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False Self. The Life of Masud Khan, de Linda Hopkins
« Comment arrivais-je à m’arranger avec moi-même quant à ce qui se passait ? Je supposais que tout ce que Khan faisait de mal avec moi était justifié et que j’apprenais à accepter des vérités intimes ; que c’était extraordinairement douloureux mais que c’était l’essence d’une bonne et véritable analyse. Nous ne faisions pas l’une de ces analyses mollassonnes qu’imagine un […]
« Comment arrivais-je à m’arranger avec moi-même quant à ce qui se passait ? Je supposais que tout ce que Khan faisait de mal avec moi était justifié et que j’apprenais à accepter des vérités intimes ; que c’était extraordinairement douloureux mais que c’était l’essence d’une bonne et véritable analyse. Nous ne faisions pas l’une de ces analyses mollassonnes qu’imagine un public ignorant, au cours de laquelle un lamentable névrosé ne parle que de lui et est passivement écouté et complaisamment encouragé. »
Godley Wynne, « Sauver Masud Khan », traduit 1 dans la Revue française de psychanalyse, 2003.
L’histoire sulfureuse et instructive du psychanalyste britannique d’origine pakistanaise, Masud Khan (1924 – 1989), analysant — et éditeur — de Winnicott pendant une vingtaine d’années, remonte à la surface, avec la publication de sa biographie fouillée2 par la psychanalyste américaine Linda Hopkins en projet de traduction en langue française. Ce « retour sur Khan » fut entrepris par le témoignage accablant du célèbre économiste britannique Godley Wynne, un de ses patients de 1959 à 1966, dans la London Review of Books en 2001. Wynne dont la seconde femme, Kathleen Epstein, avait épousé en premières noces le petit-fils de Sigmund Freud, le peintre Lucian Freud3, et qui était elle-même en analyse avec Winnicott. Il faudrait sans doute construire un graphe, comme Michel Schneider l’avait fait pour le réseau analytique de Marylin Monroe4, afin d’entrevoir le nouage des multiples relations psychanalytiques (cures, supervisions…), éditoriales, artistiques et mondaines du « beau Londres » de la seconde moitié du XXe siècle. C’est donc l’histoire d’un homme flamboyant et d’un analyste très en vue qui, à la fin de sa vie, finira par être exclu de la British Psychoanalytical Society. Mais c’est aussi celle d’une « communauté » analytique, — analystes, « étudiants » et « patients » —, dans la mesure où elle révèle, entre autres, la force d’attraction charismatique que les transgressions et les outrances d’un de ses membres exercèrent sur elle.
Du British Raj au Freudistan
Mais commençons par les faits historiques connus et recoupés. En 1946, à l’âge de vingt-deux ans, un an avant l’indépendance des Indes britanniques et de leur partition qui déboucheront sur la scission du Pendjab, le jeune Punjabi Mohammed Masud Raza Khan débarque à Londres avec trente-sept valises et loue une Rolls-Royce, conduite par un chauffeur. Ce Prince des Mille-et-une Nuits est le fils d’un riche propriétaire terrien du Pendjab (Sahiwal) et d’une jeune courtisane, qui avait soixante ans de moins que son mari au moment de la naissance de Masud, dernier garçon d’une grande famille élargie.
