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Fin de cycles, début de siècle

Numéro 4 – 2019 par Thomas Lemaigre

mai 2019

« Chaque époque construit ses ruines », Manuel Vázques Mon­talbán Ce qu’il nous reste de gou­ver­ne­ment fédé­ral n’est pas par­ve­nu à faire abou­tir une loi cli­mat, même mini­ma­liste, même bâclée sous la pres­sion de la rue. À suivre l’actualité de ces temps pré­élec­to­raux voire de ce début de siècle, le temps est venu de poser deux hypo­thèses sur les […]

Éditorial

« Chaque époque construit ses ruines », Manuel Vázques1 Montalbán

Ce qu’il nous reste de gou­ver­ne­ment fédé­ral n’est pas par­ve­nu à faire abou­tir une loi cli­mat, même mini­ma­liste, même bâclée sous la pres­sion de la rue.

À suivre l’actualité de ces temps pré­élec­to­raux voire de ce début de siècle, le temps est venu de poser deux hypo­thèses sur les trente ou trente-cinq der­nières années de poli­tiques publiques en Europe, et cer­tai­ne­ment en Bel­gique, pour éclai­rer les enjeux du scru­tin qui approche, pour chro­ni­quer le dérou­le­ment de la cam­pagne élec­to­rale et, au-delà, pour déco­der un peu de ce qui se joue entre le citoyen et l’écosystème politique.

La pre­mière de ces hypo­thèses consiste à dire que la mon­tée des poli­tiques d’inspiration néo­li­bé­rale arrive à une fin de cycle au point qu’elles sus­citent de toute part une relance de la demande d’État. La seconde est celle d’un diag­nos­tic de l’effritement de l’idée du plein-emploi comme res­sort prin­ci­pal d’adhésion aux poli­tiques publiques.

Les États et les orga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales res­tent inca­pables ou sans volon­té de régu­ler l’économie d’une manière qui fasse inter­na­li­ser par les firmes les couts sociaux et envi­ron­ne­men­taux de leurs acti­vi­tés. Ils ont pro­mu l’autorégulation par des codes de res­pon­sa­bi­li­té et des bonnes pra­tiques. Ils ne vont pas plus loin. C’est l’une des réa­li­tés qui nour­rit aujourd’hui un appel sans pré­cé­dent des jeu­nesses à la puis­sance publique sur le registre du « don­nez-nous des limites ». Le sen­ti­ment qu’ils tra­duisent se géné­ra­lise quitte à prendre diverses formes. Ain­si, quelques voix de la com­mu­nau­té du big busi­ness ne disent rien d’autre de leur côté en pro­mou­vant l’appel #Sign­For­My­Fu­ture déjà évo­qué dans notre édi­to pré­cé­dent et dont les pleines pages de pub éclosent dans la presse en ce début de prin­temps. Paul Magnette, comme en écho, a beau jeu de fus­ti­ger l’idée selon laquelle la tran­si­tion éco­lo­gique ne devrait repo­ser que sur des chan­ge­ments de com­por­te­ments indi­vi­duels2, idée qu’à vrai dire aucun par­ti ne défend, il s’époumone en vain du haut des vingt ans de retard que nos par­tis de gou­ver­ne­ment ont pris sur ces com­bats. Et ne par­lons même pas de la « cré­di­bi­li­té » que le PS accu­mule en injec­tant des moyens publics dans des indus­tries de lobo­to­mie popu­laire comme Publi­fin et Ali­ba­ba ou tout sim­ple­ment dans celle de l’armement.

