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Face à la crise : l’urgence écologiste, d’Alain Lipietz
Directeur de recherche au CNRS et député européen des Verts français entre 1999 et 2009, représentant du courant « régulationniste » en économie, Alain Lipietz est un auteur prolifique. Son livre Face à la crise : l’urgence écologiste est le dernier en date d’une longue panoplie d’écrits (articles, conférences, ouvrages individuels ou collectifs) traitant de problématiques socioéconomiques et environnementales […]
Directeur de recherche au CNRS et député européen des Verts français entre 1999 et 2009, représentant du courant « régulationniste » en économie, Alain Lipietz est un auteur prolifique. Son livre Face à la crise : l’urgence écologiste1 est le dernier en date d’une longue panoplie d’écrits (articles, conférences, ouvrages individuels ou collectifs) traitant de problématiques socioéconomiques et environnementales contemporaines, des agrocarburants aux accords internationaux en matière d’environnement, de la crise économique, sociale et climatique aux pistes proposées par l’économie sociale et solidaire, de la « gouvernance mondiale » aux politiques européennes ; de l’écologie politique à la philosophie de la nature en passant par la géographie économique… Dans la veine de l’ouvrage dont il est question ici, on citera notamment Qu’est-ce que l’écologie politique ? La grande transformation du XXIe siècle (La Découverte, 1999), où l’auteur s’attachait à développer les dimensions sociale et politique qu’appelle la préservation de notre environnement : comment réorienter notre développement économique pour le rendre soutenable ?
Ici, sous la forme d’une conversation avec Bertrand Richard, Alain Lipietz se pose la question à nouveaux frais étant donné le contexte que d’aucuns qualifient de « crise » — économique, sociale, environnementale… Il en analyse dans un premier temps les ressorts — en parvenant à expliciter clairement les dynamiques (en particulier financières) du contexte socioéconomique actuel, partant de leurs origines dans les pratiques quotidiennes de « monsieur-et-madame-tout-le-monde » jusqu’à la forme « mondialisée » qu’elles prennent, loin de toute réalité sociale concrète — pour, dans un second temps, proposer des solutions inspirées de l’écologie politique, appelant de ses vœux un New Deal écologiste qui remettrait en cause le partage des richesses ainsi que les modes de production, de consommation et les modes de vie occidentaux.
Une triple crise
L’auteur qualifie la crise actuelle de « crise des années trente puissance deux ». D’après lui, il s’agit d’une triple crise. Une crise sociale tout d’abord, déclenchée par trente années de modèle « libéral-productiviste ». Surfant sur la crise du modèle social-démocrate d’après-guerre, ce modèle néolibéral a mis à mal le compromis fordiste et le système de protection sociale caractéristique de l’État providence. Se développant sur le soubassement d’une foi inébranlable en la capacité autorégulatrice du marché, pour laquelle la finance pallierait les manques de l’État providence, il a entrainé une polarisation des revenus entre riches et pauvres. « Le problème de cette grande crise n’est pas en dernier ressort la finance, c’est que l’économie mondiale produit trop pour trop de pauvres insolvables » (p. 21). La grande différence d’avec les années trente, ajoute Lipietz, tient à ce que le libéral-productivisme s’est développé sur la base d’une mondialisation de la production. La pression de la concurrence salariale est ainsi plus rude et empêche d’autant l’augmentation des salaires occidentaux, qui doivent rester compétitifs.
Ensuite, la crise actuelle est une crise écologique : l’économie mondiale « produit mal en faisant trop pression sur la terre » (p. 21). C’est une deuxième grande différence d’avec la crise des années trente. L’auteur note que le productivisme à outrance du modèle néolibéral ne se soucie aucunement de la raréfaction des ressources non renouvelables et même renouvelables, telles les récoltes, dont les causes sont à rechercher dans des facteurs comme les changements climatiques, l’accroissement de la population mondiale ou, plus récemment encore, les nouvelles utilisations données à certains produits de base, les agrocarburants, par exemple. La flambée des prix alimentaires et des prix énergétiques est venue aggraver la crise sociale, le « pouvoir d’achat » des ménages étant réinvesti dans les biens de première nécessité, tout en déclenchant une crise alimentaire dans les pays du tiers-monde.
La crise déclenchée en 2007 est enfin une crise financière. Enfin et non pas d’abord car, pour Lipietz, c’est la conjonction de la crise sociale et de la crise écologique qui a précisément mis en péril tout le système de crédit bancaire. Comment en comprendre les ressorts ?
