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Éloge de la phobie

Numéro 3 mars 2014 par

février 2014

À quoi servent les peurs diverses et mul­tiples qui nous assaillent, par exemple, celle de l’homosexuel, du musul­man, du délin­quant ? Ces caté­go­ries de per­sonnes, socia­le­ment construites, repré­sen­te­raient des menaces pour l’ordre et l’existence même de la socié­té. Ces véri­tables « boucs émis­saires » per­mettent de main­te­nir la nor­ma­ti­vi­té en répri­mant les liber­tés de ceux qui les mena­ce­raient. Au risque de se retour­ner contre tous…

Dossier

La peur est par­tout… du moins en tant qu’antienne. Les gens ont peur, paraît-il, de sor­tir le soir, du chô­mage, de l’insécurité dans leur quar­tier, du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, de la pol­lu­tion, de vivre moins bien demain qu’aujourd’hui, de la réces­sion, de la déli­ques­cence du lien social, de la dis­pa­ri­tion de la famille, de la perte des valeurs, de la baisse du niveau (de l’enseignement, des pres­ta­tions de sécu­ri­té sociale, de la nappe phréa­tique, du CEB, des ensei­gnants, de la moti­va­tion des tra­vailleurs, des per­for­mances de l’économie natio­nale, du cours des actions), des étran­gers, des Roms, des alloch­tones, des musul­mans, du ter­ro­risme, de l’islam radi­cal, etc.

Il nous a sem­blé néces­saire de nous pen­cher sur ces peurs, de les inter­ro­ger pour com­prendre, non seule­ment en quoi consistent ces peurs, mais aus­si à quoi elles nous servent. Car il est vrai que, dans leur masse mou­vante, il en est qui font sou­dain flo­rès, qui semblent bonnes à tout (et à son contraire), qui sont lar­ge­ment par­ta­gées, tan­dis que d’autres, dans un même temps, sont limi­tées à un petit groupe, niées, délé­gi­ti­mées, voire socia­le­ment condam­nées. Le sys­tème de nos peurs est donc une construc­tion sociale.

La peur

La peur est avant tout un sen­ti­ment indi­vi­duel, une réac­tion plus ou moins directe à la per­cep­tion d’un dan­ger. Bien enten­du, elle ne repose pas néces­sai­re­ment sur une réa­li­té objec­tive, sinon, la peur des fan­tômes n’existerait pas… Bien sûr, les angoisses indi­vi­duelles peuvent entrer en réso­nance les unes avec les autres, émergent alors des peurs col­lec­tives, fruits d’une construc­tion liée à la dif­fu­sion de repré­sen­ta­tions sociales : des élé­ments sont com­bi­nés en des récits, des mythes et des pra­tiques qui sus­citent et orientent la peur. De la peur de la fin du monde à celle de la dam­na­tion, en pas­sant par celle des com­mu­nistes, des enva­his­seurs ou de l’inflation, les peurs col­lec­tives sont légion, même dans une socié­té qui a éri­gé la Rai­son scien­ti­fique au rang d’idéologie.

Le sen­ti­ment d’insécurité — au sens de peur d’être vic­time d’une infrac­tion — peut ain­si être à la fois un sen­ti­ment indi­vi­duel, sus­ci­té par la confron­ta­tion à des dan­gers ou, plus lar­ge­ment, à une expé­rience néga­tive de son envi­ron­ne­ment, mais se consti­tuer éga­le­ment en peur col­lec­tive quand il se décline en récits par médias inter­po­sés, quand il enva­hit les « réseaux sociaux » ou colo­nise les dis­cours poli­tiques. Il s’incarne alors au sein des repré­sen­ta­tions sociales en des figures de la peur — situa­tions, indi­vi­dus ou groupes d’individus consti­tués col­lec­ti­ve­ment en source de dan­ger, dont la crainte appa­rait alors légi­ti­mée, voire encouragée.

Cette peur col­lec­tive — sen­ti­ment d’insécurité — peut à son tour s’incarner en une pré­oc­cu­pa­tion pour la sécu­ri­té, consti­tu­tion en objet poli­tique de la peur col­lec­tive1. C’est ce der­nier point qui nous inté­res­se­ra ici, non qu’il résume l’ensemble de la ques­tion de la peur aujourd’hui, loin de là, mais qu’il per­met d’interroger ce que les peurs font à l’action, aux pra­tiques et aux dis­cours politiques.

