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Grands hommes ? Cherchez la femme
Tous s’en accordent, on ne peut pas dire que le premier mandat de Premier ministre d’Yves Leterme ait été un franc succès. Fort de ses 800 000 voix flamandes, il est piégé par la promesse qu’elles représentent d’autonomie accrue pour sa Région, lorsqu’il est appelé à servir avec impartialité l’ensemble du pays. Si au moins il […]
Tous s’en accordent, on ne peut pas dire que le premier mandat de Premier ministre d’Yves Leterme ait été un franc succès. Fort de ses 800 000 voix flamandes, il est piégé par la promesse qu’elles représentent d’autonomie accrue pour sa Région, lorsqu’il est appelé à servir avec impartialité l’ensemble du pays. Si au moins il était adroit et diplomate. Mais tous le rabâchent : s’il est compétent et travailleur, il est également gaffeur et maladroit. « Allons-z-enfants de la Patri-i‑e…» Prudemment éloigné des différends belgo-belges au poste normalement convoité de ministre des Affaires étrangères, comme Léo Tindemans jadis, il réussit l’exploit de se mettre notre Justice à dos en déclarant ses doutes « sur les comportements de certains magistrats ». Lorsque le grand homme de Flandre revient à la tête du gouvernement fédéral ce mois de novembre 2009, c’est sans gloire, comme une « deuxième et dernière chance » qu’il ne doit qu’au départ pour l’Europe de son prédécesseur et au souci des présidents des partis de la majorité, en particulier le sien propre, d’assurer la stabilité gouvernementale.
Mais par quelles humiliations lui fait-on payer son retour ! Pendant les jours qui ont suivi sa seconde désignation comme Premier ministre, il a été traité avec méfiance tant par ses « amis » et adversaires politiques que par les médias, au Nord comme au Sud du pays. Il revient flanqué d’une encombrante « belle-mère », Jean-Luc Dehaene qui a pour mission d’éviter de l’envoyer tout droit vers les écueils communautaires. Si d’aucuns pensent que l’idée n’est pas mauvaise, on caricature désormais le « petit » Leterme sous la tutelle du « grand » Dehaene et on glose, sur toutes les antennes et dans tous les journaux, sur la question de savoir s’il sera cette fois à la hauteur. On a déjà débuté sous de meilleurs auspices.
D’autant plus que, la même semaine forcément, Herman Van Rompuy est porté aux nues. Le contraste est saisissant entre la manière blessante de traiter le nouveau Premier ministre et la gloire soudaine du premier président du Conseil européen. Pourtant, on ne peut pas dire que Van Rompuy soit plus charismatique. Les médias étrangers, anglais surtout (et donc mal intentionnés), s’en sont donné à cœur joie pour le moquer, avec son allure un peu gauche de bon élève ingénu dans son costume mal ajusté, qui trahirait — au conditionnel, insistons‑y — un manque de personnalité et de vision forte pour l’Europe. On pense que le choix des puissants du Vieux Continent s’est porté sur lui parce que, venant d’un petit pays, il est un « homme de compromis » sans le poids ni le brio qui leur feraient ombrage. Mais pour nous, les petits Belges, il est brusquement immense, paré de toutes les vertus, même s’il a montré moins de résultats tangibles sur les dossiers difficiles que de capacité de prévenir les incendies. Comme les apôtres après l’Ascension, Leterme est prié de faire « comme Lui » mais « sans Lui », dans une fonction jusqu’ici prestigieuse, mais qui a perdu d’un seul coup de son éclat.
Comment saboter un Premier ministre avant même qu’il ne commence ? Ses gaffes et erreurs, dont il est si divertissant de s’amuser, n’expliquent pas tout. À quoi tient qu’un homme soit soudain un géant et un autre un nain ? La consécration vient souvent du dehors et « nul n’est prophète dans son pays » — pour rester dans la métaphore biblique du Sauveur. Certes, mais comme on l’a vu, une partie essentielle de la réponse réside dans les processus politiques et médiatiques internes de « production des grands hommes1 »
Cette production fait encore et toujours de la politique une affaire d’hommes, essentiellement. En plus de ces deux premiers rôles (le héros et l’anti-héros), sont en effet mis en scène deux anciens ex-Premiers promus au rang de sages négociateurs, tous les quatre provenant du seul CD&V qui retrouve ainsi miraculeusement un peu de sa splendeur du passé.
Ce coup de baguette magique, c’est pourtant, pour une bonne part, à une « grande femme » qu’on le doit : Marianne Thyssen, la présidente du parti. Le roi (Herman), le prince (Yves), les deux valets (Wilfried et Jean-Luc) et la dame de cœur ; le compte est bon. Le conte aussi. Les yeux rivés sur les costards-cravates, les journalistes n’ont pas vu venir l’amazone. Son élection, le 15 mai 2008 avec 96,6% des voix à la tête du CD&V, n’a pas défrayé la chronique médiatique. Pourtant, le fait que le premier parti du pays se choisisse, pour la première fois de son histoire, une femme comme présidente était un événement politique d’importance. Cette élection marque en effet la victoire du patient et efficace travail d’intégration politique du groupe « Vrouw en maatschappij » fondé par Miet Smet au début des années septante, et de la réforme en profondeur d’un mode d’exercice du pouvoir que porte ce courant.
Inconnue des observateurs de la politique fédérale, cette femme discrète n’est pourtant pas novice en politique. Vice-présidente du CD&V de 1996 à 2001, Marianne Thyssen avait été chargée d’examiner les causes de la défaite du CVP en 1999. Diagnostic : un parti « vieillot et poussiéreux (oubollig)». Quoiqu’au cœur de la querelle des anciens et des nouveaux qui déchire le parti, elle n’a semble-t-il rien d’un pompier pyromane. C’est Herman Van Rompuy, président du CVP, qui la repère en 1989 alors qu’elle s’exprime à la télévision en tant que chargée d’études de l’Unizo, l’organisation des classes moyennes flamandes. Après y avoir désigné Kris Peeters comme son successeur, elle entre au Parlement européen en 1991 où elle côtoie trois anciens Premiers ministres CD&V : Léo Tindemans, Wilfried Martens et Jean-Luc Dehaene, ainsi qu’Yves Leterme qui travaillait à l’époque dans l’administration européenne. Fidèle aux vieux sages qui l’ont choisie, la dame de cœur sait renvoyer l’ascenseur et ménager l’orgueil masculin. Compétente et bosseuse, elle est dotée d’une forte personnalité. Cerise sur le gâteau, sa carrière européenne l’a longtemps mise à l’abri des querelles communautaires et Marianne Thyssen est appréciée par les négociateurs francophones. Même au pays de Magritte, il n’est pas interdit d’espérer que l’importance croissante de cette fine stratège, ferme, mais aimable, augure de futures négociations communautaires raisonnables et courtoises.