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Foule sentimentale. L’utopie néolibérale
Le néolibéralisme ne peut pas être réduit à une simple idéologie conservatrice. Pour comprendre son pouvoir de séduction, il faut analyser sa dimension utopique, qui le distingue d’ailleurs du libéralisme classique.

Cantonné aux cercles académiques ou aux dénonciations militantes, le débat sur le néolibéralisme a rebondi sur la scène médiatique lors du vif échange qui est survenu au printemps 2016 entre Manuella Cadelli, présidente de l’Association syndicale des magistrats, et Corentin de Salle, directeur scientifique du centre Jean Gol. La première perçoit dans le néolibéralisme une idéologie conservatrice, totalitaire et déshumanisante où « l’économie a proprement assujetti les gouvernements des pays démocratiques, mais aussi chaque parcelle de notre réflexion1 ». Le second s’oppose à cette définition, qu’il considère comme caricaturale. Pour De Salle, le néolibéralisme serait un « concept factice » créé de toutes pièces par les antilibéraux, concept auquel il nie toute substance puisque « le néolibéralisme n’existe pas2 ». Il n’y a qu’un libéralisme, le libéralisme classique, dont Corentin de Salle entend rappeler à la fois l’efficacité et la dimension libératrice.
Chacun des protagonistes a peut-être raison à sa manière. Le néolibéralisme est un courant économique et politique identifiable, avec ses nécessités propres et ses problèmes spécifiques3. Il est toutefois tout sauf évident qu’il propose une idéologie conservatrice et une conception instrumentale de l’organisation sociale, au contraire. Le néolibéralisme représente à la fois une utopie et un projet institutionnel ambitieux. Si cette caractérisation explique la séduction qu’exerce le néolibéralisme, elle en éclaire sous un autre jour les difficultés.
Qu’est-ce que le néolibéralisme ?
Renaud Maes le rappelait dans ces colonnes4, le néolibéralisme ne désigne pas une école de pensée unifiée, mais la convergence de divers courants entendant revitaliser le libéralisme classique contre les critiques qui lui étaient adressées au début du siècle dernier, quitte à reformuler certains des principes fondamentaux du libéralisme.
Le pari spencériste selon lequel le libre marché reflète la capacité d’adaptation sociale des individus suscite alors de fortes objections, de fait comme de principe. Assez rudimentaire, l’appareil théorique du spencérisme laisse penser qu’un libéralisme économique significatif est compatible avec le fascisme politique. Par ailleurs, le libéralisme classique est critiqué pour son manque de réalisme. La « main invisible » du marché apparait comme une fable invérifiable là où les théories marxistes ou keynésiennes du marché se présentent comme des programmes économiques globaux, comprenant à la fois un idéal normatif, une critique des institutions existantes et des stratégies d’organisation du marché. C’est dans ce contexte que se tient le fameux colloque Walter Lippmann du 26 au 30 aout 1938 qui est aujourd’hui considéré comme l’acte de naissance du néolibéralisme.
Souvent associé dans le débat public à la « main invisible », le néolibéralisme s’oppose en réalité au libéralisme classique quant à l’idée que le marché puisse être un espace naturel d’échanges « qu’il faut absolument préserver des règlementations abusives ou des volontarismes politiques, afin que puissent jouer ses régulations spontanées5 ». Quelles que soient les chapelles qui le composent6, le néolibéralisme part du constat que le marché libre et non faussé n’est pas un état naturel. L’homme est un être social. En ce sens, penser le néolibéralisme « comme l’apologie de “l’état de nature” est une énormité théorique7 ». Qu’il s’agisse de réformer la rationalité économique à l’aide de grilles d’analyse extérieures à l’économie — comme la sociologie, la psychologie sociale ou les statistiques — ou au contraire de faire valoir la pertinence de la rationalité économique en dehors même de son champ d’application traditionnel, le néolibéralisme conçoit le marché « comme un milieu de concurrence, artificiel, fragile, qu’il faut donc soutenir, moins par des interventions directes que par un cadre juridique et institutionnel adéquat, propre à le maintenir dans ses vertus, et une politique discrète de correction des effets possibles de cette libre concurrence en termes de distorsion sociale8 ».