Nous ne pour­rons bien enten­du pas nous pen­cher sur cha­cune des peurs « cou­lées » en forme poli­tique. Nous nous cen­tre­rons au contraire sur des peurs qui nous paraissent par­ti­cu­liè­re­ment vives ces der­niers temps et qui se foca­lisent sur la construc­tion sociale de trois figures de la peur qui hantent les dis­cours publics — poli­tiques ou non — : l’homosexuel, le musul­man et le délin­quant. Ces figures ont en effet lar­ge­ment nour­ri le dis­cours public de la peur au cours des der­nières années et il est utile de les inter­ro­ger ensemble.

Les figures de la peur (qui sont ceux qui nous menacent et de quoi?)

Les trois figures de la peur aux­quelles nous nous réfé­rons ne sus­citent pas toutes la panique et n’effraient pas les mêmes per­sonnes. Entre l’homosexuel reven­di­ca­tif — le lob­by gay dénon­cé par cer­tains, dont le pape lui-même — et le délin­quant des ban­lieues, les res­sorts sont dif­fé­rents. Cepen­dant ils par­tagent le triste pri­vi­lège d’être iden­ti­fiés à des menaces et, par­tant, de sus­ci­ter, d’une manière ou d’une autre, la peur.

Nous deman­de­rons au lec­teur de bien vou­loir gar­der à l’esprit que si, tout au long du texte, nous nous réfè­re­rons aux « musul­mans », aux « homo­sexuels » ou aux « délin­quants », c’est sans jamais reprendre (consciem­ment du moins) ces « caté­go­ries » à notre compte. Nous les tenons pour ce qu’elles sont : des construc­tions sociales (ou socio­lo­giques) par­fai­te­ment contes­tables et, en aucun cas, naturelles.

L’homosexuel

L’homosexuel ne sus­cite que peu de craintes tant qu’il « reste dis­cret ». S’il s’avise de deve­nir visible, de récla­mer le droit à par­ler de son homo­sexua­li­té, voire de mili­ter pour se voir recon­naitre cer­tains droits — au pre­mier rang des­quels, ceux au mariage et à l’adoption —, il sus­cite rapi­de­ment la crainte. Au cours du récent — et lamen­table — « débat » fran­çais autour du mariage entre per­sonnes de même sexe, tout fut enten­du à pro­pos des dan­gers ter­ribles que ces gays et les­biennes font cou­rir par leurs reven­di­ca­tions. Le péril quant à l’avenir repro­duc­tif de l’espèce humaine2, la démo­ra­li­sa­tion de la jeu­nesse et sa conta­gion par l’homosexualité, la per­tur­ba­tion des enfants qui leur seraient confiés (que ce soit du fait de la néces­si­té natu­relle d’un père et d’une mère ou de celui des moque­ries au sein d’une socié­té assu­mée comme homo­phobe), la désta­bi­li­sa­tion de la famille comme cel­lule fon­da­men­tale de la socié­té, voire le viol des enfants par des homo­sexuels rava­lés au rang de pédophiles.

His­toires à dor­mir debout ? para­noïa col­lec­tive ? peut-être, mais le dis­cours fut répé­té, mar­te­lé, repris de proche en proche, par­ta­gés entre diverses fac­tions d’une droite plus ou moins convain­cue de la jus­tesse de la cause et plus ou moins consciente du gain qu’il y aurait à s’en empa­rer. Il en résulte un dis­cours essen­tiel­le­ment axé sur la peur. L’homosexuel n’est plus dénon­cé uni­que­ment pour ce qu’il fut long­temps : un dépra­vé, un déviant ou un dan­ge­reux contes­ta­taire de l’ordre éta­bli. Ce sont sur­tout ses actes à por­tée col­lec­tive qui lui sont repro­chés : la reven­di­ca­tion du mariage et de l’adoption, toutes actions impli­quant autrui, de même qu’un éven­tuel prosélytisme.

Dans leur immense majo­ri­té, les oppo­sants au mariage homo­sexuel se défendent bien enten­du de toute homo­pho­bie. Ils n’ont rien contre les homo­sexuels, res­pectent leur « liber­té de choix » (réelle ou sup­po­sée) d’orientation sexuelle et vont même jusqu’à décla­rer qu’ils les aiment (chré­tien­ne­ment) comme le com­mande leur foi.

