Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Fin de cycles, début de siècle
« Chaque époque construit ses ruines », Manuel Vázques Montalbán Ce qu’il nous reste de gouvernement fédéral n’est pas parvenu à faire aboutir une loi climat, même minimaliste, même bâclée sous la pression de la rue. À suivre l’actualité de ces temps préélectoraux voire de ce début de siècle, le temps est venu de poser deux hypothèses sur les […]
« Chaque époque construit ses ruines », Manuel Vázques1 Montalbán
Ce qu’il nous reste de gouvernement fédéral n’est pas parvenu à faire aboutir une loi climat, même minimaliste, même bâclée sous la pression de la rue.
À suivre l’actualité de ces temps préélectoraux voire de ce début de siècle, le temps est venu de poser deux hypothèses sur les trente ou trente-cinq dernières années de politiques publiques en Europe, et certainement en Belgique, pour éclairer les enjeux du scrutin qui approche, pour chroniquer le déroulement de la campagne électorale et, au-delà, pour décoder un peu de ce qui se joue entre le citoyen et l’écosystème politique.
La première de ces hypothèses consiste à dire que la montée des politiques d’inspiration néolibérale arrive à une fin de cycle au point qu’elles suscitent de toute part une relance de la demande d’État. La seconde est celle d’un diagnostic de l’effritement de l’idée du plein-emploi comme ressort principal d’adhésion aux politiques publiques.
Les États et les organisations internationales restent incapables ou sans volonté de réguler l’économie d’une manière qui fasse internaliser par les firmes les couts sociaux et environnementaux de leurs activités. Ils ont promu l’autorégulation par des codes de responsabilité et des bonnes pratiques. Ils ne vont pas plus loin. C’est l’une des réalités qui nourrit aujourd’hui un appel sans précédent des jeunesses à la puissance publique sur le registre du « donnez-nous des limites ». Le sentiment qu’ils traduisent se généralise quitte à prendre diverses formes. Ainsi, quelques voix de la communauté du big business ne disent rien d’autre de leur côté en promouvant l’appel #SignForMyFuture déjà évoqué dans notre édito précédent et dont les pleines pages de pub éclosent dans la presse en ce début de printemps. Paul Magnette, comme en écho, a beau jeu de fustiger l’idée selon laquelle la transition écologique ne devrait reposer que sur des changements de comportements individuels2, idée qu’à vrai dire aucun parti ne défend, il s’époumone en vain du haut des vingt ans de retard que nos partis de gouvernement ont pris sur ces combats. Et ne parlons même pas de la « crédibilité » que le PS accumule en injectant des moyens publics dans des industries de lobotomie populaire comme Publifin et Alibaba ou tout simplement dans celle de l’armement.
Autre évidente attente de puissance publique réinventée que l’appel à rendre les fins de mois moins problématiques par (entre autres) une politique fiscale moins injuste. C’est bien une forme de consentement à l’impôt que de refuser des réformes fiscales qui ne permettront pas de faire face à des défis tels que le vieillissement démographique et la pérennisation d’un « modèle social » comme le nôtre, encore parmi les plus égalitaires3. Et c’est bien la question fiscale dans toute son étendue — fiscalité des hydrocarbures et impôt sur la fortune — qui est apparue comme le ressort commun au déclenchement des mouvements de gilets jaunes. Il n’est pas anodin qu’en France, cette poussée de fièvre ait été attisée par une inflexion dans la politique fiscale qui se voulait favorable à la catégorie de contribuables qui a justement tiré son épingle du jeu d’une financiarisation dérégulée de l’économie qui apparait sans limites, mais non sans effets directs et tangibles sur le commun des mortels depuis la crise de 2008. Comme en écho, à l’échelle globale, ce sont les États-Unis et le Royaume Uni, les deux nations emblématiques du néolibéral « There is no alternative » qui partent en vrille devant les écrans de nos téléviseurs et smartphones. L’un se lance dans un revirement protectionniste acharné, l’autre fait sécession de ce que nous devrions peut-être continuer à appeler le Marché commun, tous les deux attisant des menaces de désintégration continentale ou intercontinentale.
Et si, au-delà d’une crise des politiques qui incorporent le programme néolibéral, il s’agissait là de rien moins que d’une crise de légitimité du néolibéralisme comme façon de penser l’individu, le collectif et les rapports entre eux ? Nous nous trouvons face à l’échec des discours centrés sur la responsabilisation individuelle stimulée par des incitants. Cette vision échoue à nourrir une nouvelle conception du progrès pour une société qui bute sur son programme de promotion de la démocratie et du bienêtre au sens large. Ce constat critique décisif n’est pas nouveau, mais il semble désormais intégré par le citoyen lambda.