Autre évi­dente attente de puis­sance publique réin­ven­tée que l’appel à rendre les fins de mois moins pro­blé­ma­tiques par (entre autres) une poli­tique fis­cale moins injuste. C’est bien une forme de consen­te­ment à l’impôt que de refu­ser des réformes fis­cales qui ne per­met­tront pas de faire face à des défis tels que le vieillis­se­ment démo­gra­phique et la péren­ni­sa­tion d’un « modèle social » comme le nôtre, encore par­mi les plus éga­li­taires3. Et c’est bien la ques­tion fis­cale dans toute son éten­due — fis­ca­li­té des hydro­car­bures et impôt sur la for­tune — qui est appa­rue comme le res­sort com­mun au déclen­che­ment des mou­ve­ments de gilets jaunes. Il n’est pas ano­din qu’en France, cette pous­sée de fièvre ait été atti­sée par une inflexion dans la poli­tique fis­cale qui se vou­lait favo­rable à la caté­go­rie de contri­buables qui a jus­te­ment tiré son épingle du jeu d’une finan­cia­ri­sa­tion déré­gu­lée de l’économie qui appa­rait sans limites, mais non sans effets directs et tan­gibles sur le com­mun des mor­tels depuis la crise de 2008. Comme en écho, à l’échelle glo­bale, ce sont les États-Unis et le Royaume Uni, les deux nations emblé­ma­tiques du néo­li­bé­ral « There is no alter­na­tive » qui partent en vrille devant les écrans de nos télé­vi­seurs et smart­phones. L’un se lance dans un revi­re­ment pro­tec­tion­niste achar­né, l’autre fait séces­sion de ce que nous devrions peut-être conti­nuer à appe­ler le Mar­ché com­mun, tous les deux atti­sant des menaces de dés­in­té­gra­tion conti­nen­tale ou intercontinentale.

Et si, au-delà d’une crise des poli­tiques qui incor­porent le pro­gramme néo­li­bé­ral, il s’agissait là de rien moins que d’une crise de légi­ti­mi­té du néo­li­bé­ra­lisme comme façon de pen­ser l’individu, le col­lec­tif et les rap­ports entre eux ? Nous nous trou­vons face à l’échec des dis­cours cen­trés sur la res­pon­sa­bi­li­sa­tion indi­vi­duelle sti­mu­lée par des inci­tants. Cette vision échoue à nour­rir une nou­velle concep­tion du pro­grès pour une socié­té qui bute sur son pro­gramme de pro­mo­tion de la démo­cra­tie et du bien­être au sens large. Ce constat cri­tique déci­sif n’est pas nou­veau, mais il semble désor­mais inté­gré par le citoyen lambda.

De toutes parts donc, l’heure est à des rup­tures dans l’action publique qui soient à la hau­teur des crises qui s’empilent ver­sus le « busi­ness as usual ». Les voix qui demandent aux gou­ver­nants de « chan­ger la manière de chan­ger » reten­tissent fort. Tout se passe comme si son­naient irré­mé­dia­ble­ment creux les pro­messes d’une mon­dia­li­sa­tion heu­reuse et d’une crois­sance éco­no­mique ter­reau des démo­cra­ties modernes. Comme si l’action publique se décou­vrait per­due en ter­ra inco­gni­ta une fois pri­vée de sa feuille de route néolibérale.

Notre deuxième hypo­thèse est en par­tie une décli­nai­son de cette pre­mière. Elle consiste à se deman­der si nous n’avons pas atteint les limites de ce réflexe d’indexer les fina­li­tés de nombre (d’annonces) de poli­tiques publiques sur le retour au plein-emploi. Nous ne vou­lons pas dire que le sala­riat ne serait plus ce qu’on a trou­vé de mieux comme « grand inté­gra­teur ». Mais sim­ple­ment que défendre cette idée comme la seule prio­ri­té ou la prin­ci­pale fina­li­té poli­tique pour­rait bien s’avérer désor­mais en com­plet déca­lage avec les attentes de la popu­la­tion et leurs expres­sions. D’abord parce qu’après qua­rante ans de ce registre, on n’est tou­jours pas très près du compte, seuls les sourds et les obs­ti­nés peuvent en être dupes. Au contraire même, l’emploi s’est dégra­dé et le concept de « tra­vailleur pauvre » n’est plus l’apanage du sec­teur infor­mel des pays du Sud. Ensuite parce que, sous l’effet de la finan­cia­ri­sa­tion à outrance, de la concur­rence inter­na­tio­nale et des poli­tiques éco­no­miques mains­tream, le tra­vail s’est consi­dé­ra­ble­ment dété­rio­ré sans que cela émerge comme une pré­oc­cu­pa­tion poli­tique, voire syn­di­cale, un tant soit peu par­ta­gée. Et cette dété­rio­ra­tion ne concerne plus seule­ment une frange d’infraqualifiés : elle ne porte pas que sur les sta­tuts et les rému­né­ra­tions, mais bien sur le fonc­tion­ne­ment même des orga­ni­sa­tions (la bureau­cra­ti­sa­tion mana­gé­riale) et sur la perte de pou­voir et de sub­stance qu’elle occa­sionne, dans des socié­tés qui n’ont pour­tant de cesse de valo­ri­ser l’autonomie indi­vi­duelle. Dans l’économie du tra­vail en miettes, du burn-out, de l’auto-exploitation du micro-entre­pre­neur, du bench­mar­king des per­for­mances, de l’intériorisation des dis­po­si­tifs de contrôle, des repor­tings qua­li­té tou­jours plus poin­tilleux et de la retraite à soixante-sept ans, le citoyen tra­vailleur se découvre défiant, si pas dégou­té ou sim­ple­ment hors-jeu.