Il n’en demeure pas moins que, quel que soit le mot que l’on uti­lise, l’opposition qui se déve­lop­pa usa lar­ge­ment du res­sort de la peur pour faire pas­ser son mes­sage et réac­ti­va, à n’en pas dou­ter, d’inavouables, parce qu’aujourd’hui illé­gi­times, rejets de l’homosexualité en tant que telle. Pour preuve, la totale absence, dans le dis­cours de ces per­sonnes défen­dant la famille avec « un papa et une maman », des innom­brables familles mono­pa­ren­tales, bio­lo­giques ou par adop­tion célibataire.

Le délinquant

Une autre figure contem­po­raine de la peur est le délin­quant. Les dis­cours sur l’insécurité font, depuis plus de vingt ans, par­tie des dis­cours publics (notam­ment média­tiques) et poli­tiques. Si, au départ, ce thème était la chasse gar­dée de l’extrême droite, il faut noter que, rapi­de­ment, il fut repris, avec plus ou moins de répu­gnance, par l’ensemble du spectre poli­tique. Le sen­ti­ment d’insécurité, phé­no­mène dif­fi­ci­le­ment mesu­rable, a donc débou­ché sur une pré­oc­cu­pa­tion (poli­tique) pour l’insécurité.

Tech­ni­que­ment est délin­quant, tout qui enfreint la loi : le voleur, l’agresseur, mais aus­si le frau­deur fis­cal, le cri­mi­nel en col blanc ou le conduc­teur peu res­pec­tueux du code de la route. Il est cepen­dant bien clair que la peur du délin­quant ne concerne pas le patron qui embauche des étran­gers en situa­tion illé­gale, le res­tau­ra­teur qui omet d’émettre des « souches TVA » ou le conduc­teur qui, quo­ti­dien­ne­ment, se gare sur des pistes cyclables. Quels que puissent être les dom­mages sociaux cau­sés par ces com­por­te­ments — et ils sont consi­dé­rables dans le cas de la fraude fis­cale —, la peur concerne essen­tiel­le­ment ce qu’il est conve­nu d’appeler la « petite délin­quance », voire les inci­vi­li­tés. Vols de peu d’ampleur, agres­sions, har­cè­le­ment en rue, pré­sence gênante dans l’espace public, etc.

La repré­sen­ta­tion de l’individu sus­cep­tible d’adopter ce com­por­te­ment prend la forme d’un homme jeune, urbain, d’un niveau socioé­co­no­mique faible… et d’« ori­gine étran­gère ». On le voit, entre ce que peuvent être la situa­tion en matière de délin­quance et l’image qui en est for­gée dans le cadre de la construc­tion sociale de peurs, il y a plus qu’une nuance.

L’étranger ou, mieux, le musulman

Troi­sième figure de la peur qui retien­dra ici notre atten­tion : l’« étran­ger » ou, plus com­mo­dé­ment, le « musul­man ». Il est à cet égard frap­pant que, au cours des deux der­nières décen­nies, à mesure qu’il deve­nait illé­gi­time de stig­ma­ti­ser les per­sonnes d’« ori­gine étran­gère » pour leur eth­ni­ci­té et la cou­leur de leur peau, s’est déve­lop­pée une stig­ma­ti­sa­tion se fon­dant sur leur « choix » reli­gieux, tant en termes d’adhésion que de pra­tiques cultuelles et culturelles.

L’« Arabe » a donc lar­ge­ment fait place au « musul­man ». Celui-ci n’est pas étran­ger puisqu’il est bien sou­vent un natio­nal, par­fois un conver­ti. Il n’en demeure pas moins que les caté­go­ries de « musul­man », « alloch­tone », « issu de l’immigration » ou d’« ori­gine étran­gère » se recouvrent lar­ge­ment. Bien enten­du, l’assimilation du ter­ro­risme à l’islamisme radi­cal a gran­de­ment aidé à l’instauration du musul­man comme figure col­lec­tive du dan­ger. Au-delà, divers com­por­te­ments sont dénon­cés, allant du port du voile par des femmes de confes­sion musul­mane à la reven­di­ca­tion de dis­po­ser de viande halal dans cer­taines can­tines col­lec­tives, en pas­sant par les mariages for­cés, la reven­di­ca­tion de construc­tion de lieux de culte, le refus de ser­rer la main de per­sonnes de l’autre sexe, voire de se faire maquiller par elles avant de pas­ser à la télé­vi­sion3, ou encore, la cir­con­ci­sion4.