Après quelques soirées théâtrales — à peine débarqué dans la capitale, il aurait vu vingt-sept fois Laurence Olivier dans Le Roi Lear — Masud Khan se présente à la British Psychoanalytical Society (BPAS) et est « accepté pour la formation » à l’âge de vingt-deux ans. Comme l’écrit l’analyste britannique Anne-Marie Sandler (2005), « il n’existe malheureusement aucun rapport sur la manière dont il a été évalué, car il est de tradition dans la Société britannique de détruire les documents concernant l’admission, une fois obtenue la qualification. On peut supposer que cet Indien Pakistanais intelligent et studieux impressionna et que, si des troubles de caractère furent décelés, on a sans doute attendu de l’analyse qu’elle parvienne à les modifier chez un homme aussi jeune. »
Sandler poursuit : « Ella Sharpe fut sa première analyste et, lorsqu’elle mourut environ sept mois plus tard, il se rendit auprès de John Rickman qui l’analysa tout au long de sa formation jusqu’à sa mort en 1951. Khan entreprit son premier cas pour la formation sous la supervision d’Anna Freud en octobre 1948, mais, en juin 1949, un rapport du Comité de la formation recommande que ce premier cas soit terminé et qu’un second premier cas soit supervisé par Sylvia Payne ou par Mélanie Klein. Il n’existe aucun rapport dans les minutes du Comité pour la formation ou dans les Archives Mélanie Klein précisant quand il aurait repris son premier cas, ni qui l’aurait supervisé. Quatre mois plus tard, on indique qu’il a commencé son second cas et qu’il a obtenu sa qualification à la fin de l’année 1950, à l’âge extraordinairement jeune de vingt-six ans. »
L’histoire étonnante des premiers pas londoniens du colonisé conquérant ne doit pas nous dispenser de revenir sur la préhistoire punjabie, aussi fertile et mouvementée que le cours de l’Indus et de ses affluents. Le père de Masud, Fazaldad, était un guerrier chiite qui, avec ses frères, s’était allié aux Britanniques au XIXe siècle et avait été richement récompensé en terres et domaines pour son soutien5. La fortune des Khan, et même leur nouveau nom « Khan Bahadur » évoquant la puissance, était le fruit d’une « collaboration » avec le colonisateur, d’une conversion de capital guerrier en capital foncier. L’habitus dominateur et la richesse, conquis par la violence des armes au service des Britanniques, allaient se manifester dans le milieu psychanalytique londonien, voire même dans la relation paradoxale que Masud Khan allait entretenir avec le très féminin Winnicot. Le charisme transgressif du jeune raja ténébreux, par ailleurs très cultivé et intelligent, fera « tomber » les barrières de la Société britannique de psychanalyse6, et ceci sans même que l’intéressé le demande, grâce à ses « troubles de caractère » qui devaient sans doute ajouter à son charme. Le capital foncier, associé à sa fragilité psychique et à sa curiosité intellectuelle insatiable, se transformera en capital freudien.
Masud Khan avait déjà eu recours à la psychanalyse sur sa terre natale, dans ces Indes encore britanniques pour quelques années (l’indépendance survient le 15 aout 1947). Le jeune Masud, outre une vilaine déformation congénitale de l’oreille, souffrait en effet de divers « troubles » qui, chose inédite chez les enfants de landlords (zamindar) du sous-continent à cette époque, le conduisirent à consulter un psychanalyste à Lahore à la fin des années 1930, sur le conseil de son tuteur anglais qui l’avait initié à Shakespeare et à la « réflexivité psychique ». Son lien avec l’expérience analytique est donc ancien, et sa cure sera interminable. La constellation de faits qui déclenchèrent son désarroi psychique se noue autour de plusieurs pertes : celle de son premier amour, qui était une jeune hindoue ; celle de sa sœur bienaimée, Mahmooda ; celle de son père Fazaldad qui meurt à l’âge respectable de nonante-six ans. S’y ajoute la disparition annoncée du protecteur britannique, bientôt chassé par la Ligue musulmane. Masud choisira prudemment de rester dans le giron colonial en partant à Londres pour y entamer des études littéraires et poursuivre son analyse personnelle. Grâce à la protection du gouverneur général de l’Inde et avant-dernier vice-roi, Sir Archibald Wavell, ami (et obligé) personnel de son père, il obtiendra in extremis les autorisations nécessaires pour émigrer. Le jeune Masud avait donc, par sa fortune et ses relations vice-royales, de quoi impressionner les analystes londoniens, divisés en trois groupes (les annafreudiens, les kleiniens et le middelgroup), appauvris et meurtris par la Seconde Guerre mondiale.
