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Frontière : évolutions et métamorphoses

Numéro 1 - 2017 par Denis Pieret Youri Lou Vertongen

janvier 2017

Il est ten­tant de croire que la mon­dia­li­sa­tion a pro­vo­qué l’érosion des fron­tières. Cepen­dant, les fron­tières, loin de dis­pa­raitre, se mul­ti­plient à mesure qu’elles se déma­té­ria­lisent. Plus qu’une bar­rière, la fron­tière devient un filtre, pro­dui­sant des caté­go­ries de migrants.

Dossier

« Issu du terme “front”, ce mot signi­fie “lisière”, “borne”, “marche”. Il désigne aujourd’hui une ligne de sépa­ra­tion entre deux ou plu­sieurs États, déli­mi­tant leur éten­due ter­ri­to­riale res­pec­tive1. » Cette défi­ni­tion de la fron­tière tirée du Lexique de science poli­tique met en avant son rôle de divi­sion de l’espace, de ligne de par­tage entre deux espaces à prio­ri sou­ve­rains. Qu’elle soit natu­relle (la mer Médi­ter­ra­née, par exemple) ou non, la fron­tière est objet dia­lec­tique : elle per­met, ou à l’inverse empêche, des « contraires » (autre­ment dit des alté­ri­tés) d’entrer en rela­tion. La fron­tière est en ce sens un point de ren­contre, autant qu’un point de sépa­ra­tion2.

Une fron­tière qui fonc­tionne est une fron­tière qui, certes, marque un par­tage, mais qui laisse éga­le­ment pas­ser, qui hié­rar­chise les flux de manière à les rendre gou­ver­nables et à les orien­ter. De l’homme d’affaires inter­na­tio­nal au clan­des­tin apa­tride, la palette de sta­tuts déployée trace une mul­ti­tude de fron­tières. Alors que le pre­mier est choyé, le second est à l’inverse chas­sé. La classe pri­vi­lé­giée trans­na­tio­nale voyage dans un mou­ve­ment qui, ten­dan­ciel­le­ment, est par­fai­te­ment fluide, presque imper­cep­tible en tant que mou­ve­ment. Quant à ceux de la caté­go­rie oppo­sée, ils sont main­te­nus dans un état de mobi­li­té qui doit tou­jours res­ter per­cep­tible dans ce que la mobi­li­té contient de pré­ca­ri­té et de dan­ger. Les fron­tières ont en ce sens une fonc­tion dis­cri­mi­nante, c’est-à-dire qu’elles filtrent, elles passent au crible et dis­tinguent sciem­ment les membres à part entière d’une com­mu­nau­té poli­tique — les citoyens — des étran­gers, qui cher­che­raient à y péné­trer ou à s’intégrer à cette com­mu­nau­té, de manière pro­vi­soire ou permanente. 

Mais la fron­tière contem­po­raine n’est pas un simple ins­tru­ment d’interdiction ou d’autorisation d’entrer sur le ter­ri­toire. À l’instar de la pri­son3, inef­fi­cace en pre­mière ana­lyse parce qu’elle n’a jamais per­mis de cor­ri­ger les conduites des déte­nus, mais effi­cace en ce qu’elle pro­duit des délin­quants utiles éco­no­mi­que­ment et poli­ti­que­ment, les poli­tiques migra­toires échouent à faire ce qu’elles pré­tendent. Les murs sont inef­fi­caces à stop­per les flux migra­toires, mais en un sens seule­ment : parce que si la fron­tière échoue — au moins par­tiel­le­ment — à agir comme une bar­rière, elle pro­duit une mul­ti­pli­ci­té de formes et de moyens d’entrer et, par consé­quent, une mul­ti­pli­ci­té de type de migrants (deman­deur d’asile, réfu­gié, tra­vailleur étran­ger, Mena, clan­des­tin…), utiles comme le sont les délin­quants pro­duits par la prison. 

