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Grands hommes ? Cherchez la femme

Numéro 12 Décembre 2009 par Luc Van Campenhoudt

décembre 2009

Tous s’en accordent, on ne peut pas dire que le pre­mier man­dat de Pre­mier ministre d’Yves Leterme ait été un franc suc­cès. Fort de ses 800 000 voix fla­mandes, il est pié­gé par la pro­messe qu’elles repré­sentent d’au­to­no­mie accrue pour sa Région, lors­qu’il est appe­lé à ser­vir avec impar­tia­li­té l’en­semble du pays. Si au moins il […]

Tous s’en accordent, on ne peut pas dire que le pre­mier man­dat de Pre­mier ministre d’Yves Leterme ait été un franc suc­cès. Fort de ses 800 000 voix fla­mandes, il est pié­gé par la pro­messe qu’elles repré­sentent d’au­to­no­mie accrue pour sa Région, lors­qu’il est appe­lé à ser­vir avec impar­tia­li­té l’en­semble du pays. Si au moins il était adroit et diplo­mate. Mais tous le rabâchent : s’il est com­pé­tent et tra­vailleur, il est éga­le­ment gaf­feur et mal­adroit. « Allons-z-enfants de la Patri-i‑e…» Pru­dem­ment éloi­gné des dif­fé­rends bel­go-belges au poste nor­ma­le­ment convoi­té de ministre des Affaires étran­gères, comme Léo Tin­de­mans jadis, il réus­sit l’ex­ploit de se mettre notre Jus­tice à dos en décla­rant ses doutes « sur les com­por­te­ments de cer­tains magis­trats ». Lorsque le grand homme de Flandre revient à la tête du gou­ver­ne­ment fédé­ral ce mois de novembre 2009, c’est sans gloire, comme une « deuxième et der­nière chance » qu’il ne doit qu’au départ pour l’Eu­rope de son pré­dé­ces­seur et au sou­ci des pré­si­dents des par­tis de la majo­ri­té, en par­ti­cu­lier le sien propre, d’as­su­rer la sta­bi­li­té gouvernementale.

Mais par quelles humi­lia­tions lui fait-on payer son retour ! Pen­dant les jours qui ont sui­vi sa seconde dési­gna­tion comme Pre­mier ministre, il a été trai­té avec méfiance tant par ses « amis » et adver­saires poli­tiques que par les médias, au Nord comme au Sud du pays. Il revient flan­qué d’une encom­brante « belle-mère », Jean-Luc Dehaene qui a pour mis­sion d’é­vi­ter de l’en­voyer tout droit vers les écueils com­mu­nau­taires. Si d’au­cuns pensent que l’i­dée n’est pas mau­vaise, on cari­ca­ture désor­mais le « petit » Leterme sous la tutelle du « grand » Dehaene et on glose, sur toutes les antennes et dans tous les jour­naux, sur la ques­tion de savoir s’il sera cette fois à la hau­teur. On a déjà débu­té sous de meilleurs auspices.

D’au­tant plus que, la même semaine for­cé­ment, Her­man Van Rom­puy est por­té aux nues. Le contraste est sai­sis­sant entre la manière bles­sante de trai­ter le nou­veau Pre­mier ministre et la gloire sou­daine du pre­mier pré­sident du Conseil euro­péen. Pour­tant, on ne peut pas dire que Van Rom­puy soit plus cha­ris­ma­tique. Les médias étran­gers, anglais sur­tout (et donc mal inten­tion­nés), s’en sont don­né à cœur joie pour le moquer, avec son allure un peu gauche de bon élève ingé­nu dans son cos­tume mal ajus­té, qui tra­hi­rait — au condi­tion­nel, insistons‑y — un manque de per­son­na­li­té et de vision forte pour l’Eu­rope. On pense que le choix des puis­sants du Vieux Conti­nent s’est por­té sur lui parce que, venant d’un petit pays, il est un « homme de com­pro­mis » sans le poids ni le brio qui leur feraient ombrage. Mais pour nous, les petits Belges, il est brus­que­ment immense, paré de toutes les ver­tus, même s’il a mon­tré moins de résul­tats tan­gibles sur les dos­siers dif­fi­ciles que de capa­ci­té de pré­ve­nir les incen­dies. Comme les apôtres après l’As­cen­sion, Leterme est prié de faire « comme Lui » mais « sans Lui », dans une fonc­tion jus­qu’i­ci pres­ti­gieuse, mais qui a per­du d’un seul coup de son éclat.