Une expérience qui dévore tout
C’est à ce moment que se joue un curieux quiproquo qui va décider en bonne partie du destin ultérieur de Masud Khan, et pas seulement de son destin psychanalytique. On ne sait pas comment le qualifier : distraction, acte manqué, acte stratégique, contretransfert ou manipulation consécutive à un conflit au sein de la British Psychoanalytical Society ? Toujours est-il que, plutôt que d’entamer comme prévu des études littéraires à Oxford et de se faire « soigner » à Londres par une analyse « thérapeutique », Masud entame une analyse « didactique » par erreur, et abandonne son projet universitaire. L’histoire est racontée en détail par Linda Hopkins, sur la base du recoupement de nombreux témoignages. Outre le fait que l’analyste qui lui avait été recommandé par celui de Lahore était tombé en disgrâce à Londres, et qu’il fut par conséquent aiguillé vers Ella Sharpe par la présidente de la BPAS, la flamboyance angoissée de ce jeune oriental d’un « bon rang social » semblait un bon placement pour la Société. La cure, même didactique, allait certainement modifier les « troubles de caractère chez un homme aussi jeune » et fournir une bonne recrue, « intelligente et studieuse ». Mais, on l’a vu, Ella Sharpe meurt d’un arrêt cardiaque sept mois plus tard, John Rickman (ancien président de la BPAS) lui succède avant de succomber à son tour d’un infarctus quelques années après. Winnicott, cardiaque également, entre alors en scène pour devenir à la fois l’analyste (son quatrième), le mentor et le collaborateur de Masud Khan pendant plusieurs années. Entretemps, comme nous l’avons vu, l’Indo-pakistanais est reconnu comme analyste7.
Son installation à Londres et son entrée dans le monde psychanalytique seront suivies d’une période que sa biographe qualifie « d’années divines ». Dans un premier temps, Khan se marie avec une ballerine, vit une union rapidement malheureuse et confie son ex-épouse, très déprimée par l’échec de leur relation, à son propre analyste, Winnicott, en lui « cédant ses séances ». Si sa vie privée est chahutée (mais bien peu au regard de ce qui va suivre), sa carrière au sein de la BPAS est « météorique ». Son franc-parler parfois brutal, son intelligence, son charisme, son dandysme et ses relations mondaines le propulsent au firmament du Londres freudien, et bientôt en France, par l’entremise du poète Jean Cassou. Ce dernier l’introduit dans le monde des arts (Braque, Léger, Soulages, Bonnard, Cartier-Bresson…); l’intelligentsia freudienne (Granoff, Pontalis, Green…) suivra un peu plus tard. S’il est habité par une certaine violence guerrière et une morgue aristocratique, héritées de son Pendjab natal selon ses dires, son panache impressionne la Société. Comme Michael Larivière (2010) le souligne en comparant Khan et Lacan (proximité de patronyme cocasse, le second a été surnommé « ayatollah-Khan » par Jacques Bénesteau), il est un transgresseur, un homme qui mélange les genres, qui se joue des règles et des limites, qui ne respecte pas « le cadre », qui est bigger than life. Mais ses transgressions sont également une conséquence de sa réflexion théorique, comme nous le verrons. En ce sens, il est aussi une expression de la psychanalyse, car comme l’écrit Hopkins : « L’histoire de Masud Khan n’est pas que l’histoire d’un homme, c’est celle de toute une communauté. »
La biographe produit plusieurs témoignages d’analysants du Khan de cette période et qui laissent parfois perplexe. Dans les premières interviews, deux témoins font un retour plutôt positif de leur expérience et de l’attitude de Kahn, même si celui-ci prend un peu de libertés avec le « cadre » (il prend le café avec eux, ébauche des relations sociales, parle de son divorce, leur présente sa nouvelle femme, interrompt ses vacances pour consoler un de ses patients qui a perdu son fils, les embrasse…). Mais ils tiennent tous deux un discours très différent lors d’un second entretien (« he had a dramatic change in the way he thought about Khan », écrit Hopkins au sujet du premier témoin), et cela après avoir lu un article de Hopkins contenant des informations sur le comportement de Khan dans les années à venir. Comme s’ils avaient voulu, dans un premier temps, protéger la figure de leur analyste (Hopkins formule cette hypothèse) et le bienfondé de leur longue et couteuse expérience, face à une interlocutrice qu’ils supposaient du même bord ? Voilà qui ressemble à « l’identification à l’agresseur » dont avait parlé Ferenczi dans son célèbre texte « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant », et dans lequel il semblait viser Freud, ainsi que certains pièges du dispositif analytique. Cela va d’ailleurs dans le sens d’un aspect du témoignage de Wynne, cité en épigraphe, et de son titre étonnant : « Sauver Masud Khan ». D’autres donnent, au contraire, un témoignage très positif, insistant sur sa capacité d’être « réel » dans la relation, de ne pas prendre de pose et de posture, de mettre l’accent (influence de Winnicott) sur les paradoxes inhérents à la cohabitation de multiples « self » au sein d’une même personne, plutôt que d’apaiser ses conflits internes qui seraient à dépasser pour « renforcer le moi ». Cette multiplicité caractérisait évidemment aussi Masud.