Le voile, notam­ment en milieu sco­laire, mais, de plus en plus, dans les admi­nis­tra­tions, les entre­prises, voire dans l’espace public, est un excellent exemple de ce rejet d’un « choix » musul­man. Qu’il s’agisse de condam­ner les femmes déci­dant de le por­ter au nom de leur mépris pour ceux qui ne pour­ront plus les regar­der, d’affirmer que les musul­manes voi­lées y sont toutes contraintes par les hommes de leur famille (et, donc, ne font pas de choix), de poin­ter des com­por­te­ments de pudeur comme poli­tiques, autant de coups de canif au contrat social répu­bli­cain, autant de coups de poi­gnard dans le dos des femmes qui ont si long­temps lut­té pour être les égales des hommes, ou encore de défendre la neu­tra­li­té de l’État, voire de l’espace public, le voile est condam­né de toutes parts. Cha­cun peut faire son mar­ché par­mi les argu­ments contra­dic­toires qui sont uti­li­sés à cette fin. Par­ti­cu­liè­re­ment per­ni­cieux est d’ailleurs ce sys­tème qui revient, d’une part, à vou­loir inter­dire le choix de la femme musul­mane quand elle serait une « actrice ration­nelle » et, d’autre part, à s’offusquer de ce que sa reli­gion, son mari ou sa culture l’entraveraient dans sa néces­saire pro­gres­sion vers la digni­té d’actrice ration­nelle, seule posi­tion qui vaille sous nos latitudes.

Le musul­man n’est cepen­dant pas le seul « étran­ger » en ligne de mire. Bien enten­du, les immi­grés, sur­tout illé­gaux, sont poin­tés du doigt. La dif­fi­cul­té, avec eux, c’est que leur mal­heur est par­ti­cu­liè­re­ment visible (ne fût-ce que par la cou­ver­ture média­tique des catas­trophes et conflits) et paraît bien plus impor­tant que le nôtre. Nous sommes donc bien obli­gés de com­pa­tir à leur sort et, rap­pe­lant que nous ne pou­vons « accueillir toute la misère du monde », de les ren­voyer chez eux, la larme à l’œil. Ils sont plus pitoyables qu’effrayants.

Une excep­tion à cette situa­tion : des étran­gers euro­péens dont per­sonne ne veut, que per­sonne — ou presque — ne défend, et dont la répu­ta­tion de voleurs de poules n’est plus à faire ; les Roms sont des figures idéales de cet étran­ger qui nous encombre, enlai­dit nos villes et dépouille nos bas­se­cours. Certes, inor­ga­ni­sés et sans relais média­tiques, ils sont des cibles idéales, mais il faut recon­naitre qu’ils sont bien moins inquié­tants que les musul­mans, à la fois caïds de ban­lieues, ter­ro­ristes et cin­quième colonne d’un Grand Rem­pla­ce­ment de popu­la­tion5.

L’ordre

Ce qui semble réunir ces trois figures de la peur — qui ne sont pas, rap­pe­lons-le, les seules que nous croi­sons —, c’est la construc­tion d’un dis­cours les pré­sen­tant comme un péril pour l’ordre en place.

L’ordre moral et fami­lial est ain­si mena­cé par des homo­sexuels qui reven­diquent la recon­nais­sance col­lec­tive et juri­dique de leurs couples, en ce com­pris l’établissement d’une filia­tion. L’homosexuel est aus­si soup­çon­né de cor­rompre la jeu­nesse, notam­ment du fait de la conta­gion de son homo­sexua­li­té à la des­cen­dance qu’il réclame, et parce que la bana­li­sa­tion de l’homosexualité serait un puis­sant inci­ta­tif à la « conver­sion des enfants » dès leur plus jeune âge (thème déjà évo­qué par Mar­ga­ret That­cher en 1983). Ima­gi­nez que ne pèse plus sur l’homosexuel ou le bisexuel la menace d’être pri­vé de la vie banale et ordi­naire à laquelle il aspire !

Mais cet ordre fami­lial et moral est éga­le­ment mena­cé par les musul­mans, tant il est vrai que la famille musul­mane est au centre de l’attention : mariages for­cés, vio­lence intra­fa­mi­liale, inéga­li­té entre les sexes et inca­pa­ci­té à éle­ver cor­rec­te­ment leurs enfants, muti­la­tions6, les familles iden­ti­fiées comme « musul­manes » sont sus­pectes. Elles remet­traient en cause nos familles nucléaires et contrac­tuelles, fon­dées sur l’égalité homme-femme et sur une bien­veillance à l’égard des enfants visant leur indi­vi­dua­tion. Certes, entre les conser­va­teurs nos­tal­giques d’une stricte dis­tinc­tion des rôles de genre — la mère tendre et dévouée, le père juste, mais ferme — et les moder­nistes défen­dant une famille occi­den­tale moderne et à géo­mé­trie variable, il y a plus qu’une nuance. Il n’en reste pas moins que, pour les uns et les autres, c’est un ordre moral et fami­lial — libé­ral ou strict — qui est mena­cé par des musul­mans. Ceux-ci sont ain­si accu­sés de mena­cer à la fois la famille « tra­di­tion­nelle » et la famille « moderne ».