De toutes parts donc, l’heure est à des ruptures dans l’action publique qui soient à la hauteur des crises qui s’empilent versus le « business as usual ». Les voix qui demandent aux gouvernants de « changer la manière de changer » retentissent fort. Tout se passe comme si sonnaient irrémédiablement creux les promesses d’une mondialisation heureuse et d’une croissance économique terreau des démocraties modernes. Comme si l’action publique se découvrait perdue en terra incognita une fois privée de sa feuille de route néolibérale.
Notre deuxième hypothèse est en partie une déclinaison de cette première. Elle consiste à se demander si nous n’avons pas atteint les limites de ce réflexe d’indexer les finalités de nombre (d’annonces) de politiques publiques sur le retour au plein-emploi. Nous ne voulons pas dire que le salariat ne serait plus ce qu’on a trouvé de mieux comme « grand intégrateur ». Mais simplement que défendre cette idée comme la seule priorité ou la principale finalité politique pourrait bien s’avérer désormais en complet décalage avec les attentes de la population et leurs expressions. D’abord parce qu’après quarante ans de ce registre, on n’est toujours pas très près du compte, seuls les sourds et les obstinés peuvent en être dupes. Au contraire même, l’emploi s’est dégradé et le concept de « travailleur pauvre » n’est plus l’apanage du secteur informel des pays du Sud. Ensuite parce que, sous l’effet de la financiarisation à outrance, de la concurrence internationale et des politiques économiques mainstream, le travail s’est considérablement détérioré sans que cela émerge comme une préoccupation politique, voire syndicale, un tant soit peu partagée. Et cette détérioration ne concerne plus seulement une frange d’infraqualifiés : elle ne porte pas que sur les statuts et les rémunérations, mais bien sur le fonctionnement même des organisations (la bureaucratisation managériale) et sur la perte de pouvoir et de substance qu’elle occasionne, dans des sociétés qui n’ont pourtant de cesse de valoriser l’autonomie individuelle. Dans l’économie du travail en miettes, du burn-out, de l’auto-exploitation du micro-entrepreneur, du benchmarking des performances, de l’intériorisation des dispositifs de contrôle, des reportings qualité toujours plus pointilleux et de la retraite à soixante-sept ans, le citoyen travailleur se découvre défiant, si pas dégouté ou simplement hors-jeu.
« Jobs jobs jobs » versus cause toujours : tout se passe comme si l’accoutumance au chômage de masse avait commencé à susciter un retournement, comme si une large part de l’opinion avait compris que les manageurs et leurs maitres propriétaires des entreprises les considéraient comme une espèce de minerais à extraire jusqu’à épuisement de la ressource. Ou du moins tout se passe comme s’ils avaient commencé à ne plus croire aux politiques quand ils se font les ambassadeurs ou les représentants de commerce du pouvoir privé. L’Onem lui-même en ajoute une couche. Son dernier rapport annuel suggère que les oscillations du taux de chômage ne seront à l’avenir plus tant le résultat des politiques publiques et de la conjoncture que le jouet de la démographie.
À la veille des élections législatives et européennes de 2014, notre dossier « Les tentations de l’impuissance » cherchait déjà à « bien identifier la spécificité du moment historique où nous nous trouvons ». Prêchant alors quelque peu dans le désert, il pointait « la fin d’un cycle historique de la construction européenne et, plus globalement, de l’histoire du cadre à la fois socioéconomique, culturel et écologique de nos sociétés ».
Il vaut la peine de relire ce dossier visionnaire tant le chemin parcouru depuis est impressionnant : de grands pas ont été franchis dans la déconstruction européenne, dans les dynamiques de dépossession démocratique, dans la déprise de l’action publique et dans l’incapacité des responsables politiques à réinventer leurs discours et leurs postures.
