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Évolution inquiétante des ruptures adolescentaires. Comment sortir de notre impuissance ?

Numéro 8 - 2017 - accueil adolescent AMO jeunesse par Hugo Lantair

décembre 2017

Com­ment une AMO peut-elle répondre de manière adé­quate aux situa­tions d’adolescents « désaf­fi­liés » en rup­ture avec leurs milieux de vie et les ins­ti­tu­tions ? Quelques pistes de travail…

Dossier

Depuis qua­rante ans, nous accom­pa­gnons gra­tui­te­ment et en toute confi­den­tia­li­té des jeunes et leur famille dans les dif­fi­cul­tés qu’ils ren­contrent. Notre cadre de tra­vail est celui d’un ser­vice d’aide en milieu ouvert 24 h/24 qui pro­pose, outre les ser­vices clas­siques d’une AMO, un accueil de nuit. Cette spé­ci­fi­ci­té fait de notre asso­cia­tion l’observatoire pri­vi­lé­gié de l’évolution des rup­tures « ado­les­cen­taires » avec leurs dif­fé­rents milieux de vie, prin­ci­pa­le­ment à Bruxelles.

Nous ren­con­trons de plus en plus sou­vent des indi­vi­dus dont le déli­te­ment des res­sources est tel que leur situa­tion néces­site une mesure d’aide spé­cia­li­sée. Para­doxa­le­ment, ces per­sonnes sont déjà en lien avec les ser­vices d’Aide, de Pro­tec­tion de la Jeu­nesse et y ont vécu plu­sieurs expé­riences négatives.

Leurs rup­tures s’observent au tra­vers de récits de fugues ou d’exclusions fami­liales et ins­ti­tu­tion­nelles sou­vent com­bi­nées. Leurs his­toires font toutes état d’une vie de débrouille lorsque l’Aide, la Pro­tec­tion de la Jeu­nesse tarde, se désa­grège. Elles men­tionnent sys­té­ma­ti­que­ment des décro­chages sco­laires consé­cu­tifs à l’impossibilité d’avoir pu mettre en place des mesures de pré­ven­tion. À leur majo­ri­té, ces ado­les­cents éprouvent un sen­ti­ment amer : celui d’un énième aban­don, plus que jamais cru­cial car il déclenche ou ren­force l’errance. Cer­tains d’entre eux viennent ajou­ter un nou­veau stig­mate à la liste déjà bros­sée, celui d’un exil douloureux.

Le pro­ces­sus auquel ces per­sonnes sont confron­tées est assez bien décrit par Cas­tel. Il s’agit de la désaf­fi­lia­tion sociale qui se défi­nit comme « le décro­chage par rap­port aux régu­la­tions à tra­vers les­quelles la vie sociale se repro­duit et se recon­duit » (Cas­tel, 2009).

Alors que nous sommes cen­sés tra­vailler dans une logique pré­ven­tive, en amont des dis­po­si­tifs d’Aide ou de Pro­tec­tion de la Jeu­nesse, nous consta­tons que près de 78 % des per­sonnes héber­gées en 2016 ont déjà un dos­sier ouvert dans un de ces deux sec­teurs. En d’autres termes, nous pou­vons affir­mer que trois quarts de ces jeunes en rup­ture vivent des situa­tions qui flirtent avec la désaf­fi­lia­tion puisqu’ils sont en dés­union à la fois avec leur famille, leur envi­ron­ne­ment social et les pro­po­si­tions faites par le sys­tème pour les pro­té­ger, les sou­te­nir. En 2016, cela repré­sente pour notre seule orga­ni­sa­tion, cent-dix indi­vi­dus âgés de treize à dix-neuf ans contre qua­rante-huit en 2004. Envi­ron 75 % des mineurs ren­contrent un décro­chage sco­laire sévère, 35 % d’entre eux ne sont sim­ple­ment pas ins­crits. Et 20 % de ces indi­vi­dus vivotent entre réseau pré­caire, squat et rue.

Comment en est-on arrivé là ?

Au niveau individuel

« Nous pou­vons dire de ces jeunes qu’ils pré­sentent à la fois des pro­blèmes qua­li­fiés de psy­chia­triques et de graves pro­blèmes com­por­te­men­taux qui finissent par­fois par entrai­ner une judi­cia­ri­sa­tion de leur prise en charge. Le point com­mun de ces ado­les­cents est qu’ils per­turbent le sys­tème d’offre tel qu’il est orga­ni­sé et amènent régu­liè­re­ment les ins­ti­tu­tions à ne plus se recon­naitre com­pé­tentes pour les accueillir. Les trans­gres­sions et les pas­sages à l’acte auto et hété­ro agres­sifs font par­tie des “symp­tômes” qui mettent le plus à mal les équipes […] Quelle que soit la nature du ser­vice qui les accueille, celui-ci est géné­ra­le­ment mis en dif­fi­cul­té dans sa mis­sion par le com­por­te­ment du jeune de telle sorte que d’autres solu­tions vont s’envisager… De cette façon, si l’on n’y prend garde, leur par­cours s’inscrit dans le mor­cè­le­ment et l’errance1. »

Selon cette même étude qui tente notam­ment de défi­nir la pro­por­tion d’adolescents dits « inca­sables »2 en FWB, il res­sort qu’entre 2 et 5 % de la popu­la­tion accom­pa­gnée par l’aide consen­tie (AJ) et l’aide contrainte (PJ) serait sus­cep­tible d’entrer dans cette catégorie.

Au niveau institutionnel

Dans l’Aide à la Jeu­nesse

En 2014, le sec­teur de l’AJ a accom­pa­gné 5288 mineurs à Bruxelles (2,1 % de la jeu­nesse bruxel­loise) et la PJ en a accom­pa­gné 2298 (soit 0,9 % de la popu­la­tion de jeunes bruxel­lois). Les per­sonnes accom­pa­gnées par ces deux pans de l’aide spé­cia­li­sée repré­sentent 3 % de l’ensemble de la jeu­nesse (zéro à dix-sept ans) vivant à Bruxelles.

Si l’on se foca­lise sur le public des désaf­fi­liés, il est néces­saire de se concen­trer sur un effec­tif ayant entre quinze à dix-sept ans. Cela concerne 1593 ado­les­cents soit 21 % de l’effectif glo­bal du public accom­pa­gné par l’AJ et la PJ3. Si on applique le pour­cen­tage d’«incasables » évo­qué dans la recherche au public des ado­les­cents de quinze à dix-sept ans, cela repré­sen­te­rait entre trente-et-un et quatre-vingts indi­vi­dus par an à Bruxelles. Les pro­jec­tions chif­frées les plus éle­vées qui nous sont pro­po­sées semblent encore être en des­sous de la réa­li­té au regard de notre expé­rience de ter­rain. Pour rap­pel, cent-dix situa­tions flirtent avec la désaf­fi­lia­tion sociale en 2016 à SOS Jeunes-Quar­tier libre.

Leurs dif­fi­cul­tés d’affiliation sont sou­vent en lien avec l’inadéquation des mesures prises pour assu­rer leur épa­nouis­se­ment : éloi­gne­ment du milieu de vie habi­tuel, inter­rup­tion du cur­sus sco­laire, bal­lo­tages mul­tiples en centres d’accueil d’urgence et retour inadé­quat en famille ou pas­sage en IPPJ faute de solu­tion adap­tée, échecs de pla­ce­ment, rup­tures de lien. Plus graves encore ont été les dif­fi­cul­tés connues ces der­nières années et rela­tives au public Mena ne sou­hai­tant pas néces­sai­re­ment faire une demande d’asile en Belgique.

En paral­lèle, on observe une spé­cia­li­sa­tion de plus en plus grande du sys­tème de l’Aide à la Jeu­nesse dite man­da­tée. Les ser­vices opèrent une sélec­tion de plus en plus raf­fi­née de leur public cible. Cette spé­cia­li­sa­tion ne per­met plus à ces ado­les­cents de trou­ver un lieu d’accueil adap­té, alors que la Pro­tec­tion et l’Aide à la Jeu­nesse furent aus­si conçues pour eux. La poly­mor­phie de leurs dif­fi­cul­tés ne trouve que trop rare­ment de solu­tions adé­quates dans un champ d’action deve­nu hyperspécialisé.