Les « années divines » concerneront, d’un côté, sa vie privée, marquée par son deuxième mariage très glamour avec la ballerine Svetlana Beriosova — première danseuse dans The Royal Ballet — et, de l’autre, son implication grandissante dans la British Psychoanalytical Society, notamment par sa pratique clinique, ses écrits et son activité éditoriale. Nous passerons rapidement sur sa vie mondaine (appartement luxueux en face de Harrod’s, vacances d’été à Monte-Carlo, fréquentation de stars et d’artistes renommés, séjours à Martha’s Vineyard, etc.) pour nous centrer sur son parcours analytique dans les années 1960. Londres est, à l’époque, la capitale mondiale de la psychanalyse qui connait une grande vogue « people », notamment parmi les artistes et les créateurs, et bien entendu aussi chez les psychologues et psychiatres en formation. Comme l’écrit Hopkins : « Les gens étaient disposés à faire d’énormes sacrifices de temps et d’argent afin d’être analysés, et autant les analystes que les analysants attendaient du traitement qu’il soit une expérience qui dévorait tout. » Khan était quelqu’un de théâtral et d’excentrique qui séduisait et qui en imposait, notamment dans les activités publiques (où il arrivait en général en retard, pour ne pas passer inaperçu). Le fils de féodal pakistanais sommeillait cependant en lui, ce qui lui valut d’être arrêté un jour par la police pour avoir violemment battu son jeune serviteur, comme son père le faisait sur ses terres du Pendjab.
False Self, real Scotch
Cet homme qui était « réel » dans sa pratique, brillant par sa parole et son intelligence, à la perspicacité clinique parfois fulgurante selon plusieurs témoins, était aussi arrogant, insupportable dans son ostentation et quelques fois très rude, voire physiquement agressif. Mais il était aussi homme d’amitiés fortes, notamment de ce qu’il appelait des « amitiés cruciales », comme celle qui avait lié Freud et Fliess. C’est à travers ces amitiés (Granoff, Stoller, Smirnoff…) et l’influence de Winnicott que, selon Hopkins, sa pratique va se modifier, dépassant d’autant plus facilement le « cadre » que Masud ne subit plus de contrôle et est officiellement habilité à former des analystes. Influencé par le style de Lacan (plus que par ses théories), que lui fait connaitre Wladimir Granoff, mais surtout par Winnicott dont il va radicaliser l’approche, le futur « Prince » va s’affranchir des règles et faire du « masud care », comme il le disait lui-même. Il ne s’agit plus tant de « guérir » ou de soulager, dans une visée adaptative et normalisatrice, que de faire surgir le « True Self » masqué par le « False Self », de permettre au sujet de déployer sa vérité et ses potentialités, quitte à s’affranchir du monde social et le heurter. Ceci d’autant que Masud Khan considère que le travail analytique (et donc aussi les interventions de l’analyste) doit dépasser le cadre étroit du cabinet et de la séance, qu’il concerne également « le monde extérieur ». Ces conceptions, alliées à la reconnaissance de plus en plus grande dont il bénéficie à Londres, mais aussi aux États-Unis et en France, par ses conférences et surtout son activité éditoriale et ses écrits, vont lui donner l’assurance d’imposer son propre style, pour le meilleur et bientôt pour le pire.
L’un des axes principaux de son activité était celui d’éditeur, avant celui d’auteur (ses propres livres seront tous publiés après la mort de Winnicott). Khan occupait de multiples fonctions au sein de la galaxie institutionnelle freudienne, y compris celle de directeur des Freud Copyrights qui avait pour mission de veiller sur la qualité des publications de Freud (dont sa correspondance) et de payer des dividendes à ses héritiers8. C’est ainsi qu’il jouera un rôle prépondérant dans la publication de Winnicott (qui écrivait mal, selon les témoignages cités par Hopkins), jusqu’à corriger abondamment ses textes, voire les écrire. Selon certains, comme Charles Rycroft ou Wladimir Granoff, c’est même Masud qui a « fait Winnicott ».
