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Enseignement en Europe. Choc des cultures et performances contrastées

Numéro 7 – 2019 - enseignement Pacte d'excellence performances scolaires système éducatif par Jean-Paul Lambert

octobre 2019

Qu’est-ce qu’un « bon » sys­tème d’enseignement obli­ga­toire ? La réponse ne va pas de soi à en juger par les débats, sou­vent vifs, qui accom­pagnent l’élaboration du « Pacte pour un ensei­gne­ment d’excellence », ain­si, par exemple, l’allongement (d’un an) du « tronc com­mun ». Selon ses par­ti­sans, cet allon­ge­ment aurait pour ver­tu de réduire les inéga­li­tés de per­for­mances sco­laires (étroi­te­ment cor­ré­lées aux inéga­li­tés socioé­co­no­miques) entre élèves. Selon ses détrac­teurs, le risque majeur est celui d’un « nivè­le­ment par le bas ».

Articles

Ces inquié­tudes méritent d’être enten­dues. Une réforme per­çue comme visant, en prio­ri­té, à faire pro­gres­ser les élèves les plus faibles ne risque-t-elle pas de péna­li­ser tous les autres élèves et, en par­ti­cu­lier, les meilleurs ? Pour l’exprimer autre­ment, est-on condam­né à devoir choi­sir entre, d’une part, un ensei­gne­ment plus « équi­table », mais de niveau médiocre et, d’autre part, un ensei­gne­ment plus inéga­li­taire, certes, mais condui­sant la majo­ri­té des élèves à un meilleur niveau ?

Mais la lon­gueur du « tronc com­mun », évo­quée ci-des­sus pour exemple, n’est qu’une des carac­té­ris­tiques struc­tu­relles de tout sys­tème édu­ca­tif. La ques­tion plus géné­rale que nous sou­hai­tons éclai­rer peut se for­mu­ler comme suit : dans quelle mesure les « per­for­mances » d’un sys­tème sont-elles tri­bu­taires de carac­té­ris­tiques struc­tu­relles (en ce com­pris les pra­tiques péda­go­giques) du système ?

Cette ques­tion est au point de départ de notre enquête qui, comme on le lira, nous condui­ra beau­coup plus loin, jusqu’à l’identification de la « nature » pro­fonde des sys­tèmes édu­ca­tifs comme miroirs des socié­tés qui les ont engendrés.

De l’approche comparée des systèmes éducatifs à l’identification de « modèles » éducatifs

L’approche la plus féconde pour éclai­rer cette ques­tion réside en une com­pa­rai­son docu­men­tée des sys­tèmes euro­péens. Par « docu­men­tée », nous visons la prise en compte d’une large palette d’indicateurs, tant sur les carac­té­ris­tiques struc­tu­relles de chaque sys­tème, que sur ses « per­for­mances ». Notre objec­tif sera d’identifier des « familles » de sys­tèmes (que nous appel­le­rons des « modèles ») qui par­tagent des carac­té­ris­tiques struc­tu­relles com­munes et de com­pa­rer les « per­for­mances » res­pec­tives de cha­cun de ces modèles.

Dans la sec­tion sui­vante, nous décri­rons les indi­ca­teurs rete­nus pour cha­cun des vingt-huit sys­tèmes édu­ca­tifs étu­diés (vingt-sept pays dont, pour la Bel­gique, une dis­tinc­tion entre la FWB et la Com­mu­nau­té flamande).

Don­nées Pisa rete­nues sur les sys­tèmes éducatifs

Une source pri­vi­lé­giée d’information sur les sys­tèmes d’enseignement obli­ga­toire est four­nie par l’enquête inter­na­tio­nale Pisa, orga­ni­sée par l’OCDE tous les trois ans depuis l’année 2000. Cette enquête mesure les com­pé­tences (en lec­ture, en mathé­ma­tiques et en sciences) des élèves âgés de quinze ans. Au-delà de la mesure des com­pé­tences des élèves, ces enquêtes Pisa col­lectent aus­si un cer­tain nombre d’informations sur diverses dimen­sions et carac­té­ris­tiques struc­tu­relles des sys­tèmes édu­ca­tifs. Un grand avan­tage de cette source réside dans la rigou­reuse com­pa­ra­bi­li­té des don­nées col­lec­tées pour tous les pays.