Contrairement à ce qu’affirme Cadelli, le néolibéralisme n’entend donc pas faire pièce au pouvoir du droit. Il se propose de recréer, au besoin par le droit, les conditions d’un marché parfait. Bien davantage que le libéralisme classique, le néolibéralisme est une théorie de la régulation dont l’objectif est d’orienter socialement les comportements humains afin de les dépolluer des biais cognitifs, politiques ou psychologiques affectant leur rationalité économique.
Un projet technocratique ?
Comment est-il possible de vouloir créer un ordre économique débarrassé des effets pervers des volontés individuelles et collectives ? À l’instar du marxisme classique, le néolibéralisme se présente à la fois comme un projet scientifique et comme un projet éthique. Qu’il s’agisse des théories ordolibérales, des théories du capital humain ou de la conception du marché développée par l’école autrichienne, les conditions présidant au fonctionnement rationnel du marché président également aux conditions éthiques de son développement.
Le néolibéralisme entend donc faire valoir la pertinence de la rationalité économique en dehors de son champ d’application traditionnel. Le marché devient par conséquent une grille de compréhension qui peut s’étendre à l’ensemble des relations humaines : extension du domaine du marché oblige, même l’amitié et le mariage peuvent se concevoir comme autant de calculs d’investissements9.
Dans la société néolibérale, « chacun est appelé à devenir l’entrepreneur de lui-même, le gestionnaire de son existence, et l’État doit apprendre à remodéliser ses politiques publiques […] à travers le filtre du calcul économique, et substituer à l’interrogation sur la justice de son action celle de sa rentabilité10 ». Si le libéralisme classique entend ménager un espace propre au marché et indépendant de la rationalité politique, le néolibéralisme entend diffuser le marché partout11. À ces fins, l’État néolibéral n’agit pas forcément à partir de contraintes directes, mais en mettant en place des mécanismes incitant les acteurs à se comporter de manière rationnelle. Ces processus d’incitation reposent eux-mêmes sur l’idée que les comportements humains peuvent être façonnés en comprenant les mécanismes régissant leur anticipation mimétique12. Dans ce cadre, le néolibéralisme ne se présente pas comme une idéologie, mais comme une technique, voire comme une pratique. Il ne propose pas de programme politique, mais des modèles de bon comportement, qui sont censés être à la fois le produit et le levier du fonctionnement efficace du marché : l’État néolibéral est un État pilote, dont l’action vise tant à évaluer qu’à valoriser des performances13.
De nombreux auteurs appréhendent le néolibéralisme comme un système de gouvernance de nature comportementale et technocratique14. Et, à vrai dire, l’influence croissante des travaux de l’économie standard sur les décideurs explique aisément cette analyse. L’économie standard fait du marché parfaitement concurrentiel le meilleur moyen d’allouer des ressources limitées, le cadre « permettant à l’action rationnelle des agents économiques de conduire à un état idéal d’équilibre15 ». Ce faisant, le marché est la matrice privilégiée d’analyse et de résolution de problèmes de l’économie standard, l’étalon idéal-typique de toute évaluation.
Cette perspective repose sur une hypothèse anthropologique spécifique, où l’«agent », mû par une rationalité exclusivement instrumentale, est un calculateur plus ou moins complexe réagissant aux signaux que sont les prix et se comportant toujours de sorte à maximiser son utilité. Les agents auraient en eux « une prédisposition jamais interrogée et jamais expliquée dans la théorie elle-même à participer de façon muette et mécaniquement adaptative à une mécanique sociale où les offres et les demandes s’équilibrent sur chaque marché grâce à des ajustements continus des prix et/ou des quantités16 ». La mise en place technocratique des « bons » mécanismes incitatifs (ceux qui s’adressent aux intérêts instrumentaux des agents) éluderait dès lors les dimensions symbolique et politique du langage. Dans ce cadre, le néolibéralisme nierait que les individus communiquent également afin de nourrir leur propre réflexivité ou pour « faire société » à travers le débat démocratique, le partage d’une culture et la production d’imaginaires sociaux17. Le néolibéralisme ne véhiculerait alors pas seulement une vision réductrice de la rationalité humaine, mais il représenterait également un projet conservateur menant à l’effritement de tout projet collectif, au déni de la dimension sociale de la politique, au scepticisme quant à la capacité de l’État d’organiser la vie collective. Légitimant et naturalisant l’idéologie de la classe dominante, le néolibéralisme serait le garant du statuquo.