La mécanique s’emballe
De manière très concrète, l’auteur décortique le mécanisme par lequel la crise sociale — un citoyen devenu pauvre ou plutôt une foule de citoyens devenus pauvres — a entrainé la crise financière. Comment Madame Jones, une mère célibataire de l’Ohio, vendeuse de supermarché, a‑t-elle pu d’un coup se retrouver actrice, bien malgré elle, de l’effondrement du système bancaire de son pays ? Alain Lipietz décrit en détail, de manière simple, l’enchainement des évènements : en raison de sa situation précaire, Madame Jones a contracté un emprunt auprès d’un usurier à un taux élevé (il s’agit des fameux subprimes). Un jour, elle ne peut plus le rembourser étant donné la stagnation de son salaire et la hausse des prix (crise sociale, crise écologique). L’usurier ne fait pas pour autant faillite car il a transformé la reconnaissance de dette de Madame Jones en titre et l’a revendu à des banques qui, elles-mêmes, l’ont mélangé à d’autres. La reconnaissance de dettes est ainsi devenue un titre sur le marché. Ce titre est investi et commence à circuler dans l’économie, malgré sa déconnexion totale avec la réalité qui l’a constitué. Telle est une caractéristique centrale du modèle libéral-productiviste : cette « extraordinaire sophistication de la finance » (p. 25). Il s’agit de la troisième différence d’avec la grande crise précédente.
Lipietz explique que la suppression du lien de la monnaie avec l’or dans les années septante a ouvert l’ère du crédit. Mais le problème est qu’«à l’idée que la monnaie est fondée sur le crédit, au sens technique (« Je prête à quelqu’un ») et au sens moral (« Je prête à quelqu’un en qui j’ai confiance, et confiance dans ses revenus futurs »), s’est substituée vers l’an deux-mille, au cours du modèle néolibéral, l’idée que le marché régule tout […]. On en était arrivé à l’idée que le simple fait d’introduire sur le marché un titre représentant un crédit faisait de votre titre une monnaie comme une autre ». Ainsi, les prêts de créanciers sont devenus des titres sans plus aucun lien avec la réalité du débiteur, les titres ont été mélangés dans des placements collectifs, connaissant une évolution propre régulée par le marché. Plus personne ne connait la proportion de crédits risqués, la dilution est complète. Tout est devenu monnaie et les monnaies des banques centrales sont devenues objet de marché.
Si l’on revient à l’exemple précité et que l’on compte les millions de Madame Jones sur le territoire américain, dus à l’explosion du nombre de travailleurs pauvres… on comprend comment ce mécanisme de titrisation a entrainé la ruine du système bancaire : les gens ne peuvent plus payer leur logement, ne remboursent plus leurs créanciers, la valeur des titres s’écroule… Et si ce modèle a tenu un certain temps, écrit Lipietz, c’est en raison de la politique de la Réserve fédérale américaine sous la direction de Greenspan, prônant des taux d’intérêt très bas afin de stimuler l’économie. Au niveau du pays, cette politique de l’«argent facile » a notamment permis aux entreprises américaines d’investir massivement ; au niveau mondial, elle a permis le décollement des pays émergents, tels que la Chine ou l’Inde. Mais cette politique, en autorisant le décollement de la monnaie de crédit par rapport à l’économie réelle, n’a fait que retarder l’éclatement de la bulle.
Face à ce constat de triple crise, Alain Lipietz propose des solutions au nom de l’écologie politique. Il va puiser tantôt dans les vieilles recettes keynésiennes, tantôt dans les libérales, tantôt dans celles que l’on pourrait qualifier d’«autonomes ». Pour s’y retrouver, nous avons réalisé le schéma ci-après qui reprend en synthèse ces trois façons d’envisager la société, selon l’axe « Progrès » (anciennes recettes) versus « Développement durable » (recettes actualisées). Lipietz joue sur les trois tableaux du développement durable.
Étatisme (ou supranational) | Libéralisme | Autonomie | |
Progrès | Socialisme (modèle soviétique, planification) | Libéralisme économique (libre marché) | Anarchisme, autogestion |
Développement durable | Néokeynésianisme vert (exemple du « super-Commissariat général européen au Plan ») |
Le « nouvel esprit du capitalisme » : le capitalisme qui intègre la critique écologiste (exemple des quotas de pollution) |
La décroissance, le localisme (exemple de la consommation axée sur le local) |
Le retour de l’État
Conjuguant intervention étatique — ou supranationale — avec développement durable, Lipietz se pose en faveur d’un retour de l’État tout en mettant en garde contre la tentation d’un État fort, planificateur. Il en appelle pour sa part à un planisme ou capitalisme vert (et non productiviste), ou encore New Deal écologiste, qui remettrait en cause les privilèges des plus nantis ainsi que les modes de vie actuels (tout en évitant les dérives ou « fausses solutions » écologiques planistes à la crise, tels que les agrocarburants). Ce nouveau New Deal se baserait sur l’État, mais aussi sur les associations, les coopératives, l’économie sociale et solidaire. Concrètement, l’auteur propose une relance par les investissements — les investissements verts s’entend (transports collectifs, isolation des maisons, etc.) — ainsi qu’une relance de la consommation, verte elle aussi : consommation bio et locale, etc. On retrouve ici un accent mis sur le localisme, croisant le développement durable avec celui de la sphère autonome. Si l’auteur est en faveur d’une croissance verte, il parle également de « faire décroitre ce qui pollue » (p. 108)… Le débat « croissance versus décroissance » est d’après lui un faux débat et dépend du secteur visé.