Nous uti­li­se­rons les don­nées issues de l’enquête la plus récente (2015).

Indi­ca­teurs des « carac­té­ris­tiques struc­tu­relles » des sys­tèmes

Par­mi les carac­té­ris­tiques struc­tu­relles d’un sys­tème édu­ca­tif, la « stra­ti­fi­ca­tion » orga­ni­sée (ou non) entre élèves ou groupe d’élèves occupe une place cen­trale. Cette stra­ti­fi­ca­tion peut prendre deux dimen­sions (non exclu­sives): « hori­zon­tale » et/ou « verticale ».

Par « stra­ti­fi­ca­tion hori­zon­tale », on vise les poli­tiques de seg­men­ta­tion de la popu­la­tion sco­laire en « filières » dis­tinctes. En FWB, les élèves se voient orien­tés, dès la troi­sième année du secon­daire (c’est-à-dire en prin­cipe à l’âge de qua­torze ans), vers l’une de nos quatre « filières ». Cer­tains pays euro­péens pra­tiquent aus­si une poli­tique de seg­men­ta­tion en « filières » (par­fois même à un âge plus pré­coce que chez nous), mais d’autres pays ont une approche dite « inté­grée » radi­ca­le­ment dif­fé­rente par laquelle tous les élèves pour­suivent leur sco­la­ri­té au sein d’un tronc com­mun « long » jusqu’à l’âge de seize ans1. Nous retien­drons donc l’âge de la sélec­tion (en filières dis­tinctes) comme indicateur.

La « stra­ti­fi­ca­tion ver­ti­cale » vise essen­tiel­le­ment la pra­tique péda­go­gique du redou­ble­ment qui a pour effet de dis­tri­buer des élèves du même âge en des années d’études de niveaux dif­fé­rents. Les enquêtes Pisa mesurent l’ampleur de cette pra­tique par le « taux de retard sco­laire » (à l’âge de quinze ans), c’est-à-dire la pro­por­tion d’élèves qui, à l’âge de quinze ans, ont déjà redou­blé au moins une fois. En moyenne, au sein de l’OCDE, cette pro­por­tion (dans la der­nière enquête Pisa 2015) est de 11%. De nom­breux pays euro­péens affichent un taux de retard sco­laire infé­rieur, tan­dis que d’autres affichent des taux allant jusqu’aux 20%, la palme reve­nant à la FWB avec un taux de… 46%. Nous retien­drons le taux de retard sco­laire (à l’âge de quinze ans) comme indicateur.

Un sys­tème sco­laire se carac­té­rise éga­le­ment par un degré plus ou moins éle­vé de ségré­ga­tion sco­laire. On par­le­ra de ségré­ga­tion sco­laire « forte » lorsque les écoles se dif­fé­ren­cient for­te­ment du point de vue de la com­po­si­tion de leur popu­la­tion sco­laire et de ségré­ga­tion sco­laire « faible » dans le cas contraire. Le degré de ségré­ga­tion sco­laire peut-être mesu­ré soit

  • du point de vue de la com­po­si­tion sociale de la popu­la­tion sco­laire (mesu­rée par l’indice socioé­co­no­mique et cultu­rel des élèves). En cas de ségré­ga­tion sco­laire (sociale) « faible », toutes les écoles ont un public sco­laire socia­le­ment diver­si­fié, tan­dis qu’en cas de ségré­ga­tion sco­laire (sociale) « forte », se marque une nette dif­fé­rence entre écoles de « riches » et écoles de « pauvres ». Nous cal­cu­lons un indice de ségré­ga­tion « sociale » entre écoles ;
  • du point de vue des per­for­mances aca­dé­miques des élèves (mesu­rées par leur score). En cas de ségré­ga­tion sco­laire (aca­dé­mique) « faible », toutes les écoles ont un public sco­laire « aca­dé­mi­que­ment » diver­si­fié, tan­dis qu’en cas de ségré­ga­tion sco­laire (aca­dé­mique) « forte », se marque une nette dif­fé­rence entre écoles d’élèves « forts » et écoles d’élèves « faibles ». Nous cal­cu­lons un indice de ségré­ga­tion « aca­dé­mique » entre écoles.

