La présidence belge de l’Union européenne a commencé au moment paradoxal où l’indispensable renforcement du gouvernement politique économique et politique de l’Europe paraît à la fois très proche et très lointain. Car si la crise qui a fait chanceler la monnaie européenne a laissé apparaitre de manière de plus en plus évidente la nécessité de la mise en place d’un gouvernement économique européen, les forces politiques en place dans la plupart des pays semblent soit incapables, soit non désireuses de le mettre réellement en chantier et de le doter d’objectifs (de fins) largement partagés, au-delà du sauvetage de l’euro.
La présidence belge de l’Union européenne a commencé au moment paradoxal où l’indispensable renforcement du gouvernement politique économique et politique de l’Europe paraît à la fois très proche et très lointain. Car si la crise qui a fait chanceler la monnaie européenne a laissé apparaitre de manière de plus en plus évidente la nécessité de la mise en place d’un gouvernement économique européen, les forces politiques en place dans la plupart des pays semblent soit incapables, soit non désireuses de le mettre réellement en chantier et de le doter d’objectifs (de fins) largement partagés, au-delà du sauvetage de l’euro.
Les tensions au sein du couple franco-allemand attestent bien de la persistance de l’emprise des agendas nationaux sur les intérêts communautaires. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne l’Allemagne où tout au long de la crise grecque de cette première moitié de 2010, l’on a vu la chancelière Angela Merkel faire courir des risques graves à l’euro en raison d’une échéance électorale dans le Land de Rhénanie-Westphalie. Et heureusement, cette faute politique n’a pas été payante pour la coalition de Mme Merkel, puisque dans cet État le plus peuplé d’Allemagne, son parti a été durement sanctionné et obligé de laisser la place à une majorité rouge-verte qui, quoique minoritaire, pourrait préfigurer la future alternance au gouvernement fédéral, si l’électeur allemand devait le souhaiter.
Le décalage entre les espaces publics nationaux et européen n’a sans doute jamais paru aussi grand qu’au cours du dimanche 10 mai où les ministres des Finances échafaudaient dans l’extrême urgence un plan de sauvetage de la zone euro avant l’ouverture des marchés, le lundi matin en Asie, alors qu’au même moment, la Belgique, par exemple, se déchirait sur BHV. Pourtant, les ministres des Finances européens et les banquiers centraux adoptaient des décisions impensables, quelques mois plus tôt, comme la création d’un ensemble de mesures de stabilisation de la zone euro à hauteur de 750 milliards d’euros, la décision de racheter des obligations d’État… Cette indifférence des espaces nationaux à des évènements qui les rattrapent lourdement sous la forme notamment de plans de rigueur s’explique peut-être par la difficulté à prendre conscience du caractère profondément insoutenable de la croissance économique des années d’avant-crise. Celle-ci a été tirée de part et d’autre de l’Atlantique par le secteur immobilier et la consommation financés par un recours massif à l’endettement privé. C’est particulièrement vrai pour tous les anciens soi-disant bons élèves de la zone euro, comme l’Espagne ou l’Irlande dont la maitrise budgétaire dissimulait en fait une croissance basée sur le surendettement privé, finançant notamment une bulle immobilière.
Alors que le Pacte de stabilité et de croissance (PSC) a tenté d’imposer sans succès une discipline fiscale aux pays membres de l’UE, aucun mécanisme d’alerte, et à fortiori de correction, n’a été adressé aux pays membres qui ont connu des déficits importants des balances courantes et donc une augmentation de l’endettement consolidé public et privé. À ce stade, les tentatives d’imposer une discipline coordonnée visant à limiter l’endettement excessif de l’économie concernent donc essentiellement les pouvoirs publics alors que les agents économiques privés ont eu une large latitude pour aggraver considérablement l’endettement global de certains États membres.
Dans cette optique, les économistes allemands Daniela Schwarzer et Sebastien Dullien affirment à juste titre que « la crise économique actuelle a mis à jour deux grandes faiblesses de l’Union monétaire européenne, inhérentes à sa conception. La première a trait à la viabilité à long terme des finances publiques d’une série d’États membres de la zone euro. La seconde, à la mauvaise coordination de la politique macroéconomique, source de rivalités internationales entre ces membres et danger pour l’existence même de l’euro. […] Les mécanismes de surveillance fiscale de l’Union européenne n’ont pas permis de prévoir cette évolution, parce qu’ils n’intègrent pas une variable essentielle : celle de la dynamique de l’endettement du secteur privé. Avec ce que coute une crise bancaire sur le plan économique, les gouvernements ont tendance, quand survient une crise, à absorber les dettes du secteur financier, comme l’ont fait récemment le Royaume-Uni et l’Irlande, et, au cours des crises financières des années nonante, l’Amérique latine et l’Asie. Il en va probablement de même quand les secteurs clés du privé sont au bord de la faillite. Un pays dont les finances publiques sont saines peut ainsi tomber dans la débâcle du jour au lendemain. »
Il est donc impératif de réformer le Pacte de stabilité afin de lutter contre les déséquilibres internes au sein de la zone euro. Si on peut comprendre que les Allemands aient du mal à assumer une partie des frais liés à la gestion irresponsable et corrompue des finances publiques grecques, il faut aussi leur rappeler que le modèle allemand « du tout à l’export » a été fondé sur la déflation des couts salariaux et sur un haut degré de dépendance vis-à-vis de la demande externe. Il faut leur rappeler dans cette logique que le plan de sauvetage de la Grèce est aussi et surtout un plan de sauvetage des banques allemandes qui ont massivement prêté les fonds liés aux excédents des exportations de la RFA aux pays les plus vulnérables de la zone euro qui ont notamment utilisé ces fonds pour… financer des importations de biens manufacturés produits en RFA… Mais la discussion sur le partage des responsabilités est en effet stérile tant qu’elle n’aboutira pas à une réforme de la gouvernance économique de l’Union et à une remise en question de l’actuelle philosophie de concurrence et de « complémentarité » intra-européenne.
Les élections nationales qui se sont succédé au Royaume-Uni, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Slovaquie et en Belgique, ont surtout renforcé les partis de droite et donné une légitimité à la mise en œuvre de politiques de réduction des dépenses publiques et de pression sur les couts salariaux, sans autre perspective que le retour à la croissance. À court terme, celui-ci reste hélas une condition indispensable au sauvetage de la zone euro. Mais les politiques d’austérité s’annoncent radicalement plus fortes que celles qui avaient été imposées dans les années nonante pour permettre l’entrée dans l’euro. Et dès lors, elles risquent de remettre sous pression un compromis social déjà largement malmené ces trente dernières années, depuis la fin des Trente glorieuses, par la mondialisation et le creusement des inégalités.
Pour l’heure, on ne voit pas encore les forces politiques de gauche à même de s’organiser au plan européen pour imposer un nouveau pacte remplaçant les anciens compromis productivistes construits au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. C’est pourtant le défi auquel doivent s’atteler notamment les sociaux-démocrates et les Verts européens, en lien avec les syndicats et les mouvements sociaux. Comme l’explique dans le présent numéro Étienne Balibar, personne et notamment la gauche radicale qui a combattu la ratification du Traité constitutionnel et qui a, de facto, renforcé l’Europe libérale qu’elle entendait combattre, ne peut cyniquement spéculer sur un éclatement de la zone euro.
Mais cela ne pourra se faire sans un certain nombre de remises en question. Pour ne prendre que le seul exemple belge, on ne voit pas comment il sera possible de ramener le budget fédéral à l’équilibre sans remettre en question une série de vaches sacrées comme la norme de croissance du budget de 4,5% en soins de santé, le maintien des pensions publiques à leur niveau actuel, les intérêts notionnels ou le régime fiscalement avantageux des voitures de société, alors que le financement du choc démographique provoqué par l’arrivée d’un nombre croissant de salariés à l’âge de la retraite est tout sauf garanti. Mais cette fois, à la différence des années nonante, le gouvernement belge ne pourra plus utiliser la perspective de l’entrée dans l’euro pour justifier les économies. Il s’agira d’une simple question de survie pour un système qui prélève et redistribue chaque année plus de 45% du PIB belge, sans guère d’horizon mobilisateur que sa propre perpétuation.
Dans les années nonante, la politique de réduction des déficits publics a pu être réalisée sans démanteler complètement ni la sécurité sociale ni les services publics, certes au prix d’une dette cachée croissante dans les fonctions collectives, comme l’avait illustré la Marche blanche. Quinze ans plus tard, la droitisation du paysage politique flamand tout comme le succès du PS en Wallonie montrent bien que le maintien d’un haut niveau de prélèvements sociaux fait de moins en moins l’objet d’un consensus partagé par l’ensemble des habitants de la Belgique. Les tensions communautaires ont ainsi grandement contribué autant à révéler qu’à occulter le désaccord des Belges sur l’avenir de leur État-providence et elles ont empêché la construction d’un vrai débat sur le sujet.
De la sorte, la Belgique n’est pas parvenue, à l’instar de pays comme la Suède ou le Danemark (qui disposent de taux de prélèvement nettement plus forts que la Belgique), à renforcer le consensus social sur le financement des fonctions collectives par un renforcement de leur efficacité. Qui aujourd’hui encore se souvient de l’opération Copernic lancée par le gouvernement Verhofstadt I ? Quelles leçons en ont été tirées ? Comment résister à la demande croissante qui risque d’émaner des travailleurs du secteur privé, des classes moyennes, des cadres, des indépendants pour réduire drastiquement les transferts vers les services publics, qu’ils soient fédéraux, régionaux ou communautaires ? Pour l’heure, on n’entend guère les syndicats ou les partis de gauche évoquer l’avenir des services publics, sinon sur un mode purement défensif, voire conservateur. Pourtant des services publics ont un rôle central à jouer dans la conversion écologique de notre économie. Qu’il s’agisse d’éducation, de recherche, de formation, de culture ou de mobilité, les besoins sont énormes pour mener à bien l’indispensable combinaison de modernisation écologique — isolation, énergies renouvelables, développement des transports en commun — et de modification des modes de vie vers plus de sobriété. Ces fonctions peuvent y trouver le surcroit de légitimité dont elles ont besoin pour ne pas entrer à reculons dans le XXIe siècle. Mais cela implique la mise à plat d’un certain nombre de situations considérées comme définitivement acquises. Que ce soit au niveau fédéral ou au niveau des entités fédérées, l’avenir des services publics — celui de leurs finalités comme de leur organisation et de leur financement — doit revenir au centre du débat. Et ce sera encore plus vrai en Wallonie et à Bruxelles après la prochaine réforme de l’État et le renforcement de l’autonomie fiscale qui forcera immanquablement les francophones à faire plus avec sans doute (beaucoup) moins de moyens. Il est temps que le débat s’engage au sein des organisations syndicales, singulièrement entre leurs ailes du secteur privé et du secteur public.