Après l’Aide à la Jeunesse

Au moment de la majo­ri­té, ils sont livrés à eux-mêmes et ne peuvent ou ne veulent plus être aidés par leur famille ou une ins­ti­tu­tion man­da­tée. Sans filet de pro­tec­tion, ils font l’apprentissage d’un pas­sage bru­tal à la vie d’adulte. Ils ne sont ni suf­fi­sam­ment sou­te­nus ni suf­fi­sam­ment matures pour vivre ces nou­velles règles du jeu social.

Ces ado­les­cents ont du mal à com­prendre les logiques ins­ti­tu­tion­nelles, ren­for­çant de ce fait les rap­ports de méfiance à l’égard d’une assis­tance sociale conno­tée jusqu’ici très néga­ti­ve­ment. Dès lors, ils sont sou­vent ins­crits dans une démarche de reven­di­ca­tion, de demande impli­cite de recon­nais­sance des vio­lences subies, pou­vant par­fois se tra­duire par des vio­lences qu’ils se des­tinent ou qu’ils ren­voient vers le repré­sen­tant de l’institution.

Au niveau social

Glo­ba­le­ment, les effets de la crise éco­no­mique amor­cée en 2008 sont encore bien vivaces, sur­tout auprès des popu­la­tions les moins favo­ri­sées. Leurs espoirs d’inscription sociale dimi­nuent au regard de l’accroissement des inéga­li­tés et des vio­lences « ordi­naires ». Sans vou­loir paraitre sim­pliste, ces stig­ma­ti­sa­tions répé­tées contri­buent (pour une part) à ren­for­cer le cli­mat de désaf­fi­lia­tion auquel ils sont soumis.

Dans la logique de l’état social actif, et ce, au moment de leur majo­ri­té, on constate leur grande dif­fi­cul­té d’adaptation car il existe une véri­table inver­sion des moda­li­tés de l’aide. Elles sont prio­ri­tai­re­ment fon­dées sur l’exercice des droits (assis­tance, sécu­ri­té, pro­tec­tion…) lorsqu’on est mineur alors qu’elles sont domi­nées par des devoirs à rem­plir pour accé­der à ces mêmes droits après la majo­ri­té. Para­doxa­le­ment, pour ces désaf­fi­liés « là où cer­tains jeunes se voient don­ner la chance de recom­men­cer plu­sieurs fois leur pre­mière année du supé­rieur ; de par­tir à l’étranger et de s’essayer à des pro­jets divers, d’autres ont à se déter­mi­ner dès leur majo­ri­té. Mettre en place des mesures qui per­mettent l’échec, l’hésitation, la matu­ra­tion lente serait un pre­mier pas vers un trai­te­ment éga­li­taire de la jeu­nesse » (Moriau, 2017).

Quelles sont nos pistes de travail ?

Tra­vail individuel

Repen­ser l’articulation entre majo­ri­té et auto­no­mie

La matu­ra­tion sup­pose le déve­lop­pe­ment d’un pro­ces­sus d’essais/erreurs qui ne prend pas fin au moment de la majo­ri­té. Para­doxa­le­ment, ce pas­sage à la majo­ri­té ren­force sou­vent l’errance des jeunes les plus fra­gi­li­sés au lieu de les émanciper.

Offrir du dif­fé­rent

Pour ce pro­fil de jeune, il nous faut « offrir du dif­fé­rent par rap­port à ce qu’il […] a vécu, ins­tal­ler un autre mode rela­tion­nel, un lien fiable et sécu­ri­sant qui lui per­mette d’interroger, de ques­tion­ner, d’ouvrir à la com­plexi­té, à la pos­si­bi­li­té de pen­ser et de se posi­tion­ner. Être créa­tif. Lui per­mettre un ancrage » (Ver­bist, 2013, p. 58).

« Pour accom­pa­gner ceux et celles qui ne peuvent s’approprier leurs souf­frances (d’exclusion), il faut en effet une capa­ci­té cer­taine de trans­gres­sion, dans le sens d’aller au-delà de ce qui est com­mu­né­ment admis. […] On n’accompagne vrai­ment que si l’on consi­dère l’exclu, l’errant, comme membre à part entière de la famille… humaine » (Fur­tos, 2012).