Comme autres carac­té­ris­tiques struc­tu­relles, nous rete­nons encore l’ampleur du recours à deux dis­po­si­tifs péda­go­giques aux effets inégaux. Par sou­ci de conci­sion, nous n’en ferons plus état ici et invi­tons le lec­teur inté­res­sé à se repor­ter à la ver­sion inté­grale de l’article pour plus d’informations.

Indi­ca­teurs de « per­for­mance » des sys­tèmes

Pour cha­cune des matières (lec­ture, mathé­ma­tiques et sciences), les élèves se voient pro­po­ser des épreuves de niveau de dif­fi­cul­té crois­sant, allant du niveau 1 (facile) au niveau 6 (très dif­fi­cile). Pour chaque matière, l’élève se voit attri­buer un score en fonc­tion des épreuves qu’il a réussies.

Pour chaque matière, on peut ain­si mesu­rer, non seule­ment le score moyen des élèves de chaque sys­tème (pays), mais aus­si le pour­cen­tage d’élèves « forts » (accé­dant aux niveaux 5 et 6) et le pour­cen­tage d’élèves « faibles » (ne dépas­sant pas le niveau 1).

On cal­cule la moyenne sur les trois matières et on retient donc comme indi­ca­teurs de « per­for­mance » d’un système :

  • le score moyen des élèves. C’est l’indicateur qui pola­rise le plus sou­vent l’attention du public (lorsque cer­tains acteurs mettent en garde contre une « baisse de niveau » ou un « nivè­le­ment par le bas »). Il peut être consi­dé­ré comme mesu­rant l’effi­ca­ci­té du sys­tème éducatif.
  • le pour­cen­tage d’élèves « forts », mesu­rant la capa­ci­té du sys­tème à ame­ner le maxi­mum d’élèves à un niveau d’«excellence ».
  • le pour­cen­tage d’élèves « faibles », mesu­rant la capa­ci­té du sys­tème à lais­ser le mini­mum d’élèves « sur la touche ».

Un qua­trième indi­ca­teur mesure la capa­ci­té du sys­tème à réduire les écarts de per­for­mance entre les 25% des élèves les moins favo­ri­sés et les 25% les plus favorisés :

  • la dif­fé­rence de score moyen entre les quar­tiles extrêmes de la dis­tri­bu­tion de l’indice socioé­co­no­mique et cultu­rel des élèves. Cet indi­ca­teur peut être consi­dé­ré comme mesu­rant l’équi­té du sys­tème édu­ca­tif2.

Vers une typo­lo­gie des sys­tèmes édu­ca­tifs européens

L’examen atten­tif des indi­ca­teurs rete­nus pour les carac­té­ris­tiques struc­tu­relles per­met d’identifier quatre « familles » de sys­tèmes qui par­tagent des carac­té­ris­tiques struc­tu­relles proches, et que l’on qua­li­fie­ra de « modèles » édu­ca­tifs :

  • le modèle « nor­dique » regrou­pant les pays scan­di­naves (Dane­mark, Nor­vège, Suède, Fin­lande), les pays baltes (Esto­nie, Let­to­nie) et la Pologne ;
  • le modèle « anglo-saxon » regrou­pant, en Europe, le Royaume-Uni et l’Irlande et, hors d’Europe, les États-Unis, le Cana­da, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ;
  • le modèle « conti­nen­tal » regrou­pant les pays du conti­nent (Pays-Bas, FWB, Com­mu­nau­té fla­mande, France, Alle­magne, Autriche, Suisse, Répu­blique tchèque, Slo­va­quie, Hon­grie, Slovénie);
  • le modèle « de l’Europe du Sud » regrou­pant l’Espagne, le Por­tu­gal, l’Italie et la Grèce.

Carac­té­ris­tiques struc­tu­relles des « modèles » édu­ca­tifs

Les pays rele­vant du modèle « nor­dique » ont fait le choix « poli­tique » d’une stra­ti­fi­ca­tion la plus faible pos­sible entre élèves ou groupes d’élèves : pas de seg­men­ta­tion en « filières » dis­tinctes (du moins, avant l’âge de seize ans) et absence presque totale de redou­ble­ment (d’où main­tien de la qua­si-tota­li­té des élèves du même âge dans la même année d’études). Ces choix poli­tiques abou­tissent à un « pay­sage sco­laire » carac­té­ri­sé par une très faible ségré­ga­tion, tant sociale qu’académique, entre écoles.

Pour résu­mer sim­ple­ment, dans le modèle « nor­dique », tous les élèves du même âge sont édu­qués dans la même année d’études, au sein d’une filière com­mune, dans des écoles et dans des classes pré­sen­tant une très grande mixi­té, tant sociale qu’académique.

Les pays rele­vant du modèle « conti­nen­tal » déve­loppent une stra­té­gie édu­ca­tive qua­si­ment à l’opposé de celle du modèle « nor­dique » : seg­men­ta­tion pré­coce de la popu­la­tion sco­laire en « filières » dis­tinctes et recours inten­sif au redou­ble­ment. Ces choix poli­tiques génèrent un « pay­sage sco­laire » mar­qué par une forte ségré­ga­tion, aus­si bien sociale qu’académique, entre écoles.

En résu­mé, la stra­té­gie édu­ca­tive du modèle « conti­nen­tal » semble fon­dée sur l’idée que c’est en tri­ant et en regrou­pant les élèves selon leurs apti­tudes et moti­va­tions que l’on consti­tue­ra des ensembles (classes et même écoles) plus homo­gènes, et donc plus à même d’amener chaque caté­go­rie d’élèves à son meilleur potentiel.

Le modèle « anglo-saxon » se pré­sente, par ses carac­té­ris­tiques struc­tu­relles, comme plus proche du modèle « nor­dique » que du modèle « conti­nen­tal ». Ain­si, la « stra­ti­fi­ca­tion » entre élèves et groupes d’élèves y est aus­si faible que dans le modèle « nor­dique » (absence de filières et très faible redou­ble­ment). En revanche, la ségré­ga­tion (sociale, sur­tout) entre écoles est supé­rieure à celle du modèle « nor­dique » (tout en res­tant infé­rieure à celle du modèle « conti­nen­tal »)3.

Le modèle « de l’Europe du Sud », moins homo­gène que les autres, se pré­sente essen­tiel­le­ment comme une ver­sion un peu atté­nuée (en par­ti­cu­lier, pour l’âge de la sélec­tion) du modèle « conti­nen­tal » et affli­gée, en outre, d’une extrême « pas­si­vi­té » dans le recours aux dis­po­si­tifs péda­go­giques. Nous n’y ferons plus allu­sion dans cette ver­sion « conden­sée » de l’article.

« Per­for­mances » com­pa­rées des « modèles » édu­ca­tifs

Les « per­for­mances » com­pa­rées des trois modèles édu­ca­tifs (« nor­dique », « anglo-saxon » et « conti­nen­tal »), qui se par­tagent la par­tie « riche » de l’espace euro­péen4, peuvent se résu­mer ainsi :

  • du point de vue du score moyen atteint par les élèves (indi­ca­teur d’«effi­ca­ci­té »), les trois modèles pro­duisent des résul­tats très proches (avec un léger avan­tage cepen­dant pour le modèle « nordique »);
  • du point de vue de la capa­ci­té du sys­tème édu­ca­tif à assu­rer la « mobi­li­té sociale à l’école » (indi­ca­teur d’équité), le modèle édu­ca­tif « nor­dique » est clai­re­ment le plus per­for­mant, sui­vi d’assez près par le modèle « anglo-saxon », le modèle « conti­nen­tal » appa­rais­sant, de loin, comme le plus « inéquitable ».

Voi­là qui éclaire une ques­tion posée en début d’article : peut-on viser à la fois l’efficacité (score éle­vé, en moyenne, pour les élèves) et l’équité (plus grande éga­li­té des chances)? La réponse est oui, sans ambigüi­té : en matière d’éducation, on n’est pas contraint de devoir arbi­trer entre équi­té et effi­ca­ci­té.

Ensuite, pour ce qui concerne leur capa­ci­té à pro­duire une « élite » (pour­cen­tage d’élèves « forts »), les trois modèles pré­sentent des per­for­mances très proches. Mais ils se dis­tinguent plus net­te­ment quant à leur capa­ci­té à lais­ser le moins d’élèves pos­sible « sur la touche » (pour­cen­tage d’élèves « faibles »). Sur ce der­nier cri­tère, le modèle « nor­dique » pro­duit à nou­veau les meilleures per­for­mances, sui­vi d’assez près par le modèle « anglo-saxon », le modèle « conti­nen­tal » affi­chant des per­for­mances beau­coup plus faibles.