Dans le contexte de mon­dia­li­sa­tion accrue, nous aurions vite fait de pen­ser que, s’accompagnant de mesures libé­rales visant à accé­lé­rer l’échange de mar­chan­dises sur les mar­chés inter­na­tio­naux, le pro­ces­sus culmi­ne­rait dans l’érosion des fron­tières. Et pour­tant, loin de par­ti­ci­per à leur dis­pa­ri­tion, la mon­dia­li­sa­tion s’accompagne au contraire d’une dif­fu­sion, d’une dis­per­sion et d’une mise en réseau des fron­tières. À titre d’exemple, la « dimen­sion exté­rieure de l’asile » pro­mue par l’Union euro­péenne depuis 2005 et les pro­grammes d’externalisation de la fron­tière visent in fine à inté­grer les pays limi­trophes dans les poli­tiques de contrôle de l’immigration. Les fron­tières tendent ain­si à deve­nir elles-mêmes mobiles, déta­chées de leur dimen­sion phy­sique et ter­ri­to­riale4, de manière à suivre les indi­vi­dus dans leur mobi­li­té pour les arrê­ter au plus tôt. La fron­tière appa­rait en somme déma­té­ria­li­sée et ses fonc­tions de filtre trans­fé­rées dans les dis­po­si­tifs admi­nis­tra­tifs ou bio­mé­triques de contrôle (sta­tuts, visas, PNR…)5.

Nous assis­tons donc à des évo­lu­tions de la forme-fron­tière — dif­fuse et ten­dan­ciel­le­ment ubi­quiste — qui ont pour consé­quence une pro­li­fé­ra­tion de leurs fonc­tions et de leurs effets. Dans le contexte de la crise de l’accueil des réfu­giés, mis en lumière à l’été 2015, nous obser­vons que ces évo­lu­tions (l’accord avec la Tur­quie sur « l’accueil des réfu­giés » est un exemple) s’accélèrent pro­por­tion­nel­le­ment aux dyna­miques poli­tiques de la peur, de l’inquiétude et de l’insécurité des États euro­péens (mythe de l’invasion, confu­sion entre « réfu­giés syriens » et « djihadistes»…). 

Les recon­fi­gu­ra­tions des États nations euro­péens entrainent donc l’omniprésence de la fron­tière en même temps que le chan­ge­ment de sa nature. Elle n’est plus uni­que­ment maté­ria­li­sée par le poste de douane aux extré­mi­tés géo­gra­phiques d’un État. Elle a désor­mais inves­ti la plu­part des espaces et ins­ti­tu­tions de la vie quo­ti­dienne en se gref­fant sur les struc­tures pré­exis­tantes, mais qui n’avaient pas pour mis­sion, jusque-là, de repé­rer les étran­gers en situa­tion irré­gu­lière. Dès lors, la fron­tière peut opé­rer en tous lieux et sous l’initiative d’acteurs pas for­cé­ment appa­ren­tés aux ins­ti­tu­tions éta­tiques. L’exemple para­dig­ma­tique de cette méta­mor­phose reste le contrôle des titres de trans­port dans les cir­cuits de la mobi­li­té qui peut se muer en l’arrestation, en l’enfermement, voire en l’expulsion d’un migrant en situa­tion irrégulière. 

À mesure que la fron­tière se déter­ri­to­ria­lise, ses effets en deviennent de plus en plus socio­lo­giques. Elle exclut cer­tains rési­dents du cercle de la citoyen­ne­té et donc de la par­ti­ci­pa­tion pleine et entière à la vie publique. La fron­tière, dans sa forme et sa fonc­tion spa­tiale atta­chées à la sou­ve­rai­ne­té de l’État, est indis­so­ciable d’une seconde démar­ca­tion, celle du tra­cé qui indique quelles sont les per­sonnes qui peuvent jouir à titre plein du sta­tut de « citoyen » et donc béné­fi­cier de l’intégralité de leurs droits civiques, sociaux et poli­tiques. Cela ne va pas sans la pro­duc­tion — dif­fé­ren­tielle éga­le­ment — de sub­jec­ti­vi­tés. La fron­tière n’est plus seule­ment un outil du contrôle « répres­sif » des migrants (une bar­rière qui fait « front » aux mou­ve­ments migra­toires non dési­rés par le capi­ta­lisme) et qui se maté­ria­lisent dans une série de vio­lences phy­siques et sym­bo­liques faites aux migrants (dis­cri­mi­na­tions, tor­tures psy­cho­lo­giques, enfer­me­ments arbi­traires en centres fer­més, expul­sions for­cées et par­fois meur­trières comme celle de Sémi­ra Ada­mu en 1998), mais éga­le­ment un outil dis­ci­pli­naire qui gage de l’intériorisation de sa logique par les migrants pour aug­men­ter son effi­ca­ci­té restrictive. 

