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Grèce. L’essor de l’extrême droite

Numéro 01/2 Janvier-Février 2013 par Isabelle Dépret

février 2013

En Grèce, l’un des phé­no­mènes poli­tiques mar­quants de l’an­née 2012 a sans doute été l’en­trée au Par­le­ment de dix-huit dépu­tés de ten­dance « néo­na­zie ». Du milieu des années 1970 aux années 2000 — alors même que l’ex­trême droite réa­li­sait des scores sub­stan­tiels ailleurs en Europe — la Grèce sem­blait sur ce point pré­ser­vée, du moins au plan élec­to­ral. L’es­sor récent de la droite extrême mar­que­rait-il sim­ple­ment l’in­ser­tion de la Grèce dans la « norme » euro­péenne ? Repré­sente-t-il l’un des pro­duits de la crise ? Com­ment com­prendre la crois­sante popu­la­ri­té d’une for­ma­tion mani­pu­lant des sym­boles nazis dans un pays qui fut occu­pé par les forces de l’Axe, de 1941 à 1944 ? Les causes de ce suc­cès rési­de­raient-elles dans l’ar­ti­cu­la­tion entre un contexte socioé­co­no­mique cri­tique et un ter­reau plus ancien, plus pro­fond et jus­qu’a­lors sous-jacent ?

En Grèce, l’émergence d’une extrême droite ins­ti­tu­tion­nelle pré­cède, en effet, la crise pro­pre­ment dite : elle remonte au début des années 2000.

Ain­si au milieu des années 1990, les prin­ci­pales for­ma­tions d’extrême droite font encore figure de « grou­pus­cules », de quelques cen­taines de membres au plus. Elles ne récoltent que peu de suf­frages élec­to­raux : Union natio­nale poli­tique (EPEN), Alliance natio­nale (Eth­ni­ki Sym­ma­chia), Pre­mière ligne (Pro­ti Gram­mi), Front hel­lé­nique (Elli­ni­ko Meto­po) et Aube dorée (Chrys­si Aygi) prin­ci­pa­le­ment. Néan­moins, dans les der­nières années du XXe siècle, l’intégration euro­péenne, la trans­for­ma­tion du pays en zone d’immigration, les cris­pa­tions natio­na­listes qui accom­pagnent l’éclatement de la You­go­sla­vie four­nissent à ces groupes l’occasion de se montrer.

En sep­tembre 2000, dans le sillage de la confron­ta­tion poli­ti­co-ecclé­sias­tique des « cartes d’identité1 », Gior­gos Karat­za­fe­ris — jour­na­liste et ancien cadre du par­ti Nea Dimo­kra­tia (conser­va­teur) — crée l’Alerte ortho­doxe popu­laire (ou LAOS). La for­ma­tion tota­lise 2,2% des voix aux légis­la­tives de 2004 (aucun élu), mais grimpe à 3,80% en 2007 (10 élus), puis à 5,63% en 2009 (15 dépu­tés). En novembre2011, dans un contexte de forte insta­bi­li­té poli­tique et finan­cière, le cabi­net d’union natio­nale diri­gé par Lou­kas Papa­di­mos accueille quatre cadres du LAOS, dont l’avocat Makis Vori­dis, nom­mé ministre des Trans­ports. Aux légis­la­tives de mai-juin 2012, l’extrême droite se ren­force : sanc­tion­né peut-être par sa par­ti­ci­pa­tion au pou­voir, le LAOS perd ses élus (1,58% en juin2012) tan­dis qu’Aube dorée effec­tue une per­cée signi­fi­ca­tive (6,92% en juin2012).

Une visibilité croissante depuis les années 2000

L’extrême droite s’inscrit en Grèce dans un registre ultra­na­tio­na­liste et xéno­phobe. Deux registres idéo­lo­giques se dégagent. Pour cer­tains, l’héritage grec ancien est mis en avant, avec des réfé­rences à l’Antiquité, aux douze dieux de l’Olympe, à des sym­boles néo­païens : au cours des années 1980, des articles du maga­zine Aube dorée reprennent ces thé­ma­tiques. Dans plu­sieurs textes, le direc­teur du pério­dique appelle ain­si de ses vœux une « renais­sance de l’hellénisme », qui implique selon lui, « un retour aux modèles des dieux olympiens ».