Modèles éducatifs et welfare regimes : les « valeurs » sous-jacentes

Pour­quoi, face à ce bilan qui leur est défa­vo­rable, les pays rele­vant du modèle « conti­nen­tal » ne se décident-ils pas à ali­gner leurs sys­tèmes sur ceux des modèles plus « per­for­mants » ? On songe en par­ti­cu­lier aux carac­té­ris­tiques struc­tu­relles de « stra­ti­fi­ca­tion » des popu­la­tions sco­laires (sépa­ra­tion pré­coce en filières dis­tinctes et recours impor­tant au redoublement).

La réponse est que nous ne par­lons pas ici de simples ajus­te­ments « tech­niques », mais bien de la struc­ture, et donc de la nature, des sys­tèmes édu­ca­tifs. Or ceux-ci sont pro­fon­dé­ment enra­ci­nés dans la « culture » des dif­fé­rents pays, au point de reflé­ter — fût-ce de manière incons­ciente — une « vision du monde » ou une « idéo­lo­gie » propre à ces pays.

Pour le com­prendre, on peut tirer pro­fit des tra­vaux scien­ti­fiques por­tant sur les sys­tèmes de pro­tec­tion sociale (Wel­fare State) et, en par­ti­cu­lier, des tra­vaux de Esping-Ander­sen et de ses suc­ces­seurs. Dès 1990, s’appuyant sur l’analyse com­pa­rée d’un grand nombre d’indicateurs, Esping-Ander­sen pro­po­sait une typo­lo­gie des sys­tèmes de pres­ta­tions sociales (pen­sion, soins de san­té, chô­mage) et dis­tin­guait trois grands modèles, qu’il appe­lait « régimes » (wel­fare regimes) se répar­tis­sant l’Europe occi­den­tale. Il mon­trait aus­si que ces trois régimes cor­res­pondent à des aires cultu­relles dis­tinctes au sein des­quelles le poids de l’histoire (influence pré­pon­dé­rante d’une logique « beve­rid­gienne » uni­ver­sa­liste ou d’une logique « bis­mar­ckienne », poids his­to­rique de l’État, rôle des « corps de métiers », etc.) conju­gué aux forces sociales et poli­tiques domi­nantes (de tra­di­tion libé­rale, sociale-démo­crate ou démo­crate-chré­tienne) ont pro­gres­si­ve­ment pro­duit des sys­tèmes de pro­tec­tion sociale par­ta­geant des traits communs.

Il iden­ti­fiait ainsi :

  • un régime qua­li­fié de social-démo­crate, cou­vrant les pays scan­di­naves dont les sys­tèmes de pres­ta­tions sociales suivent une logique uni­ver­sa­liste et érigent la valeur de l’éga­li­té entre tous les citoyens comme objec­tif central ;
  • un régime qua­li­fié de libé­ral, cou­vrant les pays anglo-saxons dont les sys­tèmes de pres­ta­tions sociales suivent éga­le­ment une logique uni­ver­sa­liste, mais sont peu déve­lop­pés car ils érigent la valeur de la liber­té indi­vi­duelle comme valeur cardinale ;
  • un régime qua­li­fié de conser­va­teur-cor­po­ra­tiste, cou­vrant les pays du conti­nent dont les sys­tèmes de pres­ta­tions sociales suivent une logique « bis­mar­ckienne », qui lie le droit à la pro­tec­tion sociale au tra­vail sala­rié et, plus par­ti­cu­liè­re­ment au sta­tut du tra­vailleur. Les déter­mi­nants his­to­riques y ont pro­duit des sys­tèmes de pro­tec­tion sociale très déve­lop­pés, mais éga­le­ment très stra­ti­fiés selon le sta­tut pro­fes­sion­nel du tra­vailleur (fonc­tion­naire, employé, ouvrier, indé­pen­dant, che­mi­not, etc.). L’objectif cen­tral est la pré­ser­va­tion de la sta­bi­li­té sociale dans un sys­tème où cha­cun se voit assi­gné à sa « juste » place en fonc­tion de son statut.

