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Festival d’Avigon

Numéro 10 Octobre 2008 par Joëlle Kwaschin

octobre 2008

Les deux directeurs du festival, Hortense Archambault et Vincent Baudriller, pratiquent depuis 2004 le compagnonnage artistique. Cette année, ils étaient deux artistes associés, le metteur en scène italien Romeo Castellucci et la comédienne française Valérie Dréville, à nourrir de leur univers une programmation qui questionne l’état du théâtre, la place de l’interprète et celle du spectateur tout en mêlant les disciplines artistiques. Des résonances fortes se sont révélées entre des spectacles qui proposent un rapport au mystère entre rêve et cauchemar, interrogent notre besoin d’amour ou les rapports au pouvoir et ses représentations. La question de la filiation et de la transmission a marqué plusieurs pièces et l’évocation du travail d’Antoine Vitez dans les expositions et les débats. Aux quarante-cinq pièces du festival officiel, le In, s’ajoute le millier de pièces du Off, contraignant le festivalier à des choix cornéliens.

« J’espère que ça t’a fait plaisir », lance, rageur, un spectateur qui quitte la salle avec fracas lors de la représentation de Purgatorio, le deuxième volet de la trilogie librement inspirée de La Divine Comédie, de Dante, et mise en scène par Romeo Castellucci. Pourtant, à ce moment-là, la scène est déserte, on n’entend que les halètements du père et les pleurs de l’enfant. Paradoxalement, la mise hors scène d’un double tabou, l’inceste et sa représentation, en renforce la réalité, comme si, contre toute raison, l’innommable pouvait se passer en coulisses. Ne rien voir donne du crédit à la scène en laissant l’imagination jouer à plein, et le contrat de la fi ction — comme le dit Valérie Dréville, le public doit accepter d’être trompé — s’en trouve brisé… Rien n’est vrai naturellement, et, malgré tout, la scène acquiert une saisissante puissance. Tout le travail de Castellucci est là, « Le sang doit être rigoureusement évidemment faux. […] Le faux sang avive le souvenir du vrai. S’il y a sur scène du faux sang, cela veut dire que c’est le mien — moi, spectateur ; s’il y a le sang de l’acteur, c’est le sang de cet acteur, la vérité de son sang. »

Castellucci revendique sa proximité avec le théâtre de la cruauté d’Artaud qui veut « rompre l’assujettissement du théâtre au texte ». Dans ses spectacles très visuels, visionnaires même, où la parole est rare, pauvre ou distordue, le travail sur l’esthétique n’est cependant pas essentiel, il est au service de l’image cachée dans l’esprit du spectateur, qui, pour le metteur en scène italien, est plus important que l’artiste. « Purgatorio propose un monde de la représentation, comme s’il était passé tout entier de l’autre côté du miroir. » On peut énumérer quelques correspondances immédiates, mais la fi délité à Dante est dans la représentation. En cheminant, Dante voit beaucoup de gens, mais il est également vu, il est luimême au centre de la représentation.

Représenter l’irreprésentable

Depuis Giulio Cesare présenté en 1998 au Kustenfestivaldesarts, la Socìetas Raffaello Sanzio de Romeo Castellucci a habitué le spectateur à des oeuvres fortes, parfois énigmatiques. Purgatorio commence pourtant comme une pièce classique dans un décor hyperréaliste de maison bourgeoise, comme dans un tableau de Hopper, mis à part de légers décalages qui iront s’amplifiant : ainsi, les répliques des comédiens sont projetées sur écran, mais parfois, elles précèdent l’action, parfois, elles la suivent. Juste avant la scène du viol, en voix off sont décrites les activités banales d’une soirée familiale alors que le père vient de quitter le plateau pour se rendre dans la chambre de son fi ls… qui après console son père, « Papa, tout est fi ni ».

« Je voulais, dit Romeo Castellucci, parler de la force invincible du pardon. L’insupportable, c’est que la victime puisse pardonner au bourreau. »

La nuit, l’enfant se réfugie dans le placard de sa chambre. Dos au public, le nez collé sur un écran translucide, à travers les découpures des portes, il assiste — et les spectateurs avec lui comme enfermés — au spectacle des rêves, de l’inconscient, fl eurs fantasmatiques et monstrueuses, réminiscences de la forêt du Purgatoire, qui précèdent l’arrivée du père. Devenu grand, le gamin se confronte physiquement à un père réduit à un corps chancelant, joué du reste par un comédien handicapé, et l’on ne sait quelle est l’issue : pardonne-t-il ? se venge-t-il ? est-il devenu comme le père un abuseur ? la pédophilie serait-elle un handicap ? Décidément, Castellucci croit en la liberté et en la responsabilité du spectateur.