« Jobs jobs jobs » ver­sus cause tou­jours : tout se passe comme si l’accoutumance au chô­mage de masse avait com­men­cé à sus­ci­ter un retour­ne­ment, comme si une large part de l’opinion avait com­pris que les mana­geurs et leurs maitres pro­prié­taires des entre­prises les consi­dé­raient comme une espèce de mine­rais à extraire jusqu’à épui­se­ment de la res­source. Ou du moins tout se passe comme s’ils avaient com­men­cé à ne plus croire aux poli­tiques quand ils se font les ambas­sa­deurs ou les repré­sen­tants de com­merce du pou­voir pri­vé. L’Onem lui-même en ajoute une couche. Son der­nier rap­port annuel sug­gère que les oscil­la­tions du taux de chô­mage ne seront à l’avenir plus tant le résul­tat des poli­tiques publiques et de la conjonc­ture que le jouet de la démographie.

À la veille des élec­tions légis­la­tives et euro­péennes de 2014, notre dos­sier « Les ten­ta­tions de l’impuissance » cher­chait déjà à « bien iden­ti­fier la spé­ci­fi­ci­té du moment his­to­rique où nous nous trou­vons ». Prê­chant alors quelque peu dans le désert, il poin­tait « la fin d’un cycle his­to­rique de la construc­tion euro­péenne et, plus glo­ba­le­ment, de l’histoire du cadre à la fois socioé­co­no­mique, cultu­rel et éco­lo­gique de nos sociétés ».

Il vaut la peine de relire ce dos­sier vision­naire tant le che­min par­cou­ru depuis est impres­sion­nant : de grands pas ont été fran­chis dans la décons­truc­tion euro­péenne, dans les dyna­miques de dépos­ses­sion démo­cra­tique, dans la déprise de l’action publique et dans l’incapacité des res­pon­sables poli­tiques à réin­ven­ter leurs dis­cours et leurs postures.

Mais des chan­ge­ments cultu­rels pro­fonds appa­raissent aus­si, cer­tains rebu­tants, d’autres por­teurs d’avenir. Un tra­vail cultu­rel consi­dé­rable est en route que Benoît Lechat, dans son intro­duc­tion à ce dos­sier de 2014, appe­lait de ses vœux, le voyant comme « indis­pen­sable pour refon­der une soli­da­ri­té sociale qui n’aura sans doute plus grand-chose à voir avec ce qu’elle était dans les décen­nies de l’immédiat après-guerre ». Et de conti­nuer : ce tra­vail « sera long et dif­fi­cile, et sur­tout il devra rompre avec la nos­tal­gie des luttes pas­sées qui nous conduit à la répé­ti­tion des mêmes impasses et au ren­for­ce­ment des logiques domi­nantes ». Ce qui n’était pas encore assez lar­ge­ment visible il y a cinq ans, c’est à quel point ce tra­vail cultu­rel de réin­ven­tion sociale, du moins ses com­po­santes qui ne sentent pas le rance, appa­rait aus­si désor­mais atti­rant, mobi­li­sa­teur, fécond.

C’est qu’il s’en est pas­sé des choses dans nos rues et dans nos têtes ces der­niers mois : autant d’évènements comme des arbres qui cachent (et qui nour­rissent) une forêt grouillante de pra­tiques, d’expérimentations, de concepts, de pro­jets, de visions, de dis­cours, d’interrogations, de manières d’entrer en rap­port les uns avec les autres et de faire col­lec­tif. L’on ne peut plus dès lors se limi­ter à écrire comme il y a cinq ans que « l’ampleur de la tâche attise les ten­ta­tions de l’impuissance. »