Le rose qu’on nous propose
Si sa dimension comportementale et technocratique est difficilement contestable, concevoir le néolibéralisme comme un projet conservateur ou réactionnaire empêche d’explorer une partie des conditions de sa critique. Le néolibéralisme est un projet progressiste18, qui se distingue du libéralisme classique par sa dimension utopique. Quand elle émerge dans les années 1930, la pensée néolibérale entend rompre le clivage qui oppose le libéralisme conservateur, d’un côté, et le socialisme, de l’autre, et contester le monopole que ce dernier exerce alors sur la production d’utopies politiques et philosophiques. Le néolibéralisme ne vise pas seulement à fournir des outils de régulation de l’entreprise, de la bourse ou de toute autre forme d’activité délimitée. Il porte aussi une ambition de transformation politique globale de la société, dont la libération de l’individu est à la fois le vecteur et l’objet. Le « there is no alternative » thatchérien n’est pas seulement un constat, mais un acte performatif.
Tout d’abord, cet horizon utopique est une condition nécessaire au succès du programme néolibéral. Le néolibéralisme ne doit pas seulement donner à l’individu de bonnes raisons de se soumettre aux transformations institutionnelles qu’il appelle de ses vœux. Il doit également donner de bonnes raisons de vouloir ces transformations institutionnelles et de désirer qu’elles adviennent, qu’il s’agisse des raisons substantielles motivant nos comportements ou des architectures de choix qui président à leur formation : le néolibéralisme se présente à la fois comme une théorie morale et comme un mode de gouvernance neutre permettant de coordonner nos comportements quels que soient les modèles moraux ou les conceptions de la justice que nous défendons. Une part du succès du néolibéralisme réside dans le fait qu’il convainc une large frange de ses adversaires potentiels que les théories néolibérales de la gouvernance sont des techniques de coordination neutres et compatibles avec un agenda social-démocrate, écologiste ou conservateur.
À cet égard, la gouvernementalité néolibérale mobilise bien d’autres langages que celui du marché afin de susciter l’adhésion. La meilleure manière de diffuser la logique du marché est de montrer que celle-ci est compatible avec d’autres logiques sociales et qu’elle contribue même à leur épanouissement. Ce n’est pas seulement en parlant le langage de l’intérêt qu’on permet à l’acteur d’agir en fonction du sien. C’est en mobilisant le langage du plaisir, du confort, de l’expressivité, de l’esthétique. Qu’il s’agisse d’en appeler à un marché de l’enseignement supérieur, à une gestion appropriée de la libre circulation des biens et des personnes ou à la fluidification du marché du travail, l’apprentissage social des comportements adéquats est d’autant mieux justifié qu’il est censé rendre libre et heureux.
Par ailleurs, le néolibéralisme propose un imaginaire utopique à part entière, mobilisé autour de deux paradoxes normatifs. Premièrement, le néolibéralisme fait la promesse d’institutionnaliser la désinstitutionnalisation. La création sociale d’individus enfin libres d’être eux-mêmes requiert de supprimer les institutions parasitaires à cet égard. Mais la suppression de ces institutions et la création sociale de ces individus nécessitent elle-même la création d’institutions spécifiques. En ce sens, le néolibéralisme est un institutionnalisme : comme M. Foucault le souligne, « le gouvernement néolibéral a à intervenir sur la société dans sa trame et dans son épaisseur. Il a, au fond […] à intervenir sur cette société pour que les mécanismes concurrentiels, à chaque instant et en chaque point de l’épaisseur sociale, puissent jouer le rôle de régulateur19 ». Le néolibéralisme réduit l’État par l’État. Il libère le marché en lui adjoignant des tuteurs comportementaux. Il éduque l’individu à suivre sa pente naturelle. Il lutte contre les bureaucraties en s’appuyant sur des dispositifs de type technocratique. Or, pour les néolibéraux, ces paradoxes ne sont pas problématiques, car la désinstitutionnalisation de l’institutionnel resterait souhaitable même si elle s’avérait irréalisable. Le projet néolibéral trace un horizon pour l’action dont la description imaginaire doit elle-même contribuer à transformer les conditions qui le rendent à priori inatteignable.