Face à ce chef-d’oeuvre infernal qu’est Purgatorio, Inferno joué dans la cour d’honneur du Palais des papes est nettement plus sage, même si certaines images sont impressionnantes : en particulier, Antoine Le Ménestrel qui, vêtu uniquement d’un slip, image de la fragilité, escalade à mains nues les quarante mètres de la façade du palais, se love dans une rosace, faisant corps avec la pierre ou encore ces scènes dans lesquelles une foule de fi gurants, masse d’errants qui roule par terre, bouscule un homme seul, l’enfer est ici et maintenant. La foule silencieuse est accompagnée par les sons stridents et étranges — dont le bruit d’une scie qui découpe un cadavre lors d’une autopsie… — de la musique de Scott Gibbons. Dans Inferno se confrontent les peurs des hommes et la mélancolie des morts qui regrettent la vie, produisant contre toute attente de la douceur. Paradiso était, paraît-il, une très belle installation qui se méritait puisqu’il fallait patienter deux heures en plein soleil pour pouvoir la contempler une poignée de minutes par petits groupes de cinq. Risquer l’insolation n’était certes pas grand-chose en regard du paradis, mais l’agenda d’un festivalier est serré et des choix s’imposent.

Un faux naturalisme

Sonia, de l’auteure russe Tatiana Tolstaïa, mise en scène par Alvis Hermanis, directeur du Nouveau Théâtre de Riga et Purgatorio, de Castellucci, témoignent d’une commune conception du purgatoire, double de la Terre voué à la répétition de la vie dans ses tâches familières et d’un naturalisme très vite subverti. Dans Sonia, il est gauchi par la mise en abyme : les deux cambrioleurs venus dévaliser l’appartement, un intérieur soviétique des années trente minutieuse ment reconstitué, découvrent quelques photos et s’emparent de la nouvelle de Tatiana Tolstaïa. L’un, le narrateur, se saisit de l’autre comme d’un mannequin, habille l’homme en ménagère et lui fait jouer le rôle de Sonia.

« Il était une fois un être humain… », la première phrase du texte amorce le portrait d’une femme naïve, à la limite de la débilité mentale, qui tombe dans un piège tendu par des voisins désoeuvrés. Ne va-t-elle pas prendre au sérieux la fable d’un amoureux transi qu’ils inventent ? Risée de tous, ses jours sont pourtant illuminés par cette relation réduite à une correspondance. L’histoire dite, les deux cambrioleurs s’esquivent. Le metteur en scène a forcé le texte puisque Sonia, rôle muet, est joué par un acteur massif, Gundar Abolins, qui s’impose à tel point par sa présence qu’il se fait oublier et que, comme Sonia croit à l’amour, on croit à la grosse femme en robe à fl eurs au regard halluciné et aux gestes précis et délicats. Quant au narrateur, le rôle a été confi é à un amateur. Les deux personnages sont comme deux clowns, l’un triste, l’autre joyeux. Les passages drôles — Sonia, en un voluptueux massage, enduit d’huile le poulet qu’elle va mettre au four — se mêlent à l’émotion devant une vie gâchée qui s’achève lors du siège de Stalingrad.

Les tragédies romaines

Avignon perdrait son identité s’il n’y avait les performances, celles des acteurs, bien sûr, et celles des spectateurs. Les tragédies romaines, mises en scène par Ivo van Hove, durent quelque six heures de rang qui passent pourtant sans être pesantes. Rarement performance fut aussi excellente. Le directeur du Toneelgroep Amsterdam présente, dans une belle cohérence, Coriolan, Jules César et Antoine et Cléopâtre, de Shakespeare pour questionner le champ du politique. Coriolan, auréolé de ses victoires militaires, se voit en homme providentiel et refuse de prendre en compte la voix du peuple, Brutus veut sauver la démocratie en tuant le démagogue César, Antoine ne peut sortir de l’imbroglio mêlant avenir politique et vie amoureuse ; tous ces hommes confrontés au pouvoir connaissent des destins tragiques.

