait l’éducation, les mœurs, les médias, et censurait tout ce qui ne correspondait pas à la doxa franquiste. C’est ainsi que tous, y compris les vaincus, intériorisèrent la mémoire du régime.
Comment dès lors comprendre que l’Espagne se débatte toujours avec son passé, malgré un important travail historique et historiographique [4] ?
Il faut, pour tenter de répondre à cette interrogation, revenir au décès du caudillo, lequel meurt dans son lit le 20 novembre 1975. Juan Carlos Ier monte sur le trône d’Espagne, suivant en cela la volonté du dictateur. À cette époque, personne ne questionne la légitimé du jeune monarque ni n’envisage le retour de la République, tout simplement inimaginable. Ce qui prime sur tout, c’est la concorde nationale. Et, le défi est de taille, puisqu’il s’agit de bâtir un nouvel État sur un socle commun et d’y réunir des hommes que tout a opposé jusque-là. Pour y parvenir, le processus de transition démocratique [5], mis en route par les franquistes au pouvoir et accepté par l’opposition, doit se fonder sur l’oubli volontaire des crimes commis pendant la guerre civile et la dictature. L’historienne Paloma Aguilar parle d’un accord tacite qui rejette toute instrumentalisation politique du passé et dont la clef de voute est constituée des lois d’amnistie. En particulier, celle de 1977 protège de toute poursuite pénale les responsables politiques, judiciaires, militaires qui ont commis des exactions sous le franquisme et pendant la guerre civile. Bourreaux et victimes sont donc alors mis sur un pied d’égalité. Ainsi, les principales institutions civiles et militaires du franquisme, de même que ses élites politiques et économiques, demeurent en place et se fondent dans le nouvel État démocratique. Des années plus tard, dans une interview, le romancier Manuel Vázquez Montalbán, évoquant cette période, affirma que : « Quand Franco disparut, on ne put établir de rapport de forces, mais bien un rapport de faiblesses. Aucun des hommes en présence n’était en condition d’imposer sa puissance, tout juste pouvaient-ils faire respecter leur faiblesse. Cependant, moi, je n’ai ni oublié ni pardonné, je suis lucide. » C’est sans doute cette même lucidité et un réel désir d’aller de l’avant qui ont aidé la société civile à traverser cette transition sans trop de heurts et sans retour à la violence de la guerre civile. Ce danger n’était pas une vue de l’esprit : un climat lourd pesait sur ces années marquées par des assassinats politiques [6], des violences policières et un coup d’État militaire avorté le 23 février 1981.
L’évolution de la mémoire espagnole suit celle du système politique, marqué par quatre grandes étapes d’alternance au pouvoir des deux principaux partis : Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et Parti populaire (PP) [7].
En 1982, la victoire écrasante du PSOE aux élections législatives ne modifie aucunement la politique de consensus fondée sur l’oubli. L’Espagne, à l’époque, est entièrement tournée vers le futur, la modernisation du pays et son intégration à la CEE. Selon le sociologue et politologue Santos Juliá, la guerre n’a pas été oubliée ; elle a été volontairement « jetée dans l’oubli » parce que bien trop présente dans les mémoires et bien trop dangereuse aussi. Ceci est confirmé par la position du gouvernement socialiste à l’occasion du cinquantième anniversaire du début de la guerre civile. Le communiqué de presse du gouvernement ménage la chèvre et le chou : primo, il souligne que la guerre civile n’est pas un acte que l’on commémore ; secundo, il exprime son souhait d’honorer la mémoire des défenseurs de la démocratie et de la liberté, tout en respectant ceux qui, opposés à l’Espagne démocratique, ont lutté pour une autre société au péril de leur vie. Le communiqué s’achève sur le « souhait que cet anniversaire scelle définitivement la réconciliation entre les Espagnols ».
Mais il serait erroné d’écrire que l’oubli a touché toutes les sphères. En effet, d’une part, les historiens se sont lancés dès le début de la démocratie dans un important travail d’étude des archives accessibles. Leurs recherches sérieuses et pointues se sont néanmoins peu diffusées dans la société civile et ne seront pas intégrées aux manuels scolaires. D’autre part, la société civile tente de récupérer sa mémoire, en excavant de manière sporadique des fosses [8], en recueillant des témoignages et en fondant des associations, mais tout cela reste très marginal. En effet, la majorité des Espagnols d’alors n’expriment aucune demande de justice et de reconnaissance pour les souffrances subies pendant la dictature et la guerre civile. Si l’on peut comprendre le statuquo de la transition, tant la cohésion et la stabilité du pays étaient importantes à cet instant-là, on ne peut que s’interroger sur l’absence de condamnation du régime dictatorial de Franco par le PSOE. À l’exception de la campagne électorale de 1993 où, craignant une défaite, le parti centre sa campagne sur le passé franquiste de ses dirigeants, le PSOE est resté fidèle au pacte du silence jusqu’au milieu des années 1990.
[9]
En 1996, l’arrivée au pouvoir du PP [10] offre un contexte favorable à une résurgence des thèses philofranquistes portées par des pseudo-révisionnistes. Généralement qualifiés de révisionnistes, ces derniers ne révisent pas l’histoire, mais se contentent de parer de nouveaux atours la propagande franquiste : la République fut un régime antidémocratique imposé, dominé par des gauches sectaires et en proie à des luttes intestines ; la guerre civile fut le résultat de l’anarchie qui régnait dans le pays après l’élection du Front populaire ; la dictature sauva l’Espagne du communisme et lui permit de jouir d’une paix durable, elle modernisa le pays et prépara les bases de la transition démocratique [11].
Mais cette controffensive tente également de discréditer la vague de revendications mémorielles qui déferle sur le pays depuis la fin des années 1990. Un climax est atteint lorsque, en 2000, Emilio Silvia, sociologue et journaliste, procède à la première exhumation scientifique [12], celle de son grand-père. Il fondera, avec deux amis, la très médiatique Association pour la récupération de la mémoire historique (ARHM). À l’instar de nombreux autres collectifs et associations, elle estime la société espagnole assez mure et démocratique pour se pencher sur son passé. Les revendications vont de la résolution définitive de la question des fosses communes à l’élimination des symboles et noms franquistes de l’espace public, en passant par l’annulation des condamnations judiciaires militaire et civile de la guerre et de la dictature. Il est intéressant de souligner que ces demandes d’explications sont portées majoritairement par la génération des petits-enfants qui n’a connu ni la guerre ni la dictature.
Enfin, il est piquant de souligner qu’une année après cette première exhumation, Jean-Paul II procède à la béatification de 233 martyrs de la guerre civile. Ceux-ci rejoignent le rang des bienheureux que l’Église espagnole avait déjà commencé à former dès les années 1980, mettant fin au statuquo de l’oubli. L’Église pâtit par ailleurs d’une mémoire sélective : nulle présence parmi les béatifiés des seize prêtres basques fusillés par les soldats franquistes en octobre 1936 en raison de leur adhésion à la cause républicaine et basque. Est également interpelant le fait que, à ce jour, l’Église n’a jamais exprimé la moindre compassion pour les vaincus ni présenté ses excuses pour le rôle qu’elle a joué pendant la guerre et la dictature.
On le voit, sous le second mandat du gouvernement d’Aznar, de nombreuses initiatives sont portées par la société civile, mais aussi par les régions pour promouvoir une reconnaissance et une réhabilitation de la mémoire des vaincus. Jugeant le gouvernement peu pressé de répondre à ses demandes, l’ARHM introduit un recours en aout 2002 auprès de l’ONU [13], afin de contraindre les autorités espagnoles à prendre en charge, entre autres choses, l’exhumation des fosses. La pression est telle à l’époque que le Congrès des députés espagnols vote à l’unanimité une déclaration condamnant officiellement le soulèvement militaire du 18 juillet 1936 et reconnaissant moralement la souffrance des victimes de la dictature : « Personne n’est légitime à recourir à la violence, comme ce fut le cas par le passé, dans le but d’imposer ses convictions politiques et d’établir des régimes totalitaires contraires à la liberté et à la dignité de tous les citoyens. Ceci mérite la condamnation et la réprobation de notre société démocratique. » S’il est incontestable que cette déclaration, faite le jour de la date anniversaire de la mort du caudillo, a une portée historique, elle passe néanmoins sous silence l’épineuse question du financement des ouvertures de fosses.
En 2004, le PSOE revient au pouvoir avec, à sa tête, José Luis Zapatero, petit-fils de républicain. Le gouvernement lance une commission interministérielle pour l’étude de la situation des victimes de la guerre civile et du franquisme. Cette commission doit faire le point sur les demandes portées par les diverses associations en vue d’élaborer une proposition de loi.
L’avant-projet de loi est approuvé en Conseil des ministres le 28 juillet 2006, année déclarée « de la mémoire ». La loi dite de « mémoire historique [14] », est adoptée le 31 octobre 2007 ; elle impose, entre autres choses, l’indemnisation des victimes de la guerre civile et du franquisme, le retrait des lieux publics des symboles en lien avec la dictature et la dépolitisation du Valle de los Caídos [15]. Elle prévoit aussi que les administrations publiques aident les familles en demande à identifier et à exhumer le corps de leurs parents disparus et donnent accès aux sources et aux archives. Cette loi divise à nouveau la société entre ceux qui la trouvent trop timorée et d’autres qui l’estiment simplement inacceptable. Timorée car elle ne condamne pas le régime franquiste, ne prévoit aucune mesure coercitive en cas de non-respect et n’envisage aucunement la révision des procès de la guerre et du franquisme, bien qu’elle les considère comme illégitimes. Elle est inacceptable pour d’autres car elle ne poursuivrait qu’un seul objectif, celui d’ouvrir des blessures oubliées.