Deuxièmement, le néolibéralisme affirme pouvoir assurer simultanément le bien-être de tous et la liberté sans frein de chacun. De B. Mandeville à A. Smith, l’idée que la concurrence entre les individus contribue à la prospérité et à la stabilité de la société est une vieille idée libérale. Le libéralisme classique est fondé sur la protection de l’autonomie individuelle sous toutes ses formes, la promotion du pluralisme social et l’établissement d’un régime de droits individuels. Ce faisant, comment penser l’intérêt général à partir d’individus aux intérêts et aux trajectoires de vie différents ? Comment assurer en tout cas la cohabitation entre ces individus ? Le libéralisme entend originairement articuler la liberté de chacun à l’intérêt de tous autour de la figure du contrat social. Plus tard, les libéraux classiques puis les libéraux utilitariens tenteront de trouver les termes d’un bien-être partagé en imaginant une sorte d’opérateur universel du bien-être ou de l’intérêt général : la main invisible du marché pour les uns, l’utilité pour les autres. Pour J. Rawls, l’expérience hypothétique du voile d’ignorance doit montrer vers quels principes de justice devraient converger des individus pourtant différents20. L’expérience pratique de la raison publique doit, quant à elle, montrer comment ces individus sont censés converger pratiquement vers ces principes. Dans ce cadre, l’hypothèse selon laquelle un citoyen raisonnable pourrait ne pas adhérer au libéralisme égalitaire est accueillie soit avec scepticisme — est-ce seulement possible ? — soit avec un paternalisme bienveillant — on trouvera bien le moyen de le faire réfléchir correctement. Pour J. Rawls, le pluralisme ne constitue toutefois que le point de départ d’une analyse néolibérale et non le point d’arrivée : « C’est ce que toute la théorie de la justice comme équité va devoir ensuite contenir, en cherchant un dispositif qui permettrait, malgré ce pluralisme, d’unifier et d’ordonner la société21 ».
Le néolibéralisme va cependant deux pas plus loin. D’une part, la compétition entre les individus n’est pas seulement un facteur de la prospérité, mais sa condition nécessaire et suffisante. D’autre part, le néolibéralisme ne conçoit pas seulement la liberté individuelle comme la capacité de ne pas être soumis à la contrainte d’autrui, mais comme la capacité de s’affirmer comme son propre maitre. Le néolibéralisme se présente comme une idéologie de l’affirmation de soi. Contrairement au libéralisme classique, le néolibéralisme n’est pas une idéologie de la coexistence sociale ou de l’auto-empêchement du pouvoir. Il est une idéologie de la libération et du dépassement de la liberté par elle-même. Comme le note M. Foucault, la fiction de l’homo œconomicus repose sur le fait que « l’homo œconomicus ne renonce jamais à son intérêt. On ne demande jamais à quelqu’un de renoncer à son intérêt […] L’homo œconomicus est un type d’homme qui s’inscrit dans une logique positive de l’affirmation, de la non-renonciation22 ». Dans ce cadre, la libération de la liberté se justifie à double titre. Premièrement, elle constitue une exigence esthétique et morale. L’affirmation de soi est le reflet d’une existence humaine d’autant plus authentique qu’elle est accomplie et d’autant plus accomplie qu’elle se révèle performante — les critères de performance pouvant varier par ailleurs. Deuxièmement, elle est la clef de voute du bien-être collectif. Le néolibéralisme ne conçoit pas le monde comme un vaste jeu à somme nulle, mais comme un grand jeu joyeux et cruel où les désirs des uns alimentent les désirs des autres, et où les désirs de tous contribuent à la production collective.