Cette ascension foudroyante trouvera cependant son point de butée en 1965, au congrès international d’Amsterdam de l’IPA, qui signera le début d’une lente, mais inexorable chute. À la suite de la mort inopinée, peu avant le congrès, du président de l’IPA, Max Gitelson, Khan écrivit une lettre à son ami Granoff dans l’intention de partager sa peine. Comme il lui arrivait souvent, dans son style de « conteur oriental », cette lettre privée contenait des inexactitudes concernant un conflit au sein de l’IPA, impliquant Gitelson, et dans lequel Khan se donnait un rôle exagéré. Granoff envoya innocemment une copie de cette lettre à la veuve de Gitelson qui entra dans une colère froide et se plaignit à l’état-major de l’internationale freudienne. Khan se fit vertement rabrouer à Amsterdam par William Gillespie qui remplaçait Gitelson. C’était la première fois que cela lui arrivait et il ne s’en remit jamais vraiment. Hopkins relate, d’autre part, que, dans ces mêmes années 1960 et selon ce que révèle sa correspondance privée, Khan « souffrait toujours de problèmes psychologiques majeurs que personne, pas même Winnicott, ne comprenait » : insomnie, dépression, bouffées de terreur, symptômes somatiques liés au stress (fièvres, maux de dos), phobies (de l’eau, de passer une nuit seul dans un hôtel…). Un de ces collègues de l’époque, Harold Stewart, témoigne : « Winnicott a ruiné Masud. Il ne maintint pas de frontières et séduisit Masud émotionnellement et intellectuellement. Il voulait un “fils merveilleux” pour lui-même et c’est ce qu’il obtint. » D’autres témoignages vont dans le même sens de la « non-analyse » de Khan par Winnicott, rejouant la faute originelle.
Après deux années de retrait, avec des séjours plus fréquents sur ses terres au Pakistan, Masud émerge à nouveau, mais n’atteint plus sa position antérieure. Sa femme, la ballerine Svtelana Beriosova, sombre dans l’alcoolisme et doit se faire hospitaliser à plusieurs reprises, notamment en psychiatrie. Les disputes sont de plus en plus violentes et le couple finit par rompre. Dans sa pratique, Khan transgresse allègrement les règles, entretient des relations sexuelles avec certaines de ses patientes, intervient dans leur vie sociale, et cela commence à se savoir dans le milieu analytique (qui conservera cependant longtemps l’omerta sur le sujet). En outre, lui qui est issu d’une culture où l’alcool est banni, il commence à boire de manière inconsidérée (jusqu’à un litre et demi de whisky par jour), s’habille de manière extravagante et se fera passer pour un « Prince » à la fin de sa vie, habitué de Buckingham, recevant sa cour sur son « trône ».
Protégé par le cancer
En 1971, le Pakistan finira par le rattraper, l’année même de la mort de Winnicott et de sa mère. Le pays est en proie à des troubles politiques et sociaux, ses terres sont vendues aux paysans (Masud empoche quand même plus de trois-cent-mille roupies de l’époque), le Pakistan oriental se détache et devient le Bangladesh. Le vieux monde féodal auquel il s’identifiait se délite, il perd de sa superbe, d’autant qu’il n’est pas désigné comme l’exécutant littéraire de Winnicott, comme il l’espérait, lui « son fils ». Ce dernier n’est par ailleurs plus là pour le « tenir ». La même année, sa femme Svetlana quitte définitivement le bel appartement en face de Harrod’s, après s’être écroulée ivre morte sur la scène du Royal Ballett. Il se retrouve seul, continue de travailler et d’écrire, de voir ses amis à Paris et à Berlin, mais s’embarque dans des aventures amoureuses de plus en plus nombreuses et éphémères, éthyliques et désespérées.
Les témoignages de patients ou d’analystes en formation durant les années 1970, recueillis par Hopkins, donnent parfois le vertige, tant les faits confiés (souvent anonymement) et les opinions exprimées par les principaux intéressés sont contrastés. Même dans certains cas extrêmes (relations sexuelles, « socialisation » à l’extérieur de l’espace de la cure, quête d’argent auprès de la mère d’une jeune femme à la fois patiente et maitresse, incitation à la prise d’alcool, interférences dans la vie privée dignes d’un gourou de la pire espèce), « l’effet Masud » continue d’opérer ; l’homme est « vrai », « exceptionnel », « unique ». « Protection de l’abuseur ? », se demande Linda Hopkins.
Au début de 1977, au moment même où Masud Khan vit une lune de miel avec une jeune patiente et entame une vie commune dans des conditions singulières (ils poursuivent les séances d’analyse), deux évènements se télescopent. Le Comité de la formation de la British Psychoanalytical Society recommande de lui enlever son titre d’analyste et de l’exclure de la BPAS ; il est atteint d’un cancer de la gorge et du poumon, conséquence d’une tabagie effrénée. De manière surprenante, alors qu’il est d’usage que la BPAS suive les avis de son Comité, c’est le contraire qui se produit, eu égard à l’état de santé de Masud et dans un contexte de tensions entre kleiniens et annafreudiens : il n’est pas exclu et peut continuer de pratiquer9. Il remonte un peu la pente, recommence à écrire, et fait une tranche d’analyse avec Anna Freud, puis avec son ami Robert Stoller lors d’un séjour en Californie. La suite sera une lente descente dans la folie et l’alcoolisme, un « narcissisme mégalomaniaque » avec des identifications délirantes (Khan se prend pour le prince Mychkine, l’Idiot de Dostoïevski), entrecoupé de quelques rémissions et d’un dernier livre, contenant des révélations sur des patients et des propos antisémites. Il sera définitivement exclu de la BPAS quelques mois avant sa mort, survenue en 1989.
Un intime étranger ?
À l’issue de cet ouvrage dense et haletant qui se lit comme un thrilleur, à la mesure du parcours biographique étonnant que Linda Hopkins a brillamment retracé sur la base de documents inédits — dont les trois-mille pages du journal intime et professionnel de Masud Khan, ses « Work Books », auxquels les amis californiens de Khan, les Stoller, lui ont donné accès —, mais aussi d’interviews et de rencontres diverses, on ne peut s’empêcher de soulever certaines questions. L’auteure est psychanalyste elle-même et donne d’entrée de jeu, dans le titre de l’ouvrage (False Self) et dans le déroulé des évènements à partir de 1965, une interprétation de la chute et de la déroute de Khan, qui mèneront à son exclusion peu avant sa mort. Cette interprétation tient en peu de mots : le psychanalyste anglo-pakistanais n’aurait pas été vraiment analysé. L’erreur initiale de l’aiguiller vers une analyse didactique et non pas « thérapeutique », redoublée par la « sortie du cadre » de Winnicott (mais aussi, semble-t-il, de Sharpe et de Rickman), auraient empêché qu’il accouche de son « True Self », et l’auraient maintenu dans les rets de son « False Self » (c’était aussi le point de vue de Khan). Le tout ayant laissé ses six analystes impuissants, dont Winnicott lui-même, sans parler des autres qu’il a séduits, et non des moindres (l’establishment de la BPAS et de l’IPA, Granoff, Green, Pontalis et tant d’autres). Ceci nous fait un peu penser au raisonnement des sorciers qui expliquent que, si les prières n’ont pas apporté la pluie, c’est parce que l’on a mal prié. Mais, bien curieusement, l’auteure donne une tout autre interprétation dans le cœur de son livre, qui est celle de la « maladie bipolaire » (dont souffrait aussi son frère Tahir) à fondement organique. Khan aurait-il absorbé du lithium dans les années 1960, la face de son destin en aurait-elle été changée ? Nul ne le sait, mais la question mérite d’être posée. Hopkins la pose.
Enfin, last but not least, la dimension interculturelle traverse cette biographie comme un fil rouge, tout comme elle traversa la vie de Khan, qui finit par léguer tous ses biens à Nazir Ahmed, le gérant de son domaine pakistanais, Kot Fazaldad Khan. Ses amis occidentaux furent tous déshérités, même du moindre objet comme souvenir de leur relation, y compris son ex-femme, Svetlana Beriosova, qui vivait pourtant dans le dénuement. La césure « False Self/True Self » recoupe en partie celle de « West/East », écrit la biographe. Bien plus, ajoute Linda Hopkins en citant André Green, son identité pakistanaise était une identité féodale, système qui avait fortement régressé dans son propre pays. Sa mégalomanie de grand seigneur et son mépris des règles, perçues comme « occidentales », s’appuyaient sur cette dimension évaporée10.