Esping-Ander­sen ne s’était pas pen­ché sur l’enseignement qui fait pour­tant aus­si par­tie du « package » du wel­fare state. Notre exer­cice de typo­lo­gie des sys­tèmes édu­ca­tifs abou­tit à iden­ti­fier trois grands modèles édu­ca­tifs qui se par­tagent l’Europe5 selon une par­ti­tion qui coïn­cide exac­te­ment avec la par­ti­tion des « régimes » de pres­ta­tions sociales d’Esping-Andersen : notre modèle « nor­dique » cor­res­pond au régime « social-démo­crate » d’Esping-Andersen, notre modèle « anglo-saxon » cor­res­pond à son régime « libé­ral » et notre modèle « conti­nen­tal » cor­res­pond à son régime « conservateur-corporatiste ».

Ces cor­res­pon­dances ne sont évi­dem­ment pas for­tuites comme le montre la confron­ta­tion des carac­té­ris­tiques struc­tu­relles de nos modèles édu­ca­tifs avec les « valeurs » cen­trales des « régimes » d’Esping-Andersen :

  • absence de stra­ti­fi­ca­tion des popu­la­tions sco­laires et faible degré de ségré­ga­tion du champ sco­laire dans les pays met­tant en avant la valeur d’égalité (régime « social-démocrate »);
  • absence de stra­ti­fi­ca­tion des popu­la­tions sco­laires et degré modé­ré de ségré­ga­tion du champ sco­laire dans les pays met­tant en avant la valeur de liber­té indi­vi­duelle (régime « libé­ral »). Il faut, en effet, com­prendre que les pays de tra­di­tion libé­rale, ayant éri­gé la liber­té indi­vi­duelle comme valeur cen­trale, pro­fessent la convic­tion forte que tout indi­vi­du suf­fi­sam­ment doué, moti­vé et tra­vailleur doit pou­voir accé­der à la réus­site. Ce qui induit natu­rel­le­ment une vision de l’éducation comme un « capi­tal humain » dont la base doit être four­nie à tous pour garan­tir une réelle « éga­li­té des chances» ;
  • forte stra­ti­fi­ca­tion des popu­la­tions sco­laires et fort degré de ségré­ga­tion du champ sco­laire dans les pays met­tant en avant la valeur de sta­bi­li­té sociale (régime « conservateur-
    corporatiste »).

Attar­dons-nous un moment sur ce régime « conser­va­teur-cor­po­ra­tiste », dont relève aus­si la FWB. Dans les pays rele­vant de ce régime, des sys­tèmes de pro­tec­tion sociale très stra­ti­fiés vont natu­rel­le­ment de pair avec des sys­tèmes édu­ca­tifs éga­le­ment mar­qués par une forte stra­ti­fi­ca­tion des popu­la­tions sco­laires et une forte ségré­ga­tion du champ sco­laire. Cet état des choses reflète une « vision du monde » lar­ge­ment par­ta­gée (cha­cun à sa « juste » place) qui consacre la pré­ser­va­tion de la sta­bi­li­té sociale (pour ne pas dire le main­tien de l’ordre social éta­bli) comme une « valeur » cen­trale. D’où le qua­li­fi­ca­tif de « conser­va­teur » qu’Esping-Andersen a acco­lé à ce régime (et aux socié­tés qui s’en réclament).

Il est d’ailleurs révé­la­teur que le par­ti conser­va­teur Droit et Jus­tice (PiS) polo­nais, reve­nant au pou­voir en 2015 avec une majo­ri­té abso­lue, s’empresse, dès 2017, de « détri­co­ter » la réforme du sys­tème édu­ca­tif polo­nais mise en œuvre en 1999 par un gou­ver­ne­ment for­mé de par­tis issus du mou­ve­ment Soli­dar­nosc. Et cela, sans états d’âme et en dépit des brillants suc­cès (d’ailleurs salués par l’OCDE) engran­gés par cette réforme ins­pi­rée du modèle « nordique ».