L’autre tra­di­tion, la plus étof­fée, puise dans l’héritage des dic­ta­tures mili­taires grecques du XXe siècle : régime du 4aout du géné­ral Ioan­nis Metaxas (1936 – 1940) et sur­tout junte des Colo­nels (1967 – 1974). C’est clai­re­ment dans cette seconde mou­vance que s’inscrit l’Union poli­tique natio­nale, fon­dée en 1984 par l’ancien homme fort de la junte, Georges Papa­do­pou­los. Le par­ti est dis­sout en 1996, mais son orga­ni­sa­tion de jeu­nesse forme de nom­breux cadres encore actifs. C’est aus­si à cette filia­tion que se rat­tache Pre­mière ligne : per­son­na­li­té majeure du camp ultra­na­tio­na­liste dans la Grèce du second XXe siècle, le chef du par­ti, Kostas Ple­vris, était pro­fes­seur auprès des forces de sécu­ri­té du pays de 1967 à 1974. Il fut l’un des idéo­logues offi­ciels du régime des Colo­nels. L’Alerte popu­laire ortho­doxe (LAOS) de G. Karat­za­fe­ris peut aus­si être rat­ta­chée à cette tra­di­tion : por­tée par la chaine de télé­vi­sion Tile Asty, cette for­ma­tion défend un pro­gramme conser­va­teur au plan social et éco­no­mique, adopte un dis­cours natio­na­liste xéno­phobe et anti­sé­mite. Une défi­ni­tion « hel­lé­no-ortho­doxe » de l’identité natio­nale est exal­tée. Le LAOS des années 2000 tend à repré­sen­ter une extrême droite « tra­di­tion­nelle », encline au culte du chef, affi­chant son atta­che­ment à l’Église ortho­doxe, « dépo­si­taire de la nation ».

Dans les faits, les deux filia­tions peuvent coexis­ter au sein de for­ma­tions qui s’ajustent aux thèmes socié­taux du moment. Ain­si, le LAOS a‑t-il misé sur un dis­cours iden­ti­taire en vogue au tour­nant du XXIe siècle. Il s’est oppo­sé aux poli­tiques d’austérité « impo­sées au peuple » par des créan­ciers « étran­gers » et « domi­na­teurs ». Ces thèmes éclairent le suc­cès d’Aube dorée en 2012.

Né en 1985 et d’abord asso­cié à une revue homo­nyme, le « Mou­ve­ment natio­nal popu­laire Aube dorée » reste jusqu’à la crise de la dette, en 2009, un grou­pus­cule struc­tu­ré autour de Nikos Micha­lo­lia­kos, un ancien étu­diant en mathé­ma­tiques. À la fin du XXe siècle, la for­ma­tion marque de sa pré­sence des mani­fes­ta­tions natio­na­listes défen­dant l’«hellénisme » en Macé­doine, en Épire du Nord, en Thrace, à Chypre ; sou­te­nant les Serbes de Bos­nie. Les membres d’Aube dorée sont aus­si impli­qués, durant ces années, dans des agres­sions contre des mili­tants de gauche, des immi­grés, des journalistes.

Depuis 2008, Aube dorée a ren­for­cé sa visi­bi­li­té dans un contexte éco­no­mique, social et poli­tique par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile : si en 2009, le mou­ve­ment ne recueille encore que 0,29% des voix, la for­ma­tion obtient 5,29% aux muni­ci­pales à Athènes en 2010 et Nikos Micha­lo­lia­kos est élu conseiller. Lors des légis­la­tives de mai et juin 2012, le par­ti recueille envi­ron 425.000 voix, près de 7% des suf­frages. Depuis lors, les sym­pa­thi­sants du mou­ve­ment, loin de se réduire, tendent à augmenter.