Le New Deal vert passe également par une nouvelle manière de considérer le sujet et le rapport au travail : « Tout s’est passé comme si, dans le modèle fordiste comme dans le modèle libéral-productiviste, on avait abandonné la réalisation de soi dans son activité en échange de la réalisation de soi dans la consommation » (p. 124). Lipietz défend le développement d’un tiers secteur qui ferait office de zone tampon entre l’État et le marché et qui serait « associatif et coopératif d’utilité sociale, solidaire et écologiste pour s’occuper des personnes âgées à domicile, du soutien scolaire, des espaces verts, des espaces communs dans les logements sociaux, de la culture…» (p. 136).
Un super-Commissariat européen
au Plan
Lipietz ne s’arrête toutefois pas à la sphère d’intervention étatiste. Il souligne qu’il s’agit d’une crise sans frontières qui appelle dès lors une échelle d’intervention plus large et d’en appeler à l’intervention de l’Union européenne. À la dérégulation financière, il oppose ainsi la création d’un « super-Commissariat général européen au Plan », énonçant les projets prioritaires à financer en fonction d’objectifs européens édictés au préalable (recherche, éducation, environnement, économie d’énergie, etc.). Ces projets auraient accès au financement de la Banque européenne d’investissement. Ce ne sont donc pas nécessairement les entreprises les plus solides qui seraient financées en premier, mais bien celles portant un projet de « développement soutenable ». La libre entreprise n’en serait pas étouffée pour autant, précise-t-il, soucieux de répondre à certains de ses détracteurs ; simplement, les projets répondant à certains axes prioritaires seraient plus aisés à financer.
Au niveau mondial, l’auteur est pour la concurrence non faussée, ce qui va, selon lui, de pair avec la convergence vers le haut des normes sociales, fiscales et écologiques. Le protectionnisme européen assurerait en effet un mode de transition vers une concurrence non faussée au niveau mondial soit, nous dit-il, un protectionnisme qui serait abandonné si, par exemple, les Chinois avaient les mêmes salaires par unité produite.
Enfin, Lipietz propose des solutions conjuguant le développement durable avec la logique libérale du marché en proposant des mécanismes institutionnels nouveaux permettant que les acteurs et les collectivités « gagnent », sur le court terme, à investir dans des économies d’énergie. Il fait ainsi référence aux mécanismes de marché déjà en vogue au niveau international, comme la vente de quotas de pollution.
Limites et critiques
Alain Lipietz propose donc diverses échelles d’intervention en réponse à la crise, puisées dans plusieurs recettes, sans toutefois les articuler ni, et c’est regrettable, en proposer une vue d’ensemble. Certaines de ses propositions semblent par ailleurs fort idéalistes : croire qu’une Europe « vertueusement protectionniste » entrainerait le relèvement de vie de chacun des travailleurs, l’instauration d’un système de sécurité sociale et l’autorisation des libertés syndicales au Kenya, en Chine ou en Argentine, parait être un raisonnement un peu trop simpliste. À cet égard, Lipietz semble faire fi des réalités politiques et sociales des autres pays, dont l’histoire et les structures en place diffèrent de celles des pays occidentaux. Si des évolutions doivent être opérées dans les conditions de travail dans plusieurs pays du monde, il nous semble illusoire — et sans doute un rien prétentieux… — de croire que cela viendrait d’une Europe protectionniste — qu’on appelle d’ailleurs cela un protectionnisme dur ou « régulatoire ». La « concurrence non faussée » est aussi une visée idéaliste qui, d’ailleurs, remonte aux origines du capitalisme : c’est le principe de base du libéralisme et c’est bien à cela que veille la Commission européenne — de tendance actuellement libérale faut-il le rappeler — en interdisant par exemple les aides d’État.
À cet égard, on doit également critiquer sa foi presque inébranlable en la capacité de l’Europe d’apporter des solutions à la « gouvernance mondiale ». Théoriquement, trois fois oui : l’Europe a les capacités de se hisser en acteur institutionnel et économique unique au rang mondial.
Mais si, aujourd’hui, les mesures à prendre pour pallier la crise ne peuvent plus être uniquement d’ordre étatiste, il convient d’acter le fait que, politiquement, l’Europe est tout sauf un acteur unique. Lipietz semble en effet oublier que l’Europe, c’est d’abord et avant tout vingt-sept États qui n’ont, dans la plupart des domaines, de commun qu’une réalité institutionnelle et juridique européenne. Ainsi, Lipietz semble tomber dans le mythe prométhéen : ah si seulement on avait la volonté politique en Europe ! On ne peut reprocher l’éthique de conviction qui habite l’auteur — sinon à quoi bon ! —, mais substantiellement, son analyse nous paraît trop cantonnée à l’actualité immédiate sans remise en contexte, les recettes qu’il propose manquent d’une vision d’ensemble et, culturellement, sa vision presque prophétique nie les réalités sociales et culturelles des sociétés européennes, pour ne mentionner qu’elles. Si l’auteur cherche certes à donner de la substance à la phrase d’Eluard « Un autre monde est possible…, mais il est dans celui-ci », il ne nous semble pas qu’il en dessine pour autant un « réformisme radical », comme annoncé en couverture.
- Alain Lipietz, Face à la crise : l’urgence écologiste, conversation avec Bertrand Richard, édition Textuel, 2009.