Entre 2006 et 2008, le juge Baltazar Garzón tente de combler les lacunes de la loi en ouvrant la première instruction judiciaire contre le franquisme. Il requalifie l’extermination et les nombreuses disparitions d’opposants de crimes contre l’humanité afin de bénéficier de l’imprescriptibilité des faits. Il est cependant très rapidement dessaisi du dossier, lequel finit aux oubliettes. En 2010, après un dépôt de plainte de deux associations d’extrême droite, Garzón est mis en examen pour abus de pouvoir. On l’accuse en effet d’avoir ignoré les lois d’amnistie. À l’heure actuelle, c’est l’Argentine qui, en vertu de sa loi de compétence universelle, a repris le flambeau de la lutte juridique.
Ayant rongé son frein pendant huit ans, le PP ne pouvait faire autrement, une fois revenu au pouvoir, que de tenter de démanteler ou de neutraliser les mesures engrangées par le gouvernement antérieur. Prenant pour prétexte la crise économique, le gouvernement PP a jugé non prioritaire l’application de la loi de mémoire historique. Il faut à cet égard reconnaitre à Mariano Rajoy le mérite d’avoir au moins respecté une de ses promesses électorales : la suppression des aides à l’ouverture des fosses. Mais la neutralisation de la loi ne s’arrête pas là. En effet, jugeant le retrait des insignes franquistes contraire à la sauvegarde du patrimoine artistique, plusieurs bourgmestres de grandes villes telles que Madrid, Valence, Séville et Saragosse n’ont pas appliqué la loi en dépit des plaintes déposées. Les choses prennent une tournure beaucoup plus inquiétante encore quand les rues, débaptisées, reprennent leurs noms franquistes.
Au début de l’année 2014, un rapporteur spécial du Conseil des droits de l’homme des Nations unies dresse un constat bien sombre, soulignant le vide institutionnel en matière de justice et de vérité et pointant dix carences en matière de mémoire historique. Il dénonce, entre autres, la privatisation des exhumations et les interprétations restrictives de la loi d’amnistie qui « non seulement nient un accès à la justice, mais empêchent aussi tout type d’enquêtes ». Les recommandations sont restées lettres mortes… et, à nouveau, c’est la société civile qui pallie les manquements de l’État recourant au crowfunding ou faisant appel aux dons. Consterné et ému par la situation espagnole, un syndicat norvégien a ainsi versé 6000 euros à l’ARMH en juillet 2014. Une goutte dans la mer en regard des milliers de fosses recensées (plus de deux-mille) et du cout élevé d’une exhumation. Les élections municipales de mai dernier devraient résoudre, à l’avenir, une partie du problème en certains endroits du pays. Par exemple, à Madrid, la nouvelle bourgmestre, Manuela Carmena, a annoncé au mois de juillet passé que toutes les rues madrilènes à l’onomastique problématique seraient renommées. Elle a ajouté que les propositions citoyennes sont les bienvenues.
Ce qui est certain, c’est que le chemin est encore long. Aujourd’hui, un touriste peut rentrer de Madrid avec de belles photos de l’arc de triomphe célébrant la victoire franquiste ou de Séville avec des clichés de la stèle funéraire de Queipo de LLano, un des généraux putschistes, pour ne prendre que ces deux exemples. La figure du caudillo est en outre régulièrement exaltée lors de rassemblements fascistes ou de messes de commémoration du soulèvement de 1936 ou de la disparition du Généralissime. Il existe aussi une fondation Francisco Franco qui prend soin de la figure du dictateur et conserve jalousement de nombreuses archives accessibles uniquement à qui montre patte blanche. Aujourd’hui, des familles luttent désespérément pour voir réhabilité un de leur membre condamné à la suite d’un procès inique, d’autres sont toujours à la recherche de leurs aïeux enterrés le long des chemins ou dans des oliveraies. En Espagne, les tortionnaires franquistes encore en vie continuent de couler des jours heureux sans être inquiétés.
On le voit, un abime vieux de quatre-vingts ans continue de séparer deux Espagne et les plaies sont toujours à vifs. D’un côté, les conservateurs de droite dénigrent les initiatives de récupération de la mémoire historique, argüant qu’elles ne sont qu’un prétexte intéressé pour remuer un passé douloureux et semer la discorde entre les Espagnols. Ils n’hésitent pas à manier l’insulte à l’instar du porte-parole du PP, Rafael Hernando, insinuant que l’engouement à retrouver ses aïeux n’existait pas jusqu’à ce que l’État mette de l’argent sur la table. De l’autre côté, des familles et des intellectuels continuent de lutter pour la réhabilitation de la mémoire des vaincus du franquisme.