Faut-il détailler le fait que le « délin­quant » aus­si est une menace pour un cer­tain ordre moral, en même temps qu’il est un symp­tôme de la déli­ques­cence de l’ordre fami­lial et de l’autorité paren­tale : les enfants éle­vés dans des envi­ron­ne­ments per­mis­sifs, dépour­vus de toute valeur et inca­pables de conce­voir la moindre limite à leur action, deviennent des indi­vi­dus amo­raux, puis immo­raux et enfin délin­quants. On note­ra ici une fois de plus l’importance de la figure de l’étranger, et sur­tout de l’« Ara­bo-musul­man », dans la consti­tu­tion de la repré­sen­ta­tion du délin­quant. En fin de compte, le jeune musul­man est un être sans valeurs ni prin­cipes lorsqu’il traine dans la rue, mais un dan­ge­reux isla­miste lorsqu’il adhère à des prin­cipes moraux reli­gieux. La fenêtre de tir est étroite, s’il veut obte­nir l’approbation de ses contem­po­rains. Des valeurs, oui, mais pas musulmanes !

On l’aura com­pris, cette crainte pour l’ordre moral et fami­lial rejoint, par cer­tains points, une crainte pour l’ordre public. La vision d’une socié­té anar­chique, dans laquelle l’homme serait de nou­veau un loup pour l’homme, hante nos contem­po­rains. Au pre­mier plan des menaces, le délin­quant, bien enten­du. Se pro­file la peur d’un déli­te­ment du lien social et de la mort de la socié­té, consé­cu­tive à celle de ses normes. Ce sou­ci de l’ordre public est jus­ti­fié par les uns par la néces­si­té de la dis­ci­pline sociale et par les autres par la condi­tion­na­li­té de l’ensemble des liber­tés publiques à la sécu­ri­té des citoyens. Nulle liber­té ne serait pos­sible sans sécu­ri­té — voi­là une asser­tion qui per­met de mettre tout le monde d’accord autour du fameux « droit à la sécu­ri­té » célé­bré par tous les grands par­tis poli­tiques — ; et ce sys­tème de pen­sée d’identifier une fois pour toutes les poli­tiques sécu­ri­taires et les appa­reils de sécu­ri­té à une pro­tec­tion des liber­tés plu­tôt que, comme autre­fois, à un dan­ger pour elles. C’est ain­si que, par exemple, la thé­ma­tique des vio­lences et insultes faites aux femmes opère la jonc­tion entre la mise en accu­sa­tion du machisme musul­man (ordre moral et fami­lial) et la ques­tion de l’ordre public. La ques­tion de l’égalité des hommes et des femmes devient ain­si un pro­blème de sécu­ri­té : dis­cri­mi­na­tions, insultes et vio­lences phy­siques étant amal­ga­mées en une com­mune accu­sa­tion des musul­mans, se mani­fes­tant par­ti­cu­liè­re­ment dans les quar­tiers pauvres, où vivent les délin­quants. En toute logique, les insultes en rue relèvent dès lors des sanc­tions admi­nis­tra­tives com­mu­nales7 et donc de la répres­sion. Plus inté­res­sante encore est l’utilisation de l’homophobie sup­po­sée des (seuls) musul­mans pour poin­ter leurs com­por­te­ments dis­cri­mi­na­toires et, donc, atten­ta­toires aux liber­tés. Sou­vent, ceux-là même qui dénoncent le « lob­by gay » pour son entrisme s’érigent en pro­tec­teurs des homo­sexuels face aux vio­lences homophobes.

Il est évident que, dans ce cadre, la péna­li­sa­tion de com­por­te­ments reli­gieux ou cultu­rels (il ne nous appar­tient pas de choi­sir) comme le port du voile inté­gral ajoute à la com­bi­nai­son des registres de l’ordre mora­lo-fami­lial et public. Cet amal­game est magis­tra­le­ment effec­tué par Éli­sa­beth Badin­ter lorsqu’elle affirme que « ce n’est pas seule­ment sur les ques­tions reli­gieuses que les lois ne sont plus res­pec­tées. Nous vivons dans une socié­té anar­chique. Mais il ne faut pas aban­don­ner les lois, c’est l’affirmation d’un prin­cipe8 ». La boucle est bou­clée : ordre public et ordre moral ne font à nou­veau plus qu’un.

La fin du monde et les boucs émissaires

D’une manière géné­rale, c’est la fin d’un ordre du monde ou de la socié­té qui est crainte. Dis­pa­ri­tion des liber­tés, perte de la sécu­ri­té, affai­blis­se­ment des normes (pénales, morales et sociales), effon­dre­ment civi­li­sa­tion­nel, les dis­cours qui tournent autour de la fin du monde ou, plu­tôt, de la fin d’un monde.

On peut pour­tant s’interroger sur la fin de ce monde. L’ordre moral et son sou­bas­se­ment fami­lia­liste ont-ils été mis à mal par les homo­sexuels ou les reven­di­ca­tions actuelles des homo­sexuels ne découlent-elles pas sim­ple­ment de la recom­po­si­tion des familles, de la hausse du nombre de divorces, de la redis­tri­bu­tion (rela­tive) des rôles de genre au sein de la famille et de la socié­té, du pas­sage d’une famille géné­ra­tion­nelle à une famille contrac­tuelle, du chan­ge­ment de sens de la sexualité ?

De la même manière, peut-on consi­dé­rer que la fin de l’« ère de l’Occident chré­tien » (construc­tion mythique plus que réa­li­té his­to­rique) est le fruit d’une « lutte des civi­li­sa­tions » ou est-elle plu­tôt le résul­tat de la déchris­tia­ni­sa­tion auto­nome de l’Europe ? Celle-ci ne nous fait-elle pas appa­raitre le reli­gieux comme super­fé­ta­toire, alors qu’il reste essen­tiel pour cer­taines popu­la­tions et qu’il l’est dans notre concep­tion des droits fon­da­men­taux, laquelle garan­tit la liber­té reli­gieuse, en pen­sées, mais aus­si en actes.

Peut-on éga­le­ment igno­rer que la foca­li­sa­tion sur l’insécurité, et, donc, sur les déviants tels qu’ils sont construits dans le dis­cours public, masque une socié­té pro­mou­vant fré­né­ti­que­ment l’insécurité ? La lutte concur­ren­tielle nous est chaque jour pré­sen­tée comme le ferment même de la vita­li­té d’une socié­té, et ce dans tous les domaines. En matière sen­ti­men­tale, pro­fes­sion­nelle, d’enseignement, éco­no­mique, voire de ser­vice public, ce serait en se mesu­rant à l’autre dans une orda­lie libé­rale que l’être humain et les ins­ti­tu­tions qu’il crée trou­ve­raient leur justification.

« L’homme digne de ce nom » doit mépri­ser le dan­ger, tra­vailler sans filets, prendre des risques. La sécu­ri­té sociale, les droits acquis, la sta­bi­li­té, le confort des cer­ti­tudes, les balises, les normes, les res­tric­tions à la liber­té de faire tout et n’importe quoi sont pré­sen­tés comme autant de contraintes inad­mis­sibles, comme autant de coins enfon­cés dans la digni­té humaine et pro­met­tant les indi­vi­dus à l’assistanat, la perte d’autonomie et un escla­vage injus­ti­fiable. Ne faut-il pas s’interroger sur l’obsession sécu­ri­taire d’une socié­té habi­tée d’un tel désir d’insécurité9 ?

Force est donc de conclure que, si les figures de la peur que nous avons décrites sont liées à une angoisse de la fin du monde, elles ne le sont que par le pro­ces­sus d’une construc­tion sociale qui éta­blit des cau­sa­li­tés non démon­trées. La construc­tion sociale des peurs débou­che­rait sur la dési­gna­tion de boucs émis­saires, ce qui aurait pour pre­mier avan­tage de détour­ner le regard des cau­sa­li­tés effec­tives et, plus lar­ge­ment, d’interrogations glo­bales de nos modes de pen­ser et d’agir.

Quand l’imbécile montre la Lune…

La dési­gna­tion de boucs émis­saires a une seconde uti­li­té : celle de nous dis­cul­per de nos propres tur­pi­tudes. Com­por­te­ments moraux et fami­liaux, res­pect de l’égalité des sexes, tolé­rance vis-à-vis d’autrui, res­pect de la loi ou même bien-être ani­mal, il nous est aisé d’apparaitre ver­tueux en com­pa­rai­son des figures de la peur que nous nous sommes construites.