Tout au contraire. Et si, à défaut d’un « État » dans les formes dont nous sommes héri­tiers, la puis­sance publique reve­nait au centre ? Et si l’État s’en trou­vait réin­ven­té ? L’OCDE et le G20 avancent len­te­ment, mais déci­si­ve­ment dans leurs efforts pour cir­cons­crire les para­dis fis­caux. Les inté­rêts notion­nels, pré­ten­dus boos­ters de l’attractivité éco­no­mique natio­nale, se sont lamen­ta­ble­ment dégon­flés, épin­glés par la Com­mis­sion euro­péenne pour qui [« ces pra­tiques nuisent à l’équité, empêchent une concur­rence loyale dans le mar­ché inté­rieur et aug­mentent le far­deau des contri­buables euro­péens[Cité par RTBF Info, 7 mars 2018.]]». Nombre de tri­bu­naux requa­li­fient en lien de subor­di­na­tion sala­riale les contrats com­mer­ciaux que les entre­prises comme Uber passent avec leurs chauf­feurs. La loi fran­çaise sur le devoir de vigi­lance éco­no­mique fait trem­bler dans les états-majors des mul­ti­na­tio­nales obli­gées de rendre publiques leurs ana­lyses de risques, non tant pour les tra­cas que leur posent les menaces de sanc­tion que pour l’effet domi­no qu’elle pour­rait déclen­cher en ser­vant de source d’inspiration à des inno­va­tions règle­men­taires euro­péennes et onu­siennes. Même Oli­vier Chas­tel, dans ses der­nières semaines à la tête d’un par­ti libé­ral pas­sé en mode pou­let sans tête, en a appe­lé à des mesures comme l’installation de par­kings à vélos dans chaque école, mesures qui, à défaut d’être déci­sives, rap­pellent bien à pro­pos le vieux doute vis­cé­ral des libé­raux belges fran­co­phones sur leur noyau doc­tri­nal du « Moins d’État, mieux d’État ».

Les deux hypo­thèses posées plus haut ne vau­dront que si ce vœu de mai­trise auto­nome (donc démo­cra­tique) de leur deve­nir par nos socié­tés ne se trouve pas contre­dit par une défiance irrat­tra­pable vis-à-vis des acteurs de l’écosystème poli­tique, par­tis, médias, syn­di­cats, etc. Cette méfiance est elle aus­si dans l’air du temps, atti­sée par des enquêtes d’opinion aux métho­do­lo­gies dis­cu­tables tout comme par une cer­taine obses­sion bien fran­çaise pour l’émeute. Elle est à sur­veiller et il convient de sou­te­nir tout ce qui lui est allu­mé comme contre­feux, car on ne sait que trop bien à quelles affres mène le désir d’État sans poli­tique. C’est cette méfiance qui risque de mettre l’Union euro­péenne en état de mort cli­nique au moment même où c’est dans ses mains que se trouvent les com­mandes pour prendre les indis­pen­sables virages en matière de fis­ca­li­té, d’agriculture, d’énergie et de mobilité.

Les élec­tions qui viennent vont faire bou­ger des lignes. Au soir du 26 mai, nous aurons besoin que les élus entendent les demandes qui leur sont adres­sées de retrou­ver prise sur le réel et de tes­ter de nou­velles formes d’exercice de leurs pou­voirs et de la vie démo­cra­tique4. Nous aurons tout autant besoin que les autres acteurs des champs poli­tique, éco­no­mique, social, cultu­rel se (re)mobilisent pour don­ner du pou­voir d’agir à cha­cun dans un mou­ve­ment déci­sif de tran­si­tion enfin systémique.

Le 13 avril 2019

  1. Ce qui aurait pu être et n’a pas été, Trois his­toires d’amour, 1987 (trad. C. Ble­ton, Ed. C. Bour­gois, 1995).
  2. « Il faut arrê­ter de dire aux gens qu’ils devront faire des efforts pour le cli­mat », La Libre, 23 – 24 mars 2019, p. 1.
  3. Mathieu Fr., « Selon l’OCDE, la Bel­gique est éga­li­taire », La Libre, 1er avril 2019, p. 5.
  4. Voir l’édito « La rup­ture, sans en avoir l’air, ni les moyens ? », La Revue nou­velle, n° 7/2018.

Thomas Lemaigre


Auteur

Thomas Lemaigre est économiste et journaliste. Il opère depuis 2013 comme chercheur indépendant, spécialisé sur les politiques sociales et éducatives, ainsi que sur les problématiques socio-économiques régionales. Il exerce également des activités de traduction NL>FR et EN>FR. Il est co-fondateur de l'Agence Alter, éditrice, entre autres, du mensuel {Alter Echos}, qu'il a dirigée jusqu'en 2012. Il enseigne ou a enseigné dans plusieurs Hautes écoles sociales (HE2B, Helha, Henallux).