Bien entendu, outre ce que nous venons de pointer rapidement, les deux interprétations cliniques semblent déboucher sur une aporie : si Khan avait entrepris une « analyse thérapeutique » (ou une cure de lithium) et poursuivi par ailleurs ses études littéraires, il ne serait pas devenu analyste, pas plus que Winnicott n’aurait publié de si bons livres. Et à supposer même que, une fois « guéri », il le soit devenu, il n’aurait probablement pas été « le protégé d’Anna Freud », celui qui a tant séduit la communauté freudienne par son charisme flamboyant, occupé d’aussi hautes fonctions institutionnelles et effectué par ailleurs un travail clinique et éditorial considérable. Demeure dès lors une question fondamentale à notre sens, que d’autres, tels Michaël Larivière ou Robert Boynton, ont tenté d’aborder : Khan est-il (avec d’autres) un symptôme de la psychanalyse, refoulé par son expulsion ? Le livre de Hopkins n’élude pas la question de la « folie » de Masud Khan, ainsi que du charisme, de la capacité d’écoute et d’intellection qui lui seraient associés, pas plus qu’elle ne la rejette dans les limbes de l’altérité « malade » C’est dès lors le mérite et l’intérêt de cet ouvrage très fouillé, narrant par le détail une histoire stupéfiante et désespérante, que de nous fournir les éléments permettant de penser ces questions en meilleure connaissance de cause. Quitte à nous laisser perplexes, face au destin de celui qui aurait été, selon l’article un peu déroutant de son ami J.-B. Pontalis dans l’Encyclopædia Universalis, notre « intime étranger ».
- « How did I account to myself for what was happening ? I thought that everything unkind Khan said to me was justified and that I was learning to accept home truths ; that this was extraordinarily painful but the essence of what a good and true analysis should be. We weren’t having one of those soppy analyses that the ignorant public imagines, where a pathetic neurotic talks about himself and is passively listened to, and endlessly comforted », Godley Wynne, « Saving Masud Khan », London Review of Books, 2001.
- |Linda Hopkins, False Self : The Life of Masud Khan, Other Press, 2007.
- Lucian Freud, auquel la rumeur n’attribue pas moins de quarante enfants (dont quatorze furent identifiés), épousa Kathleen Epstein en 1948. Kathleen (« Kitty ») était la fille du sculpteur Jacob Epstein et de Kathleen Garman. Lucian et Kathleen eurent deux filles, Annie et Annabel Freud, et le mariage prit fin en 1952. Kathleen ex-Freud, épousa Wynne Godley en 1955.
- Dans Marilyn, dernières séances, éditions Grasset, 2006. Ce schéma est repris dans le livre d’André Green, Illusions et désillusions du travail psychanalytique, Odile Jacob, 2010.
- Le Pendjab est une des dernières régions d’Inde à avoir été conquise par les Britanniques. Il a connu de nombreuses révoltes, réprimées avec l’aide de soldats indiens de certaines ethnies (Baloutches, Sikhs…).
- Comme l’écrit Hopkins (2003): «[…] il était doué d’une intelligence brillante, d’une personnalité charismatique, de résistance physique et d’atouts importants sur le plan de la richesse et de l’éducation. »
- Khan n’étant pas médecin (ni psychologue), il est admis comme analyste « laïque » (expression de Freud).
- Cette fonction lui vaudra de vives tensions avec certains d’entre eux, notamment avec le représentant de Lucian Freud, qui voulait soutirer le maximum de profit des écrits de leur père et grand-père. Fait peu connu de ce côté-ci de la Manche, une partie de la descendance de Freud s’est investie dans le big business britannique (la publicité, la consultance, les relations publiques), y compris le sulfureux groupe Murdoch (Elisabeth Murdoch, fille de Robert Murdoch, est l’épouse de Matthew Freud, arrière-petit-fils de Sigmund Freud et fondateur de la « Freud Communications »). Pour s’en convaincre, il suffit de visiter le site freuds.com. La famille Bernays (celle de la femme de Freud) y est aussi associée, par Edward Bernays, qui utilisa la « psychologie du subconscient » de son oncle dans le but de manipuler l’opinion publique.
- Il ne peut cependant plus exercer en tant que formateur d’autres analystes. Lacan avait, de son côté, été exclu de l’IPA à la suite du rapport Turquet de 1963 (traduction française par Luc Parisel, 2014).
- On trouve un écho de cette histoire dans le roman d’Irvin Yalom, Mensonges sur le divan. Le personnage de Seth Pande, psychanalyste musulman originaire d’Inde, offre de nombreuses ressemblances avec Khan.