Faire du lien

« Ce n’est pas une faute pro­fes­sion­nelle de faire du lien ! Bien au contraire, c’est de cela que les jeunes ont besoin ! Que dire alors de ces ins­ti­tu­tions sociales, médi­cales, psy­chia­triques, édu­ca­tives, sco­laires ou de loi­sirs qui disent ne pas faire du lien, ne pas cher­cher à faire du lien, ne pas être un lieu où le lien se pense ? Que dire de ces pos­tures pro­fes­sion­nelles où la dis­tance est tel­le­ment valo­ri­sée ? Peuvent-elles être une réponse aux besoins de ces jeunes ?

Tra­vailler avec des jeunes en errance est un tra­vail de haute cou­ture, ajus­té au cas par cas. Un tra­vail où l’activité “pré-texte” a une vraie place, celle qui per­met que la parole et le sens émergent, après une véri­table expé­rience qui sou­vent a mis le corps en jeu et où la nuit ou la soi­rée occupent une place par­ti­cu­lière, elles aus­si recon­nues et valo­ri­sées dans toute leur spé­ci­fi­ci­té. La jour­née on fait des entre­tiens, la nuit on parle disent les inter­ve­nants » (Ver­bist, 2013, p. 14).

Tra­vail institutionnel

Assu­rer de la cohé­rence pour évi­ter la co-errance

« Les jeunes abordent sou­vent les méfaits de ces mul­tiples pla­ce­ments en ins­ti­tu­tions. Ils évoquent les consé­quences de tels che­mi­ne­ments sur leur psy­chisme. Pour cer­tains, ces pla­ce­ments suc­ces­sifs, ces rup­tures qui s’enchainent ont des effets qui res­semblent à une forme d’exil […]. Ces pla­ce­ments à répé­ti­tion pro­voquent le fait que les jeunes ne se sentent plus chez eux nulle part, ils n’ont plus de lieux pour habi­ter, leurs liens de filia­tion sont fra­gi­li­sés et la trans­mis­sion est rom­pue. Il appa­rait que plus on est dés­ins­crit socia­le­ment, plus il faut don­ner des “preuves” et que plus on est fra­gile, plus on est confron­té à des situa­tions qui fra­gi­lisent. L’expérience du pla­ce­ment se répète sou­vent chez les mêmes jeunes » (Ver­bist et Brike, 2013, p. 117). Il est pri­mor­dial de repen­ser nos modes d’intervention à la fois pour qu’ils incluent ces mineurs aux par­cours aty­piques et per­mettent d’éviter les écueils des rup­tures à venir.

Pas­ser les fron­tières

En paral­lèle, « les ins­ti­tu­tions, qui tra­vaillent avec ces jeunes sont consi­dé­rées comme des ins­ti­tu­tions de pre­mière ligne. Or, disent les inter­ve­nants, il s’agit d’institutions de der­nière ligne, d’institutions qui tra­vaillent avec les bri­sures du monde, celles qu’on appelle quand rien d’autre n’a fonc­tion­né. Elles sont cen­sées répa­rer, remettre en ordre, redon­ner du sens. Mais on leur demande d’être des spé­cia­listes sans leur don­ner ni les moyens (for­ma­tion, per­son­nel, moyens pra­tiques…) ni la recon­nais­sance. Ceci alors même que dans ces ins­ti­tu­tions n’arrivent que “les meilleurs jeunes”, les jeunes les plus fra­giles n’entrant pas dans les ins­ti­tu­tions. Pour tra­vailler avec eux, il faut donc tra­vailler dans les marges de ces ins­ti­tu­tions, elles-mêmes déjà dans les marges de la socié­té » (Ver­bist, 2013, p. 54).

Or, nous consi­dé­rons que pour accom­pa­gner ce public il est néces­saire de consti­tuer des réseaux. Les pro­ces­sus d’intelligence col­lec­tive inhé­rents au tra­vail en réseau sup­posent une ren­contre autour de constats com­muns, d’objectivation pro­gres­sive et de prise de recul. Ceci dans le but de mettre en œuvre des solu­tions plus adap­tées qui se doivent de dépas­ser les fron­tières de la seg­men­ta­tion orga­ni­sée dans le sys­tème d’aide sociale fran­co­phone. Les acteurs y sont, faute de moyens à y consa­crer, trop sou­vent can­ton­nés à des réunions de sec­teur où ils ont sou­vent l’impression de tour­ner en vase clos.