En démul­ti­pliant les sta­tuts admi­nis­tra­tifs et juri­diques qu’il attri­bue aux migrants sui­vant la manière dont ils ont fran­chi sa fron­tière ter­ri­to­riale, l’État d’immigration mul­ti­plie les endroits d’explicitation de la « fron­tière ». Il cap­ture en consé­quence les migrants dans des caté­go­ries poli­tiques qu’il défi­nit à l’avance. Les migrants qui ont fran­chi la fron­tière sont ain­si reclas­sés, reca­té­go­ri­sés — on pour­rait dire resub­jec­ti­vés — de fac­to par l’État « d’accueil » qui leur intime de se confor­mer aux caté­go­ries admi­nis­tra­tives assi­gnées6.

Ces évo­lu­tions de la forme-fron­tière et de ses effets ne nous engagent-elles pas, nous cher­cheurs et mili­tants de la cause des migrants, à adap­ter nos concepts afin de rendre compte de ces muta­tions ? Depuis plu­sieurs années, plu­sieurs asso­cia­tions de défense des migrants ont for­gé le terme « d’Europe For­te­resse » pour qua­li­fier le ren­for­ce­ment des dis­po­si­tifs de contrôle aux fron­tières de l’UE via l’agence Fron­tex. Si ce slo­gan, à juste titre lar­ge­ment par­ta­gé dans les cercles mili­tants, met en lumière la res­tric­tion des canaux légaux d’immigration en Europe, il passe sous silence cette idée de la fron­tière consi­dé­rée comme une mem­brane semi-per­méable et « intel­li­gente », qui filtre, plu­tôt qu’elle n’empêche. En outre, elle ne per­met pas de voir que l’enjeu n’est pas seule­ment celui de la liber­té de cir­cu­la­tion, car en l’occurrence, celle-ci pour­rait bien être l’euphémisme de la néces­si­té de fuir (le dan­ger, la guerre, la misère). Il fau­drait pro­duire une nou­velle méta­phore qui nous per­met­trait de pen­ser, avec Etienne Bali­bar notam­ment, la nature com­mune de la liber­té et de l’égalité, le fait que l’égalité est égale à la liber­té (éga­li­ber­té7). Car si l’on se laisse sub­ju­guer par la seule liber­té de cir­cu­la­tion, on risque de contre­dire l’exigence d’égalité et de repro­duire les inéga­li­tés qui feront tou­jours de la liber­té de cir­cu­la­tion une mobi­li­té forcée.

  1. O. Nay (dir.), Lexique de science poli­tique. Vie et ins­ti­tu­tions poli­tiques, Paris, Dal­loz, 2008, p. 222.
  2. R. Debray, Eloge des fron­tières, Paris, Gal­li­mard, 2010.
  3. Voir M. Fou­cault, Sur­veiller et punir, Gal­li­mard, 1975.
  4. D. Bigo et E. Guild (dir.), Control­ling Fron­tiers. Free Move­ment Into and Within Europe, Asghate Publi­shing, Bur­ling­ton, 2005.
  5. P. Cut­tit­ta, « Le monde-fron­tière. Le contrôle de l’immigration dans l’espace glo­ba­li­sé », Cultures & Conflits, n° 68, 2007, p. 61 – 84.
  6. J. Tor­pey, « Aller et venir : le mono­pole éta­tique des “moyens légi­times de cir­cu­la­tion”», Cultures & Conflits, n° 31 – 32, 1998, p. 63 – 100. Voir aus­si M. Deleixhe et Y. Ver­ton­gen, « L’effet de fron­tière dans les col­lec­tifs de migrants sans-papiers et réfu­giés », Paris, revue Rai­sons Poli­tiques, novembre 2016.
  7. É. Bali­bar, La pro­po­si­tion de l’égaliberté, Paris, PUF, 2010.

Denis Pieret


Auteur

Youri Lou Vertongen


Auteur

Youri Lou Vertongen est politologue au Centre de recherche en science politique (Crespo) à l’université Saint-Louis-Bruxelles. Ses recherches portent sur les mobilisations collectives autour des questions migratoires en Belgique et en Europe. Il a soutenu sa thèse de doctorat sous mandat d’aspirant-FNRS en 2022 à l’USL-B sous la direction du prof. Denis Duez (USL-B). La thèse est intitulée « Pratiques collectives au sein de la mobilisation en faveur de la régularisation des sans-papiers en Belgique (2014-2020). Tactiques, autonomie et tensions entre acteurs “avec” et “sans papiers” ».