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Entre « cable dissident » et assassinat de Jo Cox, le conflit syrien en panne de perspectives

Juin 2016 - par Benjamin Peltier -

Il y a quelques jours sortait dans la presse une note signée par 51 diplomates américains remettant en cause la politique américaine par rapport au conflit syrien. C’est une possibilité qui existe au sein du département d’État américain aux affaires extérieures de faire entendre un avis différent de celui défendu par l’administration en place. Ce mécanisme appelé « canal de dissidence » a été créé après la guerre du Vietnam pour offrir un soupape de sécurité face à une guerre qui était devenue trop controversée. En près de 45 ans d’existence jamais un « mémo de dissidence » n’avait été signé par autant de personnes. Toutes ces personnes sont impliquées à des degrés divers sur la Syrie et connaissent donc bien le sujet dont elles traitent. Retour donc sur le contenu de ce mémo et de l’évolution récente du conflit syrien.

Le premier élément qui est mis en avant (qui n’est toutefois pas neuf : nous en parlions déjà dans La Revue nouvelle il y a quelques mois), c’est l’impossibilité de vouloir libérer la Syrie de l’emprise de l’État Islamique si par ailleurs on ne prévoit aucune alternative pour la population sunnite (majoritaire) du pays. La note va ici être citée de manière extensive car elle est très claire sur la question :

« Les perspectives de faire reculer l’emprise territoriale de Daesh sont sombres sans les Arabes sunnites que le régime continue de bombarder et affamer. Une alliance de facto avec le régime contre Daesh [comme c’est le cas actuellement NDT] ne garantira pas le succès : les forces militaires d’Assad sont décimées et épuisées. Les combattants kurdes (YPG) ne peuvent — et ne devraient pas — avancer leurs forces et tenir des territoires loin dans des zones non kurdes. Et plus important encore, la population syrienne sunnite continue de voir le régime Assad comme leur premier ennemi dans le conflit. Si nous voulons rester engagés dans la lutte contre Daesh en Syrie, la meilleure option est de protéger et de donner des moyens à l’opposition syrienne modérée. Tolérer les violations des droits humains flagrantes et répétées par le régime Assad contre la population syrienne sape aussi bien moralement que matériellement l’unité de la coalition anti-Daesh, particulièrement parmi les partenaires arabes sunnites. L’échec à endiguer les abus flagrants d’Assad va seulement renforcer l’attrait idéologique de groupes comme Daesh même s’ils subissent par ailleurs des revers tactiques sur le champ de bataille. Aussi brutal que soit Daesh, c’est bien le régime d’Assad qui est responsable de la vaste majorité des centaines de milliers de morts dans le conflit. »

Cette dernière partie fait écho à l’actualité récente qui a vu le groupe terroriste reculer militairement sur quasi tous les fronts. Les diplomates veulent rappeler ici aux Américains qu’une reconquête de territoire ne peut être que provisoire si on ne s’attaque pas aux causes qui sont à la source de l’existence de Daesh. L’administration américaine devraient à ce sujet se souvenir de Falloujah en Irak que deux fois les forces américaines ont reprise (au prix de nombreuses pertes humaines) et que deux fois elles ont reperdue.

Le deuxième élément pointé concerne la stratégie à mettre en place afin d’arriver à une solution politique au conflit. Si tout le monde s’accorde à dire qu’il n’y aura pas d’issue purement militaire à cette guerre et qu’il faut donc une issue politique, on oublie souvent d’ajouter que cette solution politique ne peut jaillir du vide. Certaines conditions bien précises doivent être en place pour amener les protagonistes à négocier vraiment la paix. La plus importante de ces conditions, est que le régime Assad n’acceptera jamais de céder son autorité sur le pays si sa survie n’est pas directement menacée. Hors, force est de constater que depuis l’intervention massive des Russes et des Iraniens il y a quelques mois, la balance militaire penche clairement en faveur du régime. La survie de celui-ci, à court terme, n’est clairement plus menacée. Ce qui a amené Bachar Al-Assad à affirmer le mois dernier, non sans aplomb : « nous libérerons chaque centimètre de notre territoire (...) nous n’avons pas d’autres options que la victoire ». Ses intentions sont claires et ne laissent aucune place au doute : son projet est de se maintenir au pouvoir et de le faire par la force. Parvenir à une solution négociée n’est plus à son agenda (si cela y a jamais été).