« Impossible is nothing »
Quelles que soient les difficultés qu’elles rencontrent par ailleurs, les critiques marxistes, écologistes ou démocratiques du libéralisme classique se rejoignent sur un point : la manière dont celui-ci entend marier liberté et bien-être collectif est au mieux illusoire. Le projet des néolibéraux est de reprendre cette conversation. Le néolibéralisme entend montrer que cette articulation est possible à condition que les individus comprennent qu’elle est souhaitable. Il s’agit alors pour le néolibéralisme d’établir les conditions qui la rendent souhaitable et de développer les dispositifs qui en convaincront les individus. Dans ce cadre, la dimension à la fois paradoxale et utopique de l’imaginaire néolibéral contribue à accroitre son pouvoir d’attraction. Quoi de plus efficace que d’orienter les volontés individuelles en convainquant les individus qu’ils en sont maitres ? Et comment contester le programme néolibéral dès lors qu’il se définit lui-même comme un projet performatif ? Dans une perspective néolibérale, une crise économique n’est qu’un simple épisode plutôt qu’une mise en question des logiques de marché existantes. Les inégalités ne sont pas un problème, du moins tant qu’elles ne compromettent pas les conditions générales de la croissance : dans un système institutionnel bien conçu, elles contribuent indirectement au bien-être commun. De manière générale, le néolibéralisme est par définition un système invérifiable. Comme tout système autoréférentiel, les problèmes qu’il rencontre sont d’abord le signe qu’il n’est pas correctement appliqué.
Au cœur du discours néolibéral, émancipation et normalisation sont consubstantiellement liées. Voir dans le néolibéralisme une stratégie sauvage d’émancipation reviendrait à occulter sa puissante dimension normalisatrice. Et, à l’inverse, ce serait méconnaitre l’aspiration émancipatrice du néolibéralisme que de le concevoir comme une froide stratégie de marchandisation et de normalisation. Le néolibéralisme entend « passer d’un commandement juridico-administratif, soupçonné de rendre les individus passifs et dépendants, à une logique économique […] censée rendre les sujets plus actifs, plus autonomes dans la recherche des meilleures solutions, plus responsables des résultats de leur travail23 ». C’est bien là que réside l’utopie néolibérale : faire advenir une société de marché permettant à des modes de vie, des aspirations et des valeurs hétérogènes de se déployer simultanément.
Le néolibéralisme fait triompher l’individualisme de masse. On peut y percevoir l’abdication de la démocratie face au marché triomphant. Mais, dans l’utopie néolibérale, la managérialisation de la société illustre bien autre chose que le triomphe du marché sur la démocratie : si les individus sont adéquatement orientés, la poursuite des intérêts individuels contribuera au bien-être collectif tout en nourrissant le bonheur et la liberté de chacun. Le néolibéralisme ne consiste pas seulement à économiser les sentiments moraux, mais il moralise et sentimentalise le marché, ces deux aspects étant intrinsèquement liés. « Sois toi-même, en étant comme les autres », voilà l’injonction néolibérale par excellence. L’individu néolibéral est un hipster, pas un banquier. Il doit être original sans être marginal. Il est excentrique, mais croit qu’un moule commun nous permet de devenir nous-mêmes. Il trouve sa singularité en adhérant aux gouts du plus grand nombre. Il lie l’agréable à l’utile. Il souhaite changer le monde et pense que celui-ci est très bien ainsi.
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Il n’est possible de comprendre la dimension comportementale, rationnelle et technocratique du néolibéralisme que si l’on admet que son projet est avant tout un projet politique et symbolique. Qui donc souhaite être un simple rouage du système ? Combien d’entre nous seraient prêts à admettre que la loi du marché est un bien intrinsèque ? Enfin, qui donc affirmerait sans rire que la croissance économique et technologique définit le bonheur ? La plus scientiste des littératures utopiques repose sur un horizon qui la dépasse. Il en va de même avec le néolibéralisme. Le critiquer pour son caractère inhumain revient à nier ce qui fait sa séduction et ses impasses à savoir instituer une société débarrassée de la société elle-même, faire de l’individu normalisé l’architecte de sa propre existence et organiser les noces joyeuses de l’égoïsme et du bien commun. Pas de foule sentimentale sans soif d’idéal.
- M. Cadelli, « Le néolibéralisme est un fascisme », Le Soir, 2 mars 2016.
- C. de Salle, « Le néolibéralisme n’existe pas », Le Soir, 3 mars 2016.