Être dans la « Haute cou­ture »

« Haute cou­ture, tra­vail de lien, tra­vail sur le lien. Être là. En finesse. Avec res­pect. De manière dif­fé­ren­ciée pour cha­cun. Avoir été enten­du “sans rai­son”, sans pro­jet phi­lan­thro­pique, sans attente pro­je­tée, pure gra­tui­té du don de la parole et du silence comme parole. Tel est le signe de l’humain que détruit tou­jours l’utilitarisme bien inten­tion­né » (Segers, 2010, p. 90). « Il s’agit d’accepter de tra­vailler avec leurs dis­con­ti­nui­tés et leurs errances » (Ver­bist, 2013, p. 54).

Tra­vail sociétal

Réduire les inéga­li­tés

En ce qui concerne les désaf­fi­lia­tions en géné­ral, il faut que la socié­té réflé­chisse aux relé­ga­tions qu’elle pro­duit. Nous ne pour­rons véri­ta­ble­ment tra­vailler sur les causes de ces pro­ces­sus que si, en paral­lèle à nos actions sociales, le champ poli­tique lance des actions de pré­ven­tion signi­fi­ca­tives et non sécu­ri­taires en matière de réduc­tion des inéga­li­tés sociales ceci dépas­sant à la fois le champ de nos com­pé­tences et celui de nos moyens humains et matériels.

Plus spé­ci­fi­que­ment sur l’exil, il est vital de repen­ser de manière plus humaine la prise en charge des migrants. « La fer­me­ture des fron­tières euro­péennes à l’immigration régu­lière a eu deux consé­quences majeures : la dégra­da­tion des condi­tions de vie des migrants au sein des socié­tés d’accueil et leur cri­mi­na­li­sa­tion, qu’il s’agisse des migra­tions spon­ta­nées ou des stra­té­gies liées au regrou­pe­ment fami­lial » (Bouillon, 2009).

Quant aux majeurs, le pas­sage à l’âge adulte a beau­coup évo­lué sur ces deux ou trois der­nières géné­ra­tions notam­ment autour de l’allongement du pro­ces­sus « ado­les­cen­taire ». Dans nos pra­tiques, le déli­te­ment des res­sources fami­liales et ins­ti­tu­tion­nelles est tel qu’il est urgent de consi­dé­rer la majo­ri­té comme un pro­ces­sus de matu­ra­tion. Alors qu’elle est vécue par notre public comme une bas­cule bru­tale se tra­dui­sant par de nou­velles rup­tures de liens avec les per­sonnes pou­vant ser­vir de relais, de tuteurs de résilience.

Sortir de notre impuissance

Comme évo­qué plus haut, notre fonc­tion est bien sou­vent para­doxale car le rôle idéal d’une AMO est de s’inscrire sur un axe pré­ven­tif. Cepen­dant, l’accueil de nuit consti­tue notre prin­ci­pale porte d’entrée en matière d’accompagnement. Nos actions indi­vi­duelles se situent donc très fré­quem­ment en aval de la crise, lorsque la rup­ture est consom­mée et non en amont de la problématique.

Dans ce cadre, nous sommes ame­nés à réa­li­ser un tra­vail indi­vi­duel de pré­ven­tion pri­maire des risques inhé­rents aux dés­unions avec le milieu de vie (rue, décro­chage sco­laire, auto-agres­sion, hété­ro-agres­sion, errance…). Dans notre tra­vail quo­ti­dien, nous ne sommes donc pas en mesure de tra­vailler sur les causes de ces rup­tures, mais gérons plu­tôt leurs consé­quences. Cette posi­tion est érein­tante, usante tant elle nous ren­voie les faillites du système.

Il nous parais­sait fon­da­men­tal de sor­tir de l’ornière, de main­te­nir notre moti­va­tion et de voir com­ment conti­nuer à agir. Nous avons, entre autres, déci­dé de nous ini­tier à une nou­velle approche du tra­vail social qui nous vient du Qué­bec : le déve­lop­pe­ment du pou­voir d’agir des per­sonnes et des col­lec­ti­vi­tés (DPA-PC), défi­nie par Yann Le Bos­sé (2012). Cette démarche nous per­met d’éviter la pres­crip­tion des solu­tions, elle place les per­sonnes ren­con­trées en posi­tion d’acteur de chan­ge­ment et les tra­vailleurs sociaux en posi­tion de pas­seur. Par le che­mi­ne­ment qu’elle sus­cite, orien­tée (entre autres autour de cibles de chan­ge­ment et des acteurs en contexte), cette méthode encou­rage éga­le­ment le déve­lop­pe­ment de soli­da­ri­té inédite (entre pairs, avec les familles, la socié­té civile, des pro­fes­sion­nels, des ins­ti­tu­tions) quel que soit l’axe de tra­vail envisagé.