Dès lors, deux solutions s’offrent aux occidentaux : la première serait de dialoguer avec les Russes pour que ceux-ci mettent la pression sur Assad. Mais vu l’état des relations entre l’UEUSA et la Russie, Poutine ne lâchera pas facilement le levier syrien. La seconde solution pour les Américains serait alors de ne compter que sur eux-mêmes et d’appliquer une pression militaire sur le régime. C’est ce que suggèrent les 51 diplomates. Il faut se souvenir que le régime Assad n’a, dans son histoire, cédé à des demandes extérieures importantes qu’en deux circonstances : quand, après l’Afghanistan et l’Irak, l’administration Bush en avait fait son éventuelle troisième cible, Bachar Al-Assad avait accepté, l’été 2005, le retrait de l’armé syrienne du Liban afin de sortir de la zone trouble. La seconde concession eut lieu en septembre 2013 quand, après l’attaque chimique sur la Ghouta, il accepta de faire détruire son stock d’armes chimiques, par crainte d’une intervention militaire franco-américaine (qui ne vint jamais NDA). Dans les deux cas c’est bien une pression militaire qui l’a poussé à la concession. Il n’est nul besoin d’une action militaire massive. Il « suffit » d’une crainte d’action militaire massive. Détruire l’aviation du régime il y a plusieurs années aurait déjà sauvé des dizaines de milliers de vies. C’est une mission extrêmement facile à accomplir pour un pays comme les États-Unis. Les motifs qui pourraient entraîner une action plus vigoureuse des Américains ne manquent pas : des bombardements de civils au refus de laisser passer l’aide humanitaire en passant par le bombardement de combattants armés par les USA et ne combattant que Daesh. Ces exemples sont tous tirés des deux dernières semaines et ils sont loin d’être exhaustifs.

Une des causes de l’enlisement du conflit en Syrie est indéniablement une certaine léthargie des Occidentaux face au conflit. Léthargie largement alimentée par ce qui est perçu comme un échec des politiques interventionnistes. Or, une politique internationale efficace ne peut se construire sur une lecture dualiste des possibilités s’offrant à nos diplomaties : d’une part, un interventionnisme ravageur, comme le fut celui de Bush en Irak, ou, d’autre part, un laxisme complice, comme ce fut le cas au Rwanda en 1994 et comme c’est le cas aujourd’hui en Syrie. Le principe de souveraineté des États ne doit pas devenir un synonyme de chèque en blanc signé aux dictateurs pour massacrer leur population. Il est à noter d’ailleurs que les 51 responsables américains à l’origine du mémo ne sont en aucun cas des « faucons » défendant l’option militaire en toutes situations. Il y a depuis 2011 une vraie frustration du personnel diplomatique américain travaillant sur la Syrie vis-à-vis de la politique de l’administration Obama en la matière. Robert S. Ford, ambassadeur en poste à Damas en 2011, explique « beaucoup de gens qui travaillent sur la Syrie au sein du Département d’Etat ont longtemps demandé une politique plus sévère envers le gouvernement Assad comme moyen pour faciliter l’arrivée à un accord politique négocié. » A force de ne pas être entendu cela le conduira à la démission en 2014. Robert S. Ford qui, avant cela, avait été écarté un temps du Foreign Service par l’administration Bush qui le jugeait trop critique vis-à-vis de l’intervention américaine en Irak.

La conclusion de cet article sera laissée à Jo Cox. Au sein de la classe politique européenne, la députée travailliste britannique assassinée la semaine passée était l’une des rares femmes politiques en Europe à avoir un avis étayé et clair sur la Syrie : « L’époque où l’Europe pouvait considérer le conflit syrien comme un conflit éloigné est révolue. La lente dégradation de ce pays d’une situation de révolution pacifique à celle d’anarchie violente a des conséquences évidentes pour nous : du départ désespéré de populations fuyant la violence pour venir dans l’UE à la montée de la menace terroriste dans nos rues. Donc, cette crise concerne l’Europe. Pourtant nos gouvernements ont passé des années à se tourner les pouces en regardant cette guerre s’aggraver. Dans l’espace laissé par notre inaction et en l’absence de réponse cohérente et coordonnée au niveau européen, la Russie a participé à alimenter la crise et à amplifier les souffrances des Syriens. [...] Dorénavant, c’est un défi face auquel l’Europe ne pourra plus se permettre de se défiler. »

Benjamin Peltier


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