- P. Bourdieu, « Le néolibéralisme, utopie (en voie de réalisation) d’une exploitation sans limites », Critique économique, 2002, p. 165 – 172 ; M. Foucault (2004), Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France (1978 – 1979), Paris, Gallimard-Seuil, 2004 ; P. Dardot et Chr. Laval, « La nature du néolibéralisme : un enjeu théorique et politique pour la gauche », Mouvements, 2007, vol. 2, n° 50, p. 110. On notera toutefois que, comme l’ont montré Boas et Gans-Morse (2011), une grande partie de la littérature en sciences sociales (69% des 148 articles étudiés par les auteurs) traitant du néolibéralisme ne prend pas la peine de définir ce concept. T. Boas, J. Gans-Morse, « Neoliberalism : From New Liberal Philosophy to Anti-Liberal Slogan », Studies in Comparative International Development, vol. 44, n° 2, 2009, p. 142.
- R. Maes, « La route de la servitude intellectuelle »), blog e‑Mois de La Revue nouvelle.
- F. Gros, D. Lorenzini, A. Revel, A. Sforzini, « Introduction », Raisons politiques, 2013/4, n° 52, p. 9.
- Parmi différentes classifications possibles, Sébastien Caré distingue quatre « chapelles du néolibéralisme » : l’école de Fribourg (ordolibéralisme allemand), l’école de Chicago (dite aussi néoclassique), l’école de Vienne et l’école de Paris. S. Caré, « La dérive des continents néolibéraux. Essai de typologie dynamique », Revue de philosophie économique, vol. 17, 2016, p. 21 – 55.
- P. Dardot et Chr. Laval, 2007, op. cit., p. 110.
- F. Gros et al., op. cit., 2013, p. 9.
- Cette vision, cultivée et diffusée par les théoriciens du choix social (nombreux parmi les économistes néoclassiques), est bien illustrée par un article de Robert Cherry (1998), dans lequel le mariage est conçu comme un marché, dont le prix dépend de l’offre et de la demande. Ironiquement, ce réductionnisme économique où le mariage est réduit à une analyse couts-bénéfices, entend servir une thèse progressiste, puisque l’article (publié dans Feminist Economics) veut démontrer l’existence de privilèges patriarcaux qui président au mariage, au détriment des femmes. On saisit bien ici que la rationalité instrumentale qui traverse la pensée néolibérale n’a pas nécessairement pour finalité le contrôle et peut même porter un objectif émancipateur (fût-ce au prix d’un très discutable réductionnisme économiciste). R. Cherry, « Rational choice and the price of marriage », Feminist Economics, 1998, vol. 4, n° 1, p. 27 – 49.
- F. Gros et al., op. cit., p. 10.
- G. de Lagasnerie, La dernière leçon de Michel Foucault. Sur le néolibéralisme, la théorie et la politique, Paris, Fayard, 2012.
- A. Desrosièrs, « Est-il bon, est-il méchant ? Le rôle du nombre dans le gouvernement de la cité néolibérale », communication au séminaire L’informazione prima dell’informazione. Conoscenza e scelte pubbliche, université de Milan Bicocca, 27 mai 2010, p. 6.
- R. Salais, « La donnée n’est pas un donné. Pour une analyse de l’évaluation chiffrée de la performance », Revue française d’administrations publiques 2010/3, n° 135, p. 505.
- Bourdieu perçoit ainsi dans la théorie économique le levier opérationnel de la réalisation de l’utopie néolibérale. P. Bourdieu, « Le néolibéralisme, utopie (en voie de réalisation) d’une exploitation sans limites », op. cit. Voir également Chr. Arsnperger, « Comment penser les fondements anthropologiques de l’économie ? », D. Bourg, A. Kaufmann, D. Méda, L’âge de la transition. En route pour la reconversion écologique, Paris, Les petits matins, 2016, p. 139 – 146.
- P. Dardot et Chr. Laval, op. cit., p. 39.
- Chr. Arnsperger, 2016, op. cit., p. 140.
- Ibidem.
- G. de Lagasnerie, 2012, op. cit. et G. de Lagasnerie, « Néolibéralisme, théorie politique et pensée critique », Raisons politiques, 2013/4 (n° 52), p. 63 – 76.
- M. Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France (1978 – 1979), op. cit., p. 150.
- Sur ce point, John Rawls considère par ailleurs que les relations sociales ne sont pas seulement mues par des relations de compétition, mais aussi des relations de collaboration.
- G. de Lagasnerie, op. cit., 2012, p. 67 – 68.
- G. de Lagasnerie, op. cit., 2012, p. 71.
- P. Dardot et Chr. Laval, op. cit., 2010, p. 45.