La for­ma­tion a cen­tré son pro­gramme sur la ques­tion de l’immigration, de l’insécurité urbaine, de la pau­vre­té en asso­ciant dis­cours xéno­phobes, vio­lence et « ser­vice social ». Le plan de sau­ve­tage de la Grèce et ses effets néfastes sont dénon­cés. Le mou­ve­ment prône une renais­sance du pays par l’annulation totale de sa dette, la relance des forages pétro­liers en mer Égée, l’expulsion immé­diate des immi­grés et étran­gers, le minage de la fron­tière gréco-turque.

Alors que la direc­tion du par­ti nie la Shoah, une fas­ci­na­tion pour les pro­ta­go­nistes du Troi­sième Reich trans­pa­rait dans les publi­ca­tions d’Aube dorée : outre ses dis­cours, ses rituels — dont le salut hit­lé­rien — le mou­ve­ment a ren­for­cé son audience par des pra­tiques de deux ordres : des actes de vio­lence, d’une part, menés contre des étran­gers, des immi­grés et, plus récem­ment, des homo­sexuels ; des actions « sociales », d’autre part, réser­vées aux per­sonnes « de sang grec » (patrouilles de sur­veillance ou de main­tien de l’ordre dans des zones à forte popu­la­tion immi­grée ou à forte cri­mi­na­li­té ; accom­pa­gne­ment de per­sonnes âgées ; dis­tri­bu­tion de nour­ri­ture et de biens de pre­mière néces­si­té). Si Aube dorée est d’abord pré­sente à Athènes — où réside un tiers de la popu­la­tion du pays — des bandes de mili­tants se sont for­mées dans une tren­taine d’autres villes grecques.

Ces pra­tiques à double facette — ins­crites dans une tac­tique d’investissement de la rue — relèvent dans bien des cas de la délin­quance. Elles par­ti­cipent du cli­mat d’insécurité de cer­tains quar­tiers, signa­lant la dif­fi­cul­té de l’État à assu­rer le « mono­pole de la vio­lence légi­time » sur son ter­ri­toire. Les prin­ci­paux diri­geants de l’organisation ont d’ailleurs été pour­sui­vis pour coups et bles­sures, ten­ta­tives de meurtre ou com­pli­ci­té de cam­brio­lage : c’est le cas de Nikos Micha­lo­lia­kos, d’Antonis Androut­so­pou­los, d’Ilias Kasi­dia­ris. Depuis le début de la crise, les actes d’agression contre des étran­gers, les menaces contre des jour­na­listes, des per­son­na­li­tés poli­tiques, des mili­tants anti­ra­cistes ou des intel­lec­tuels se sont multipliés.

L’essor de cette for­ma­tion est bien asso­cié au contexte cri­tique vécu par le pays depuis cinq ans : Aube dorée serait-elle donc, par excel­lence, le « par­ti de la crise2 » ?

Les causes d’une percée

Les facteurs de cristallisation

L’appel à l’aide inter­na­tio­nale pour évi­ter la faillite de l’État en 2009 s’est accom­pa­gné d’une mise sous tutelle du pays. Le redres­se­ment rapide des finances publiques3 et les réformes struc­tu­relles4 exi­gées par les bailleurs de fonds — prin­ci­pa­le­ment Union euro­péenne et FMI — se sont tra­duits par des coupes bud­gé­taires dras­tiques, l’augmentation des impôts, des mesures lourdes pour une grande par­tie de la popu­la­tion. Pour beau­coup, aucun chan­ge­ment de cap, aucune amé­lio­ra­tion ne sont à pré­voir dans l’avenir : le pes­si­misme est vif et géné­ral en Grèce. En 2012, le salaire moyen se monte à 786 euros par mois. Les salaires ont chu­té de 25% en moyenne en 2011, les retraites de 10%. Le chô­mage — qui concerne près de 25% de la popu­la­tion active — touche 50% des jeunes. Le pays est en réces­sion depuis 20095. Dans un cli­mat de recru­des­cence des théo­ries du com­plot, des repor­tages télé­vi­suels sug­gèrent que les chrys­siav­gites (les mili­tants d’Aube dorée) peuvent être per­çus comme des jus­ti­ciers, des pro­tec­teurs ou des bien­fai­teurs. Alors que la gauche radi­cale (Syri­za) est deve­nue la deuxième for­ma­tion du pays, le vote pour la droite extrême reflète bien ce cli­mat de ten­sion sociale : « vio­lence » subie, éprou­vée puis retour­née dans les urnes.