En paral­lèle aux trai­te­ments de ces pro­blé­ma­tiques indi­vi­duelles, et ce, pour pour­suivre la sor­tie de notre impuis­sance, toute notre orga­ni­sa­tion par­ti­cipe à la réduc­tion espé­rée de ces phé­no­mènes. Elle y contri­bue au tra­vers de diverses actions com­mu­nau­taires qui tendent à appor­ter une réponse glo­bale aux pro­blé­ma­tiques indi­vi­duelles ren­con­trées. En demeu­rant ambi­tieux, mais réa­liste, notre ser­vice a comme prio­ri­tés communautaires :

  • l’affi­lia­tion sco­laire au tra­vers d’actions menées par l’ensemble de l’organisation (antenne de Quar­tier libre et Ser­vice étude);
  • la pré­ven­tion des rup­tures fami­liales au tra­vers d’actions d’information et de sen­si­bi­li­sa­tion, menées par la cel­lule « rup­tures » du 24 h/24 et le tra­vail avec des groupes de parents ;
  • la pré­ven­tion des relé­ga­tions ins­ti­tu­tion­nelles au tra­vers d’actions d’interpellation menées par le 24 h/24 et un tra­vail de col­la­bo­ra­tion avec les ins­ti­tu­tions de placement ;
  • la pré­ven­tion des relé­ga­tions de l’exil au tra­vers d’actions de veille sociale et de sou­tien, menées par la cel­lule « exil » du 24 h/24 ;
  • l’accom­pa­gne­ment de la majo­ri­té au tra­vers d’actions de sou­tien à cette tran­si­tion, menées par l’ensemble de l’organisation (cel­lule « majo­ri­té » du 24 h/24 ; loge­ment de tran­sit avec une AIS ; Capuche asbl ; pro­jet Evat de l’antenne de Quar­tier libre, pro­jets de recherche…);
  • la ré-affi­lia­tion notam­ment au tra­vers d’activités col­lec­tives comme amorce de liens menées par la cel­lule « pré-texte » du 24 h/24.

Ces actions de sou­tien indi­vi­duel et d’action com­mu­nau­taire com­bi­nées à une approche fon­dée sur DPA-PC contri­buent à enta­mer une modi­fi­ca­tion de la pos­ture pro­fes­sion­nelle chez nos inter­ve­nants for­més, les ren­dant eux-mêmes acteurs de changement.

« De manière récur­rente, les témoi­gnages sou­lignent que d’être for­mé ou sen­si­bi­li­sé à l’approche entraine inévi­ta­ble­ment un ajus­te­ment de la pos­ture pro­fes­sion­nelle […] les inter­ve­nants disent avoir le sen­ti­ment de ne plus por­ter le pro­blème tout seul. Il s’ensuit d’avoir un poids en moins sur les épaules ain­si qu’un gain mani­feste sur le plan de la dis­po­ni­bi­li­té et de l’ouverture aux par­ti­cu­la­ri­tés de la situa­tion des per­sonnes accom­pa­gnées. Comme une réac­tion en chaine, ces chan­ge­ments en entrainent d’autres modi­fiant les impacts sur dif­fé­rents aspects de la pra­tique (exemple, plus grande sou­plesse dans l’exécution du man­dat, réduc­tion des réflexes de prise en charge, etc.)» (Le Bos­sé, 2016, p. 231).

  1. Les situa­tions « com­plexes ». État des lieux et pistes de tra­vail concer­nant la prise en charge des ado­les­cents pré­sen­tant des pro­blé­ma­tiques psy­cho­lo­giques et com­por­te­men­tales sévères, IWSM.
  2. Ibi­dem, IWSM
  3. Chiffres issus du diag­nos­tic social 2014 du Conseil d’arrondissement de l’Aide à la Jeu­nesse bruxel­lois.

Hugo Lantair


Auteur

coordinateur 24h/24 à SOS Jeunes-Quartier libre