C’est ain­si qu’il est frap­pant que la socié­té qui a inven­té l’animal-machine et l’industrialisation des filières agroa­li­men­taires, avec son cor­tège infi­ni de souf­frances ani­males, s’inquiète subi­te­ment de l’abattage rituel musul­man, alors même que les méthodes conven­tion­nelles d’abattage posent de nom­breux pro­blèmes éthiques. Il en va bien enten­du de même des méthodes d’élevage et d’engraissage, voire du trans­port des ani­maux. Sans doute les exi­gences de ren­ta­bi­li­té sont-elles plus à même de jus­ti­fier la souf­france ani­male que les croyances reli­gieuses ; tou­jours est-il que la dési­gna­tion d’un pro­blème et d’un cou­pable nous per­met de foca­li­ser nos pré­oc­cu­pa­tions. Ce n’est pas qu’il ne faut pas s’interroger sur l’abattage rituel, c’est que cette inter­ro­ga­tion, à l’heure actuelle, pro­duit un effet d’occultation à tout le moins problématique.

On pour­rait en dire autant de la situa­tion des droits des femmes, en se deman­dant si les dis­cri­mi­na­tions sala­riales ne sont pas uti­le­ment mas­quées par la pré­oc­cu­pa­tion ver­tueuse de tant de gens pour ce que les femmes musul­manes portent sur la tête.

On note­ra que le sta­tut de bouc émis­saire ne pré­mu­nit pas contre les ins­tru­men­ta­li­sa­tions en tant que vic­time. C’est ain­si que l’on ver­ra ceux-là mêmes qui s’opposent au mariage entre homo­sexuels en les accu­sant de cher­cher à saper les fon­de­ments de notre socié­té occi­den­tale les invo­quer lorsqu’il s’agira de mettre les musul­mans en accu­sa­tion. L’homophobie des musul­mans serait une rai­son de plus de les craindre, eux qui ne peuvent se pré­va­loir légi­ti­me­ment de beau­coup appré­cier les homo­sexuels et de ne s’opposer à eux que quand leurs reven­di­ca­tions vont trop loin. Il est à cet égard frap­pant de voir cer­taines vic­times de stig­ma­ti­sa­tion s’empresser de repro­duire les méca­nismes de stig­ma­ti­sa­tion vis-à-vis d’autres groupes sociaux.

Quand l’imbécile montre la Lune, le sage regarde le doigt, pour para­phra­ser un dic­ton célèbre. Il serait plus judi­cieux de prê­ter atten­tion aux pro­ces­sus de stig­ma­ti­sa­tion des boucs émis­saires qu’aux torts pré­su­més de ces derniers.

Ce n’est pas moi, c’est lui

On note­ra cepen­dant que la stig­ma­ti­sa­tion des boucs émis­saires n’est pas effec­tuée de n’importe quelle manière. En effet, ils sont mon­trés du doigt non pour ce qu’ils seraient — pour leur nature —, mais pour ce qu’ils font. Peut-être est-ce là une par­ti­cu­la­ri­té actuelle. Certes, les Juifs furent accu­sés des menées les plus sombres — faut-il rap­pe­ler le Pro­to­cole des Sages de Sion ? —, mais ils furent sur­tout natu­ra­li­sés, dénon­cés en tant que race, en tant que par­celle cor­rom­pue de l’humanité. Le Juif fut consti­tué en enti­té natu­relle. Et natu­rel­le­ment mauvaise.

Il est enten­du qu’aujourd’hui, ce genre de construc­tion est par­ti­cu­liè­re­ment illé­gi­time, du moins dans les dis­cours publics. L’antiracisme, le fémi­nisme, les idéaux de tolé­rance sont pas­sés par là pour ins­tau­rer le tabou des dis­cri­mi­na­tions pour des rai­sons raciales, eth­niques, sexuelles ou d’orientation sexuelle. L’argumentaire stig­ma­ti­sant les figures de la peur ne repo­se­ra donc plus sur ces caté­go­ries dis­qua­li­fiées, mais sur l’idée d’une défense légi­time des inté­rêts d’autrui.