Fac­teur ampli­fiant en période de marasme éco­no­mique, la ques­tion de l’immigration est deve­nue un enjeu sur lequel l’extrême droite a capi­ta­li­sé. Pays tra­di­tion­nel d’émigration, la Grèce est deve­nue un pays d’accueil depuis les années 1990 : elle repré­sente aujourd’hui la prin­ci­pale porte d’entrée vers l’Europe et les afflux se pour­suivent. Le pays compte plus d’un mil­lion et demi d’immigrés/étrangers, sur envi­ron 11millions d’habitants. En dépit de plu­sieurs timides cam­pagnes de régu­la­ri­sa­tion, une pro­por­tion sub­stan­tielle de ces immi­grés est encore illé­gale. À la fin du XXe siècle, la grande majo­ri­té des étran­gers était issue d’Europe orien­tale et bal­ka­nique, les Alba­nais consti­tuant, de loin, la pre­mière com­mu­nau­té immi­grée. Depuis le début du XXIe­siècle, l’origine géo­gra­phique et cultu­relle des immi­grés s’est diver­si­fiée : Afrique du Nord (Algé­riens, Maro­cains, Égyp­tiens), Proche Orient (Ira­kiens, Syriens), Asie (Pakis­ta­nais, Afghans, Phi­lip­pins…), Afrique Noire (Sou­dan). Si les tra­vailleurs immi­grés, volon­tiers rému­né­rés au noir, ont contri­bué de manière déci­sive aux tra­vaux publics et à l’organisation des Jeux olym­piques de 2004, leur impor­tance numé­rique, leur dif­fi­cul­té d’insertion en temps de crise, leur forte concen­tra­tion dans cer­tains quar­tiers urbains ont exa­cer­bé la xéno­pho­bie. Aube dorée a pré­ci­sé­ment mis l’accent sur cette thé­ma­tique en asso­ciant immi­gra­tion, insé­cu­ri­té, cri­mi­na­li­té, chô­mage et déca­dence du pays.

La crise finan­cière, la perte de sou­ve­rai­ne­té des poli­tiques éco­no­miques, l’enjeu de l’immigration ont donc par­ti­ci­pé de l’émergence d’Aube dorée comme acteur poli­tique. Néan­moins, cer­taines des idées expri­mées par l’extrême droite semblent rela­ti­ve­ment dif­fuses dans le pays depuis plu­sieurs décen­nies. La pré­sence d’un ter­reau plus pro­fond et ancien mérite attention.

Un terreau propice

Si la Grèce compte un jour­na­lisme d’information et d’investigation, les grands médias pri­vés — notam­ment la télé­vi­sion — ont ten­du à sur­va­lo­ri­ser le thème de l’immigration depuis les années 1990 : celui-ci a été prin­ci­pa­le­ment envi­sa­gé comme un pro­blème, un dan­ger, une source de cri­mi­na­li­té. La récur­rence de ces thé­ma­tiques depuis des années a autant contri­bué à infor­mer qu’à ren­for­cer un sen­ti­ment d’insécurité, de peur devant l’étranger. Dans l’un de ses ouvrages, le jour­na­liste d’investigation Dimi­tris Psar­ras sou­ligne le rôle clé des médias dans la mon­tée de l’extrême droite en Grèce6. Georges Karat­za­fe­ris n’a‑t-il pas béné­fi­cié d’une chaine de télé­vi­sion (Tile Asty), n’a‑t-il pas séduit des pério­diques ou sites élec­tro­niques pour pro­mou­voir son image, ses idées et son par­ti ? Plus récem­ment, D.Psarras s’interroge sur l’attitude des médias face aux mili­tants ou aux élus néo­na­zis : ces der­niers ne seraient-ils pas volon­tiers envi­sa­gés comme des invi­tés média­tiques « ren­tables » — pro­duc­teurs de sen­sa­tions fortes, d’un sur­croit de lec­teurs ou d’auditeurs — ceci sous le cou­vert de la liber­té d’expression7 ?