Pour faire percevoir à quel point ces interrogations continuent de traverser le politique, van Hove a choisi de situer l’action dans des décors et des costumes contemporains. L’immense plateau, entouré de bars, d’un espace internet, est meublé de divans où l’on peut se ravitailler en boissons, consulter son courrier électronique, s’installer librement, renouant ainsi avec une tradition du théâtre élisabéthain où le public circulait à sa guise. Les comédiens jouant en néerlandais, la version française du texte est projetée sur écrans. Le texte est modernisé et fl uide, facilitant une appréhension immédiate. Les scènes de bataille ne sont pas représentées, mais elles font l’objet d’informations télévisées — émissions en direct ou journaux lumineux qui diffusent également des nouvelles du jour — favorisant la rapidité de l’action. Les rôles sont indifféremment répartis entre hommes et femmes puisqu’aujourd’hui celles-ci occupent des fonctions politiques. Le télescopage entre histoire antique et actualité immédiate montre les constantes de la lutte pour le pouvoir. Toutes les technologies modernes sont convoquées, mais leur aspect familier contraste avec le texte de Shakespeare, même si la quinzaine d’acteurs déploie un jeu faussement naturel, résultat d’un immense travail. Ainsi, une journaliste interroge Aufi dius, le chef des Volsques, défait par Coriolan, exactement comme si elle interviewait n’importe quel homme politique, tout en se tenant au texte de la pièce.

Partage de midi

À l’opposé de ce jeu « naturel », Partage de midi, de Claudel, mis en scène par ses interprètes, Gaël Baron, Nicolas Bouchaud, Jean-François Sivadier — dont on avait vu un magnifique Roi Lear l’an passé à Avignon — et l’autre artiste associé, Valérie Dréville. Ils contestent ainsi la place hégémonique du metteur en scène pour un art essentiellement collectif. Partage de midi, écrit alors que Claudel est en proie à la douleur de la perte de son grand amour, se déploie autour du mystère de la passion. Il invente une langue unique, une langue du souffl e. Représenté dans la carrière Boulbon, une carrière de pierre désaffectée dont l’immense cirque entoure un plateau presque nu, le spectacle a été assez fraîchement accueilli. Il y a certes de jolies trouvailles, comme ces lampes qui se balancent suspendues à des ballons que la nuit rend invisibles, mais la diction particulière des comédiens met le texte à distance. Valérie Dréville adopte, par exemple, un ton canaille et gouailleur qui dessert le texte et fait regretter Marina Hands — Lady Chatterley dans le fi lm de Pascale Ferran — dans la lumineuse mise en scène d’Yves Beaunesne que l’on avait pu voir à la Comédie-Française.

Le Off

Les spectacles du Off sont plus nombreux d’année en année. Montée de manière classique, L’amante anglaise, de Marguerite Duras, du Théâtre Calvalcade, révèle une excellente jeune interprète, Sylvia Bruyant, qui joue avec fi nesse et retenue ce personnage de femme âgée, tétanisée, incapable d’expliquer le crime qu’elle vient de commettre.

La modestie des moyens fi nanciers propre au Off n’empêche pas la recherche et l’innovation. Cela fait plusieurs années que les Cartouns Sardines Théâtre, nourris par le dessin animé, le cinéma, les marionnettes et la commedia dell’arte, associent cinéma muet, théâtre et musique. Leur dernier spectacle Le bonheur, recrée le fi lm muet d’Alexandre Medvedkine. Cette comédie de 1934, si elle transmet un message conforme à l’idéologie de l’époque, est cependant un petit bijou d’inventions surréalistes qui sort des canons esthétiques du réalisme socialiste. Les tribulations du moujik Khmyr, qui éprouve des difficultés pour s’adapter à la nouvelle société avant de trouver le bonheur dans le travail au kolkhoze, sont représentées en parallèle par deux modes d’expression différents : la trame narrative et visuelle sur l’écran et les dialogues et les saynètes théâtralisées sur scène. Ce travail très abouti soutient le fi lm dans sa dimension burlesque et extravagante.

Moins réussi, Othello, théâtre urbain a pourtant l’ambition, comme Les tragédies romaines, de montrer l’actualité de Shakespeare. Mis en scène par Éric Checco, il est joué par treize jeunes de Sarcelles issus de la culture hip-hop. L’énergie brute de ces comédiens amateurs, leur plaisir touchent ; malheureusement, le spectacle a les limites inhérentes à ce genre de projet, jeu maladroit, chorégraphies imprécises… Mais l’essentiel est que, de la même manière que dans le In, des troupes du Off s’investissent dans le théâtre contemporain : le théâtre pour rester vivant a besoin de formes nouvelles.

On pourra voir en mai 2009, au Singel, à Anvers, La divine comédie, mis en scène par Romeo Castelluci et, en mars 2009, la nouvelle production du Toneelgroep Amsterdam, d’Ivo van Hove. http://www.desingel.be.

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie