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Et si on reparlait du Congo

Numéro 1 - 2015 par Jean-Claude Willame

janvier 2015

Ici, on se pré­oc­cupe de son por­te­feuille, de la crois­sance… Là-bas, on tue, on pille et on viole des femmes et des enfants, le pou­voir est impuis­sant, l’in­for­mel a de beau jours devant lui.

Le Mois

En hom­mage à une belle per­sonne

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Ici, on se pré­oc­cupe de l’état de son por­te­feuille, et sur­tout de celui de l’autre. Ici, les labels gauche-droite se coa­gulent dans un contexte où la « crois­sance » est deve­nue un leurre. Ici, on s’invective dans un mag­ma de chiffres et d’indicateurs contra­dic­toires par médias ou réseaux sociaux inter­po­sés. Ici, le doute et le ques­tion­ne­ment sur des tabous font désor­mais pâle figure par rap­port aux cer­ti­tudes assénées.

Là-bas, on tue, on pille et on viole des femmes et des enfants, viols par­fois pla­ni­fiés et mis en scène dans l’intention de détruire des com­mu­nau­tés. Là-bas, les dépla­ce­ments for­cés de popu­la­tion sont la norme. Là-bas, un pou­voir poli­tique impuis­sant est livré à des jeux de fac­tion. À tous les étages, l’informel conti­nue à avoir de beaux jours devant lui : dans le bas du bas, on parle de débrouille ; dans le haut du haut, de corruption.

Un homme, un méde­cin modeste, mais cha­ris­ma­tique en diable, qui vient de se voir attri­buer le prix Sakha­rov du Par­le­ment euro­péen, est venu par­ler à la riche Europe de ce « là-bas ». Et il a répé­té pour la seconde fois devant des par­le­men­taires euro­péens son désar­roi face à la situa­tion de son pays meur­tri pour conclure que son pays était « malade », mais qu’«ensemble, avec nos amis de par le monde, nous pou­vons et nous allons le soigner ».

Dans une pré­cé­dente pres­ta­tion au même par­le­ment (novembre 2012)1, ce doc­teur « qui répare les femmes » avait, avec force et convic­tion, mis en évi­dence la res­pon­sa­bi­li­té congo­laise à laquelle cer­tains veulent trop sou­vent échap­per en repor­tant les fautes sur les autres, qu’il s’agisse du Rwan­da, de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, voire des humanitaires.

Des signaux positifs ?

Qu’en est-il aujourd’hui ? Sor­tir de vingt années de « guerre » n’est, bien enten­du, pas une siné­cure, mais il serait fal­la­cieux de ne pen­ser le Congo-Kin­sha­sa qu’en termes de déses­pé­rance et de puits conflic­tuel sans fond.

En novembre 2012, le même doc­teur avait dénon­cé un motu pro­prio du pou­voir poli­tique congo­lais : d’abord la paix puis la jus­tice. Sur ce point, des signaux posi­tifs paraissent être émis par ce même pou­voir : ces der­niers temps, il ne se passe pas une semaine sans que des tri­bu­naux mili­taires, orga­ni­sés sous une forme foraine ou pas, ne condamnent des offi­ciers ou de simples sol­dats pour viols, meurtres, dépré­da­tions ou man­que­ments à la dis­ci­pline quand bien même les ver­dicts peuvent être insatisfaisants.

Le second point pro­met­teur réside dans la « ban­ca­ri­sa­tion » de la solde des poli­ciers et mili­taires au lieu de l’expédition cou­teuse et ris­quée par camion, avion ou vélo de cen­taines de mil­liers d’«enveloppes » ren­fer­mant, à l’instar de celle des fonc­tion­naires civils, la paie des poli­ciers et mili­taires, un pro­ces­sus qui avait déjà débu­té en juillet 2012 et qui implique une quin­zaine de banques et des com­pa­gnies de télé­phone mobile.

Un troi­sième point posi­tif mérite d’être mis en évi­dence même s’il ne concerne pas seule­ment la RDC. Il s’agit de l’entrée en scène, évi­dem­ment très (trop) tar­dive, d’une bri­gade d’intervention asso­ciée à une force de main­tien de la paix, la Monus­co, sou­vent décriée à juste titre pour sa pas­si­vi­té, et qui dis­pose désor­mais d’une capa­ci­té offen­sive réelle. Com­po­sée de mili­taires tan­za­niens, sud-afri­cains et mala­wites, cette force a fina­le­ment été auto­ri­sée en mars 2013 par le Conseil de sécu­ri­té pour com­battre, avec ou sans l’appui de l’armée congo­laise, tous les groupes armés et ce dans la fou­lée de la hon­teuse prise de Goma en novembre 2012 par le M232.

Cette force d’intervention a déjà engran­gé, en col­la­bo­ra­tion avec l’armée congo­laise, une défaite par­tielle d’un des groupes armés étran­gers les plus cruels opé­rant dans l’extrême Nord-Kivu, les rebelles ougan­dais de l’ADF. Elle annonce une per­cée pro­chaine avec une offen­sive contre le reste des rebelles hutu rwan­dais (FDLR) et le groupe armé du chef de guerre Cobra Mata­ta opé­rant dans l’Ituri, lequel vient de se rendre avec cer­tains de ses combattants.

Il reste évi­dem­ment les dizaines de bandes rebelles armées moins struc­tu­rées et sévis­sant dans les deux Kivu ain­si qu’au Katan­ga et en pro­vince Orien­tale, soit près de la moi­tié du ter­ri­toire congo­lais. L’hypothèse la plus com­mu­né­ment accep­tée est que le désar­me­ment des FDLR et des ADF en par­ti­cu­lier, qui est l’objectif prio­ri­taire assi­gné à la bri­gade d’intervention, aura néces­sai­re­ment un impact dis­sua­sif sur ces bandes.

Une dissuasion « par le bas »

Mais la dis­sua­sion mili­taire n’a pas d’efficacité si elle ne s’accompagne pas d’un autre type de dis­sua­sion : celle qui va aux racines de la « guerre » et affronte sur le ter­rain la ges­tion de la conflic­tua­li­té locale. Il ne faut pas ici se trom­per de cible. Ain­si, la dis­sua­sion par une légis­la­tion sur les « mine­rais des conflits », telle qu’elle a été posée par une loi amé­ri­caine — le « Dodd-Frank Act » — qui consiste à exi­ger des fabri­cants uti­li­sant ces mine­rais qu’ils enquêtent sur leur pro­ve­nance, pose plus de ques­tions qu’elle n’apporte de réponses, comme l’ont fait remar­quer à bon escient des obser­va­teurs et spé­cia­listes de ter­rain. « Pre­miè­re­ment, si les mine­rais contri­buent à per­pé­tuer les conflits, ils n’en sont pas la cause. Les luttes locales et régio­nales pour le pou­voir, l’accès à la terre ou les ques­tions d’identité et de citoyen­ne­té sont ici les fac­teurs qui struc­turent la conflic­tua­li­té […]. Deuxiè­me­ment, les groupes armés ne sont pas dépen­dants des mine­rais pour leur exis­tence. L’est de la RDC est une éco­no­mie plei­ne­ment mili­ta­ri­sée dans laquelle les mine­rais sont une res­source par­mi beau­coup d’autres : l’un des groupes armés le plus puis­sant — celui des mutins du M23 — n’a d’ailleurs jamais cher­ché à prendre le contrôle phy­sique des acti­vi­tés minières3 ». En réa­li­té, les « mine­rais de conflit » sont sur­tout un gagne-pain indis­pen­sable pour des dizaines de mil­liers de creu­seurs dont cer­tains sont entrés ou retour­nés dans des groupes armés parce qu’on leur avait inter­dit l’accès aux sites miniers. En réa­li­té, c’est avant tout la néces­si­té d’encadrer un sec­teur arti­sa­nal par rap­port au seg­ment minier plus ou moins « offi­ciel » — et d’arbitrer les conflits entre les deux — qui importe.

Lorsque l’on parle de dis­sua­sion, c’est bien de l’arrière-plan de la conflic­tua­li­té dont il est ques­tion. On songe ici tout par­ti­cu­liè­re­ment à tous ces anciens affron­te­ments eth­niques réveillés de leur état de latence par le géno­cide de 1994 : Nande contre Hunde, Tut­si congo­lais contre Hutu (Banyar­wan­da), Nande contre Tut­si, rwan­do­phones contre « Congo­lais authen­tiques », Nyan­ga contre Hunde, etc. Des conflits sou­vent condi­tion­nés par la pos­ses­sion ou la dépos­ses­sion de res­sources natu­relles et fon­cières dans une région qui en est riche et d’où les anciennes socié­tés minières et autres se sont reti­rées depuis par­fois des décen­nies. Des conflits à conno­ta­tion reli­gieuse ou sec­taire comme ceux qui marquent ou ont mar­qué l’ADF, la LRA, le CNDP de Laurent Nkun­da, « pas­teur » de l’Église adven­tiste, des chefs Maï-Maï qui se réfèrent à la bible, sans comp­ter les récents affron­te­ments à Kin­sha­sa, Lubum­ba­shi et Kin­du qui ont impli­qué les zéla­teurs d’un pro­phète chré­tien autoproclamé.