Mais des changements culturels profonds apparaissent aussi, certains rebutants, d’autres porteurs d’avenir. Un travail culturel considérable est en route que Benoît Lechat, dans son introduction à ce dossier de 2014, appelait de ses vœux, le voyant comme « indispensable pour refonder une solidarité sociale qui n’aura sans doute plus grand-chose à voir avec ce qu’elle était dans les décennies de l’immédiat après-guerre ». Et de continuer : ce travail « sera long et difficile, et surtout il devra rompre avec la nostalgie des luttes passées qui nous conduit à la répétition des mêmes impasses et au renforcement des logiques dominantes ». Ce qui n’était pas encore assez largement visible il y a cinq ans, c’est à quel point ce travail culturel de réinvention sociale, du moins ses composantes qui ne sentent pas le rance, apparait aussi désormais attirant, mobilisateur, fécond.
C’est qu’il s’en est passé des choses dans nos rues et dans nos têtes ces derniers mois : autant d’évènements comme des arbres qui cachent (et qui nourrissent) une forêt grouillante de pratiques, d’expérimentations, de concepts, de projets, de visions, de discours, d’interrogations, de manières d’entrer en rapport les uns avec les autres et de faire collectif. L’on ne peut plus dès lors se limiter à écrire comme il y a cinq ans que « l’ampleur de la tâche attise les tentations de l’impuissance. »
Tout au contraire. Et si, à défaut d’un « État » dans les formes dont nous sommes héritiers, la puissance publique revenait au centre ? Et si l’État s’en trouvait réinventé ? L’OCDE et le G20 avancent lentement, mais décisivement dans leurs efforts pour circonscrire les paradis fiscaux. Les intérêts notionnels, prétendus boosters de l’attractivité économique nationale, se sont lamentablement dégonflés, épinglés par la Commission européenne pour qui [« ces pratiques nuisent à l’équité, empêchent une concurrence loyale dans le marché intérieur et augmentent le fardeau des contribuables européens[Cité par RTBF Info, 7 mars 2018.]]». Nombre de tribunaux requalifient en lien de subordination salariale les contrats commerciaux que les entreprises comme Uber passent avec leurs chauffeurs. La loi française sur le devoir de vigilance économique fait trembler dans les états-majors des multinationales obligées de rendre publiques leurs analyses de risques, non tant pour les tracas que leur posent les menaces de sanction que pour l’effet domino qu’elle pourrait déclencher en servant de source d’inspiration à des innovations règlementaires européennes et onusiennes. Même Olivier Chastel, dans ses dernières semaines à la tête d’un parti libéral passé en mode poulet sans tête, en a appelé à des mesures comme l’installation de parkings à vélos dans chaque école, mesures qui, à défaut d’être décisives, rappellent bien à propos le vieux doute viscéral des libéraux belges francophones sur leur noyau doctrinal du « Moins d’État, mieux d’État ».
Les deux hypothèses posées plus haut ne vaudront que si ce vœu de maitrise autonome (donc démocratique) de leur devenir par nos sociétés ne se trouve pas contredit par une défiance irrattrapable vis-à-vis des acteurs de l’écosystème politique, partis, médias, syndicats, etc. Cette méfiance est elle aussi dans l’air du temps, attisée par des enquêtes d’opinion aux méthodologies discutables tout comme par une certaine obsession bien française pour l’émeute. Elle est à surveiller et il convient de soutenir tout ce qui lui est allumé comme contrefeux, car on ne sait que trop bien à quelles affres mène le désir d’État sans politique. C’est cette méfiance qui risque de mettre l’Union européenne en état de mort clinique au moment même où c’est dans ses mains que se trouvent les commandes pour prendre les indispensables virages en matière de fiscalité, d’agriculture, d’énergie et de mobilité.
Les élections qui viennent vont faire bouger des lignes. Au soir du 26 mai, nous aurons besoin que les élus entendent les demandes qui leur sont adressées de retrouver prise sur le réel et de tester de nouvelles formes d’exercice de leurs pouvoirs et de la vie démocratique4. Nous aurons tout autant besoin que les autres acteurs des champs politique, économique, social, culturel se (re)mobilisent pour donner du pouvoir d’agir à chacun dans un mouvement décisif de transition enfin systémique.
Le 13 avril 2019
- Ce qui aurait pu être et n’a pas été, Trois histoires d’amour, 1987 (trad. C. Bleton, Ed. C. Bourgois, 1995).
- « Il faut arrêter de dire aux gens qu’ils devront faire des efforts pour le climat », La Libre, 23 – 24 mars 2019, p. 1.
- Mathieu Fr., « Selon l’OCDE, la Belgique est égalitaire », La Libre, 1er avril 2019, p. 5.
- Voir l’édito « La rupture, sans en avoir l’air, ni les moyens ? », La Revue nouvelle, n° 7/2018.