Réflexions finales

Ter­mi­nons par quelques réflexions sur la FWB. Le constat (voir la ver­sion inté­grale de l’article) est clair : le sys­tème édu­ca­tif de la FWB est à la fois très peu effi­cace et très peu équi­table… tout en étant très cou­teux. C’est un tel constat qui avait sus­ci­té l’initiative du « Pacte pour un ensei­gne­ment d’excellence ». Très logi­que­ment, le « Pacte » s’inspire, pour par­tie, de l’observation de sys­tèmes à la fois plus effi­caces et plus équi­tables, qu’ils relèvent du modèle « nor­dique » (régime « social-démo­crate ») ou du modèle « anglo-saxon » (régime « libé­ral »). En témoignent, par exemple, les réso­lu­tions visant à allon­ger (d’un an) le tronc com­mun6 et à réduire l’ampleur du recours au redoublement.

Ces réso­lu­tions, dont la per­ti­nence se voit confor­tée par les conclu­sions de notre ana­lyse com­pa­rée des sys­tèmes, ne sont pour­tant pas una­ni­me­ment accueillies avec faveur, comme en témoigne la vigueur des débats publics accom­pa­gnant le « Pacte ». Nom­breux sont encore les acteurs, tant à gauche (CGSP Ensei­gne­ment, par exemple) qu’à droite (par­ti MR, par exemple), expri­mant leur scep­ti­cisme, sinon leur hostilité.

Com­ment expli­quer ces résis­tances, alors que les réformes pro­po­sées ont toutes les chances d’avoir pour double effet, comme dans la réforme polo­naise très mal­heu­reu­se­ment sabor­dée par le par­ti conser­va­teur PiS, d’élever le niveau des élèves et de réduire l’«iniquité » de notre sys­tème éducatif ?

L’explication la plus plau­sible, en dehors de la crainte du chan­ge­ment, réside dans l’absence du recul néces­saire à la prise de conscience de la véri­table nature de notre sys­tème édu­ca­tif. Col­lec­ti­ve­ment immer­gés depuis notre enfance dans une socié­té struc­tu­rée par de mul­tiples cli­vages et stra­ti­fi­ca­tions7, nous avons fini par les consi­dé­rer comme « natu­rels », y com­pris au sein du sys­tème édu­ca­tif, sans mesu­rer le carac­tère authen­ti­que­ment « conser­va­teur » de notre sys­tème. D’autres socié­tés, qu’elles soient ani­mées par des valeurs « de gauche » ou par des valeurs « libé­rales », ont fait d’autres choix, mani­fes­te­ment plus heu­reux tant pour l’objectif d’efficacité que pour celui de l’égalité des chances.

Si, au-delà de l’apport à la connais­sance, cet article pou­vait contri­buer à désa­mor­cer les réti­cences d’acteurs actuel­le­ment récal­ci­trants, qu’ils soient por­teurs d’une sen­si­bi­li­té « de gauche » ou d’une sen­si­bi­li­té « libé­rale », il n’aura pas été inutile.

  1. Dans la toute grande majo­ri­té des pays, l’âge de la fin de la sco­la­ri­té obli­ga­toire est fixé à seize ans.
  2. On montre que cet indi­ca­teur peut aus­si être inter­pré­té comme une mesure de la « mobi­li­té sociale à l’école ».
  3. Sans doute l’importance (un peu) plus grande prise par l’enseignement pri­vé dans cer­tains pays du modèle « anglo-saxon » peut-elle expli­quer cette plus forte ségré­ga­tion sociale entre écoles.
  4. Pour des rai­sons métho­do­lo­giques, il convient de ne com­pa­rer, en termes de « per­for­mances », que des pays de niveau de déve­lop­pe­ment com­pa­rable. Voir l’article inté­gral pour les « per­for­mances » des « modèles » cou­vrant les pays plus « pauvres » de l’Europe (Europe du Sud et ancienne « Europe de l’Est »).
  5. À l’exception d’un qua­trième « modèle », quelque peu hybride, ne concer­nant que l’Europe du Sud.
  6. Vu la mise en place pro­gres­sive du nou­veau tronc com­mun, l’allongement (d’un an) de celui-ci ne sera pas effec­tif avant l’année sco­laire 2028 – 2029.
  7. Notons encore, pour la Bel­gique, un autre cli­vage, absent de la plu­part des socié­tés asso­ciées au régime « conser­va­teur-cor­po­ra­tiste » : le cli­vage « phi­lo­so­phique » ou « confes­sion­nel », qui touche à la fois notre sys­tème édu­ca­tif et notre sys­tème des soins de santé.

Jean-Paul Lambert


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