Dans ces types de conflic­tua­li­té, diplo­mates et envoyés spé­ciaux paraissent avoir une concep­tion très étri­quée du « poli­tique » qui consiste à pri­vi­lé­gier des ren­contres de haut niveau et non des pro­ces­sus de média­tion et de négo­cia­tion com­mu­nau­taire dans le « bas du poli­tique ». À ce niveau, des ini­tia­tives locales ont bel et bien lieu çà et là. Mais, elles ne sont pas véri­ta­ble­ment prises en charge par une poli­tique de décen­tra­li­sa­tion qui est ins­crite dans la Consti­tu­tion, mais peu ou prou mise en œuvre par un pou­voir cen­tré sur des stra­té­gies de par­tage du pou­voir entre fac­tions. Elles ne sont pas non plus ou pas suf­fi­sam­ment inté­grées par un milieu asso­cia­tif congo­lais qui, à l’instar des ins­tances inter­na­tio­nales, déploie, non sans fon­de­ments et per­ti­nence d’ailleurs, un arse­nal d’«alertes », de « mises en garde », de « dénon­cia­tions d’atteintes aux droits de l’homme », de « recom­man­da­tions » aux diri­geants, etc., mais sans ten­ter de plon­ger à bras-le-corps dans la ges­tion des conflits à court, à moyen et à long terme.

J’en reviens ain­si tout natu­rel­le­ment à l’entreprise du doc­teur qui a « répa­ré » plus de 40.000 femmes vio­lées (sur les 500.000 vic­times réper­to­riées en RDC depuis 1996). Je ren­voie ici à son entou­rage qui vise, à tra­vers la fon­da­tion Pan­zi (du nom de l’hôpital où elles sont soi­gnées) à les réin­té­grer plei­ne­ment dans un tis­su fami­lial et social qui les rejette sou­vent, à les prendre en charge juri­di­que­ment et judi­ciai­re­ment, et sur­tout à leur assu­rer un pro­gramme de for­ma­tion au lea­deur­ship devant leur per­mettre « de mobi­li­ser leur entou­rage et de lut­ter pour le chan­ge­ment social » dans l’enceinte d’une « Cité de la Joie », pro­duit de l’amitié entre deux femmes « indi­gnées » et le doc­teur Mukwege.

« Lea­deur­ship des femmes » : un mot impor­tant est lâché. Sans tom­ber dans la « guerre du genre », on pour­ra admettre que celui, domi­nant, des hommes n’a guère convain­cu. Les mâles joutes ver­bales et ver­beuses autour de la tenue (incer­taine) des pro­chaines élec­tions, de la ques­tion tou­chant à la révi­sion de la Consti­tu­tion et à l’attribution d’un pou­voir qui tourne en rond sont là pour nous le rap­pe­ler aujourd’hui. Face à cela, ce sont quelques dizaines de doc­teur Muk­wege, de fon­da­tions Pan­zi et de « Cités de la Joie » qu’il fau­drait pour un prin­temps congo­lais encore à venir.

  1. Voir www.youtube.com/watch?v=4NnhvdCGJyI
  2. Rap­pe­lons que le M23 est for­mé de rebelles tut­si réin­té­grés dans l’armée congo­laise en mars 2009, mais qui s’étaient muti­nés en avril 2012.
  3. Voir à ce sujet la lettre ouverte publiée par le Washing­ton Post et adres­sée aux gou­ver­ne­ments, socié­tés et ONG impli­quée dans des efforts por­tant sur la ques­tion des mine­rais de conflit et signée par une sep­tan­taine de cher­cheurs, acti­vistes de la socié­té civile et man­da­taires poli­tiques prin­ci­pa­le­ment ori­gi­naires du Kivu. http://bit.ly/14d60LU

Jean-Claude Willame


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