Les anathèmes pleuvent et les raccourcis sont tentants : les uns sont accusés d’être de dangereux bolchéviques ou bolivariens, tandis que les autres sont taxés d’héritiers des fascistes. S’il n’y a aucun doute sur l’identité du camp qui a entamé les hostilités ni sur la manière dont il a mené la guerre et la répression, il ne faut pas pour autant occulter le fait que les défenseurs de la République ont également tué des innocents. Mais leur nombre, s’il n’est pas négligeable, est nettement inférieur au regard des massacres franquistes. Reconnaitre les torts respectifs tout en les hiérarchisant permet à la fois d’invalider l’argument de droite du « tous coupables » qui renvoie les protagonistes dos à dos et d’éviter de poser les pieds sur un terrain glissant hostile à l’établissement de la vérité historique.
Dès lors, un combat légitime doit être mené pour faire de l’Espagne une démocratie pacifiée et robuste. Un combat qui implique de reconnaitre les erreurs et les horreurs du passé, mais aussi de dénoncer pour ce qu’ils sont ceux qui s’y refusent : des personnes qui n’acceptent pas pleinement les implications des idéaux démocratiques et qui, d’une manière ou d’une autre, continuent de cautionner un régime criminel. Il ne peut être de démocratie robuste qui n’ose nommer l’inacceptable au-delà des clivages gauche-droite.
Les églises sont couvertes de plaques reprenant les noms des martyrs de la Patrie. Pendant quarante ans de dictature, et jusqu’à aujourd’hui, ces morts ont pu être honorés. Il est grand temps pour l’État de s’attacher à donner une identité aux milliers de corps entassés dans des fosses anonymes, de prendre en charge les exhumations et de constituer une banque de données ADN centralisée, dans un esprit non pas de revanche, mais de justice et de dignité. Seuls une dépolarisation et un refus de l’instrumentalisation de l’histoire permettront de cicatriser les blessures.
[1] Le lexique qui apparait en italique est celui utilisé par le franquisme pour décrire son action.
[2] Julian Casanova, España partida en dos, Editorial Crítica, Barcelona, 2014.
[3] Antonio Puig Antich a été condamné au garrot. Mise à mort particulièrement cruelle qui consiste à poser autour du cou un collier métallique actionné par une vis qui serre la gorge jusqu’à ce que le larynx soit écrasé. Le bourreau avait la liberté de faire durer le supplice ou d’envoyer rapidement ad patres le condamné.
[4] À ce propos, voyez le texte d’Ángel Viñas dans ce même numéro.
[5] Le politologue Juan Linz considère qu’elle débute en septembre 1976, lorsque les dirigeants en place acceptent d’organiser des élections libres. Elle se clôt quand le PSOE remporte les élections générales anticipées, en octobre 1982.
[6] Le plus mémorable demeure l’assassinat de plusieurs avocats dans leur cabinet rue Atocha, à Madrid. Quelques étudiants, dont un fut froidement abattu par un fasciste, perdirent également la vie lors de manifestations dans ces années de transition. Les incidents de Victoria en 1976 ou encore l’assassinat de Normi Mentxaka sont encore des exemples qui illustrent l’atmosphère qui régnait alors dans le pays.
[7] Pour les trois premières : Rozenberg Danielle, « Le « pacte d’oubli » de la transition démocratique en Espagne. Retours sur un choix politique controversé », Politix 2/2006 (n° 74), p. 173-188.
[8] On sait que dès 1977 et 1978 des fosses sont exhumées de manière semi-clandestine, mais on n’en connait pas le nombre.
[9] Pour les paragraphes « affrontements des mémoires » : Enrique Moradiellos, Revisión histórica crítica y pseudo-revisionisme político presentista : el caso de la guerra civil española, 2009.
[10] Première fois que la droite accède au pouvoir depuis la fin de la dictature.
[11] À ce propos, voyez le texte d’Ángel Viñas dans ce même numéro.
[12] L’exhumation eut lieu dans une localité située en Castille-León, elle mit au jour le cadavre de treize fusillés républicains.
[13] L’Espagne a signé en 1992 la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées.
[14] De son vrai nom : Loi pour que soient reconnus et étendus les droits et que soient établis des moyens en faveur de ceux qui ont souffert de persécutions ou de violences durant la guerre civile et la dictature.
[15] Valle de los Caídos : gigantesque mausolée où reposent les morts pour la patrie, mais aussi José Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange, et le caudillo lui-même. Il se situe près de l’Escorial, à un jet de pierre de Madrid. C’est un haut lieu de rassemblements philofranquistes.