Com­ment sabo­ter un Pre­mier ministre avant même qu’il ne com­mence ? Ses gaffes et erreurs, dont il est si diver­tis­sant de s’a­mu­ser, n’ex­pliquent pas tout. À quoi tient qu’un homme soit sou­dain un géant et un autre un nain ? La consé­cra­tion vient sou­vent du dehors et « nul n’est pro­phète dans son pays » — pour res­ter dans la méta­phore biblique du Sau­veur. Certes, mais comme on l’a vu, une par­tie essen­tielle de la réponse réside dans les pro­ces­sus poli­tiques et média­tiques internes de « pro­duc­tion des grands hommes1 »

Cette pro­duc­tion fait encore et tou­jours de la poli­tique une affaire d’hommes, essen­tiel­le­ment. En plus de ces deux pre­miers rôles (le héros et l’an­ti-héros), sont en effet mis en scène deux anciens ex-Pre­miers pro­mus au rang de sages négo­cia­teurs, tous les quatre pro­ve­nant du seul CD&V qui retrouve ain­si mira­cu­leu­se­ment un peu de sa splen­deur du passé.

Ce coup de baguette magique, c’est pour­tant, pour une bonne part, à une « grande femme » qu’on le doit : Marianne Thys­sen, la pré­si­dente du par­ti. Le roi (Her­man), le prince (Yves), les deux valets (Wil­fried et Jean-Luc) et la dame de cœur ; le compte est bon. Le conte aus­si. Les yeux rivés sur les cos­tards-cra­vates, les jour­na­listes n’ont pas vu venir l’a­ma­zone. Son élec­tion, le 15 mai 2008 avec 96,6% des voix à la tête du CD&V, n’a pas défrayé la chro­nique média­tique. Pour­tant, le fait que le pre­mier par­ti du pays se choi­sisse, pour la pre­mière fois de son his­toire, une femme comme pré­si­dente était un évé­ne­ment poli­tique d’im­por­tance. Cette élec­tion marque en effet la vic­toire du patient et effi­cace tra­vail d’in­té­gra­tion poli­tique du groupe « Vrouw en maat­schap­pij » fon­dé par Miet Smet au début des années sep­tante, et de la réforme en pro­fon­deur d’un mode d’exer­cice du pou­voir que porte ce courant. 

Incon­nue des obser­va­teurs de la poli­tique fédé­rale, cette femme dis­crète n’est pour­tant pas novice en poli­tique. Vice-pré­si­dente du CD&V de 1996 à 2001, Marianne Thys­sen avait été char­gée d’exa­mi­ner les causes de la défaite du CVP en 1999. Diag­nos­tic : un par­ti « vieillot et pous­sié­reux (oubol­lig)». Quoi­qu’au cœur de la que­relle des anciens et des nou­veaux qui déchire le par­ti, elle n’a semble-t-il rien d’un pom­pier pyro­mane. C’est Her­man Van Rom­puy, pré­sident du CVP, qui la repère en 1989 alors qu’elle s’ex­prime à la télé­vi­sion en tant que char­gée d’é­tudes de l’U­ni­zo, l’or­ga­ni­sa­tion des classes moyennes fla­mandes. Après y avoir dési­gné Kris Pee­ters comme son suc­ces­seur, elle entre au Par­le­ment euro­péen en 1991 où elle côtoie trois anciens Pre­miers ministres CD&V : Léo Tin­de­mans, Wil­fried Mar­tens et Jean-Luc Dehaene, ain­si qu’Yves Leterme qui tra­vaillait à l’é­poque dans l’ad­mi­nis­tra­tion euro­péenne. Fidèle aux vieux sages qui l’ont choi­sie, la dame de cœur sait ren­voyer l’as­cen­seur et ména­ger l’or­gueil mas­cu­lin. Com­pé­tente et bos­seuse, elle est dotée d’une forte per­son­na­li­té. Cerise sur le gâteau, sa car­rière euro­péenne l’a long­temps mise à l’a­bri des que­relles com­mu­nau­taires et Marianne Thys­sen est appré­ciée par les négo­cia­teurs fran­co­phones. Même au pays de Magritte, il n’est pas inter­dit d’es­pé­rer que l’im­por­tance crois­sante de cette fine stra­tège, ferme, mais aimable, augure de futures négo­cia­tions com­mu­nau­taires rai­son­nables et courtoises.

  1. Selon la for­mule de l’an­thro­po­logue Mau­rice Godelier.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.