Aujourd’hui, la confiance dans l’État et dans les grands par­tis est faible en Grèce. Ren­for­cée depuis quelques années, cette per­cep­tion a pro­vo­qué une fuite vers des struc­tures se posant comme « hors sys­tème ». Les plans d’austérité à répé­ti­tion ont sus­ci­té un fort sen­ti­ment d’injustice et d’humiliation : l’amertume se porte d’abord sur les créan­ciers euro­péens et le FMI, mais aus­si sur les élites natio­nales, accu­sées d’incompétence, d’impuissance et de cor­rup­tion. Les élec­tions de 2012 voient l’effondrement des grands par­tis tra­di­tion­nels — Pasok et Nea Dimo­kra­tia. Avec ses 692.000 postes — pour­tant convoi­tés — la bureau­cra­tie éta­tique est consi­dé­rée comme peu effi­cace. Après la manne des sub­ven­tions euro­péennes à la fin du XXe siècle, la dif­fi­cul­té de l’administration fis­cale à per­ce­voir l’impôt, l’important taux d’évasion fis­cale, le poids de l’économie paral­lèle ont affai­bli les marges d’un pos­sible « État pro­vi­dence ». Depuis 2009, les réduc­tions bud­gé­taires se sont tra­duites par un rapide désen­ga­ge­ment de l’État dans le domaine social.

Si l’intégration de nom­breux immi­grés est en cours, l’impuissance du pou­voir en place à résoudre les pro­blèmes quo­ti­diens s’est conso­li­dée dans la pénu­rie de res­sources, les lacunes des poli­tiques d’urbanisme et d’intégration. Face à l’enjeu de l’immigration, les ser­vices éta­tiques ont été per­çus comme dépas­sés, peu cohé­rents, peu effi­cients. Les poli­tiques, qui manquent cruel­le­ment de moyens, ont mul­ti­plié ces der­nières années les camps de réten­tion d’immigrés, sur­veillés par la police et sou­vent reje­tés par les popu­la­tions locales. Plu­sieurs cam­pagnes poli­cières de chasse aux clan­des­tins ont été lan­cées et se pour­suivent en 2012 (opé­ra­tions « coup de balai » ou plus récem­ment « Zeus xenios »), tan­dis qu’un mur en fils de fer bar­be­lés est en construc­tion à la fron­tière gré­co-turque. Or, ces opé­ra­tions, loin d’affaiblir l’extrême droite, l’ont para­doxa­le­ment, confortée.

Un récit national officiel fondé sur l’idéal d’homogénéité ethno-religieuse

Comme dans bien d’autres États issus de l’empire otto­man, le récit natio­nal grec s’est construit par pré­di­lec­tion autour d’une concep­tion eth­no-reli­gieuse de l’identité natio­nale. À tra­vers la dif­fu­sion sco­laire d’une his­toire natio­nale, au fil des conquêtes et défaites, s’est conso­li­dée la notion d’«helléno-christianisme », tant exal­tée par la junte de Colo­nels, pour défi­nir l’appartenance à la nation. L’«exemplaire homo­gé­néi­té eth­no-reli­gieuse » du pays après 1922 a été éri­gée en idéal. L’islam — asso­cié aux siècles de domi­na­tion otto­mane — et toutes les confes­sions mino­ri­taires ont long­temps été per­çus comme incom­pa­tibles avec la qua­li­té de Grec. Conju­guées au pri­mat du droit du sang dans la trans­mis­sion, l’acquisition de la natio­na­li­té, ces repré­sen­ta­tions n’ont pas tou­jours pré­dis­po­sé à une atti­tude ouverte face à l’altérité : alté­ri­té cultu­relle, reli­gieuse, eth­nique. Le récit his­to­rique fon­da­teur, tel qu’enseigné à l’école, a, jusqu’à très récem­ment, ten­du à valo­ri­ser les anciennes bandes d’irréguliers — face au pou­voir cen­tral otto­man — à exal­ter la vio­lence libé­ra­trice, la patrie com­bat­tante. La lutte contre l’ennemi natio­nal a été consti­tuée en moteur de l’histoire. Si aujourd’hui les thèses du LAOS et, plus encore, d’Aube dorée sont dénon­cées par une par­tie sub­stan­tielle de la popu­la­tion, il a par­fois exis­té un conti­nuum sub­til entre les concep­tions natio­na­listes traditionnelles/officielles — telles que pous­sées à leur abou­tis­se­ment — et cer­taines posi­tions de l’extrême droite actuelle.

Dans les années 1990, une par­tie des élec­teurs de la Nea Dimo­kra­tia, du Pasok — voire du par­ti com­mu­niste (KKE) ou de l’extrême gauche — reprend des points de vue xéno­phobes ou anti­sé­mites. La crise de la dette aurait-elle ren­du plus visible, aurait-elle radi­ca­li­sé un cor­pus d’opinions long­temps dif­fus, mais jusqu’alors dilué dans les grands par­tis natio­naux ? Cette idée vaut, notam­ment, pour les forces de l’ordre : dans cette caté­go­rie socio­pro­fes­sion­nelle, les idées por­tées par l’extrême droite seraient par­ta­gées par une frac­tion non négli­geable de fonc­tion­naires : entre 20 et 50%. Depuis quelques années, des immi­grés, des mili­tants de gauche ou des jour­na­listes ont mis en cause la police, accu­sée de bien­veillance à l’égard des com­man­dos d’Aube dorée.

Mémoire refoulée : crise et levée du tabou de la junte des Colonels

En 1974, le pays s’est recons­truit en tour­nant réso­lu­ment le dos au régime des Colo­nels. Les diri­geants poli­tiques — cadres de la Nea Dimo­kra­tia (1974 – 1981) puis du Pasok (1981 – 1989) — ont conso­li­dé les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques du pays, libé­ra­li­sé la socié­té, ancré le pays dans l’Union euro­péenne. La période de la junte, de 1967 à 1974, reste une période hon­teuse : une paren­thèse noire dans l’histoire du pays. Des per­sonnes qui avaient par­ta­gé les valeurs, le pro­gramme de la junte ont le plus sou­vent ral­lié les nou­veaux par­tis démo­cra­tiques, spé­cia­le­ment la Nea Dimo­kra­tia de K. Kara­man­lis. L’Union poli­tique natio­nale (EPEN), qui visait à ras­sem­bler les nos­tal­giques des Colo­nels, ne ras­sem­ble­ra jamais plus de 2 – 3%. Pour­tant, Nikos Micha­lo­lia­kos (futur chef d’Aube dorée) et Makis Vori­dis (futur chef du Front grec, autre for­ma­tion d’extrême droite) ont adhé­ré aux jeu­nesses de l’EPEN. Or, depuis 2009, ces deux per­son­na­li­tés ont retrou­vé un rôle de pre­mier plan dans le pay­sage poli­tique. Certes mar­gi­nale, la nos­tal­gie du temps de la junte s’exprime de plus en plus ouver­te­ment depuis quelques années par­mi les per­sonnes âgées : sont regret­tés l’ordre social et poli­tique qui aurait régné à cette époque, le cli­mat de sécu­ri­té, l’absence d’immigration, le déve­lop­pe­ment du pays et la pros­pé­ri­té éco­no­mique, autant d’aspects par­fois idéa­li­sés. Le tabou qui a entou­ré, durant qua­rante ans, la dic­ta­ture des Colo­nels se lève­rait-il aujourd’hui ?

Les diri­geants et les mili­tants d’Aube dorée n’ont jamais vécu l’entre-deux-guerres ni l’époque triom­phante du nazisme : Nikos Micha­lo­lia­kos est né en 1957. Les réfé­rences, la fas­ci­na­tion pour le nazisme semblent ici repré­sen­ter un habillage inquié­tant et volon­tai­re­ment pro­vo­ca­teur. Le bagage idéo­lo­gique de ces mili­tants s’inspire à la fois des régimes dic­ta­to­riaux de la Grèce du XXe siècle8 et des plus récents mou­ve­ments d’extrême droite euro­péens. Ce bagage a été réac­tua­li­sé en fonc­tion des thèmes por­teurs du XXIe siècle.

En Grèce, la crise finan­cière, les mesures dras­tiques impo­sées au pays ont contri­bué à ren­for­cer un cou­rant ultra­na­tio­na­liste et xéno­phobe jusqu’alors latent. La pous­sée élec­to­rale d’Aube dorée ne consti­tue­ra-t-elle qu’un épi­sode de courte durée, le pro­duit de la rage ou du déses­poir ? Ce par­ti s’ancrera-t-il plus dura­ble­ment ? La place acquise par l’extrême droite dans l’espace poli­tique hel­lé­nique consti­tue un sérieux signe d’alarme, tant pour les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques du pays que pour l’Europe.

  1. À par­tir du milieu des années 1980, les gou­ver­ne­ments grecs ont ten­té — d’abord sans suc­cès — de rendre facul­ta­tive la men­tion de la confes­sion, signa­lée sur la carte d’identité. En mai2000, le gou­ver­ne­ment socia­liste sup­prime la men­tion confes­sion­nelle, pré­ci­pi­tant un bras de fer très média­ti­sé entre l’autorité poli­tique et l’Église ortho­doxe. Voir : Isa­belle Dépret, Reli­gion, nation, citoyen­ne­té en Grèce. L’Église ortho­doxe et le conflit des cartes d’identité, L’Harmattan, 2012.
  2. Je reprends l’expression du poli­to­logue Evthy­mis Papavlassopoulos.
  3. La dette publique se monte à 350milliards — à 158% du PIB — en 2011, le défi­cit bud­gé­taire dépas­sant les 13% du PIB en 2010.
  4. Sont ici poin­tés le poids de l’économie paral­lèle, l’opacité des comptes publics, des défi­ciences struc­tu­relles de ges­tion des ser­vices étatiques.
  5. Le PIB recule de 4,5% en 2010, de 7% en 2011 et dépasse les 7% en 2012. Cette baisse de l’activité a accom­pa­gné la fer­me­ture de nom­breuses bou­tiques et d’entreprises, par une envo­lée du chômage.
  6. D. Psar­ras, To kry­fo che­ri tou Karat­za­fe­ris. I tileop­ti­ki anayen­nis­si tis elli­ni­kis akro­dexias, Athènes, Alexan­dreia, 2010. I mavri viv­los tis Chrys­sis Avgis, Athènes, Polis, 2012.
  7. D. Psar­ras, « To lif­ting tis elli­ni­kis akro­dexias », Elef­the­ro­ty­pia, 9 juin 2002. « Ta mes­sa mazi­kis eni­me­ros­sis kqi i Chrys­si Avgi », tvxs.gr, 9 avril 2012.
  8. N. Micha­lo­lia­kos n’a‑t-il pas rejoint dès l’adolescence le Par­ti du 4aout — qui ras­semble des admi­ra­teurs de la dic­ta­ture fas­ci­sante de I. Metaxas ?

Isabelle Dépret


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