Il s’agit de pro­té­ger notre socié­té, nos enfants, les per­sonnes les plus faibles, les femmes ou les homo­sexuels contre les agres­sions dont ils pour­raient être vic­times. C’est ain­si que les homo­sexuels sont par­fai­te­ment libres de vivre leurs rela­tions amou­reuses pour autant qu’ils ne mettent pas en dan­ger la mora­li­té ou la san­té men­tale des enfants. Et pour autant qu’ils res­tent dis­crets, pour évi­ter de cho­quer des gens qui ont autant le droit d’être scan­da­li­sés qu’eux de s’afficher. Voire plus. Il ne serait donc aucu­ne­ment ques­tion d’œuvrer dans le camp réac­tion­naire au retour d’une famille du pas­sé, fan­tas­mée comme lieu d’épanouissement et d’inculcation de vraies valeurs, il ne s’agirait que de se protéger.

De même le musul­man est-il appe­lé à la dis­cré­tion. Il doit don­ner les appa­rences de la neu­tra­li­té pour ne pas mettre en dan­ger les convic­tions d’autrui ou l’équilibre de la socié­té qui l’accueille10. Il n’y a donc pas lieu de soup­çon­ner la sur­vi­vance du com­bat mul­ti­sé­cu­laire contre le maho­mé­tan et pour la pure­té de l’Occident chré­tien. Toutes les cultures se valent, mais elles ne vivent bien que dans leur milieu natu­rel. Notre droit, par ailleurs, de refu­ser les chan­ge­ments cultu­rels pour nous jus­ti­fie­rait notre réac­tion de défense contre les enva­his­seurs qui veulent nous conver­tir. Il n’est pas davan­tage ques­tion de reve­nir sur des liber­tés fon­da­men­tales, comme la liber­té de culte ou de conscience, qui nous auto­rise théo­ri­que­ment à vivre notre foi dans cha­cun de ses aspects (ali­men­taires, ves­ti­men­taires, cultuels, moraux, etc.) en ne tolé­rant que les expres­sions qui ne nous choquent pas parce qu’elles sont les nôtres. Il est seule­ment ques­tion de nous pré­mu­nir contre les visées liber­ti­cides, elles, des sec­ta­teurs de l’islam.

Faut-il dire que le déviant est pré­sen­té comme un dan­ger, plu­tôt que comme un indi­vi­du dont la posi­tion sociale peu enviable, si elle n’excuse pas, explique bien des choses ? Il ne s’agirait donc pas de reje­ter les pauvres et les més­in­sé­rés, mais bien de condam­ner des cou­pables, ceux qui ont à répondre de leurs actes, de leurs choix, de leur volon­té, plu­tôt que d’être consi­dé­rés dans la com­plexi­té de leur posi­tion­ne­ment social incon­for­table, voire injuste. Dans nos socié­tés qui s’efforcent de don­ner corps à l’hypothèse de l’« acteur ration­nel », la posi­tion des indi­vi­dus dans les luttes de clas­se­ment n’est plus envi­sa­gée que comme résul­tante des choix indi­vi­duels, ce qui per­met non seule­ment la stig­ma­ti­sa­tion légi­time, mais aus­si la mise sous tutelle de ceux qui sont consi­dé­rés comme « inaptes » puisqu’ayant posé les mau­vais choix.

Cou­plé à la rhé­to­rique de la peur, ce rai­son­ne­ment oxy­mo­rique per­met de recou­rir à l’argumentaire de la légi­time défense, celui qui jus­ti­fie que l’on prenne des mesures radi­cales, que l’on aurait bien enten­du sou­hai­té évi­ter, mais qui nous sont impo­sées par la gra­vi­té de la situa­tion, par les figures de la peur elles-mêmes. Nous ne sommes donc que des vic­times ame­nées à lut­ter pour notre sur­vie et celle de ceux qui nous sont chers. Il n’est donc pas ques­tion de haine, bien enten­du. La haine, c’est le mal, la haine est dans le camp des adver­saires. Le rejet de l’autre serait donc le résul­tat d’une grande sol­li­ci­tude. C’est là une troi­sième uti­li­té des boucs émis­saires, le fait de per­mettre la construc­tion d’un rejet à visage humain.

Raconte-moi une histoire

Un qua­trième avan­tage du recours aux boucs émis­saires est la faci­li­té de la mise en récit. En notre époque de sto­ry­tel­ling, une réa­li­té ne peut se décrire que par le biais d’une his­toire édi­fiante. Il est donc par­ti­cu­liè­re­ment néces­saire de ne pas se trom­per dans le cas­ting. L’attribution des rôles est dès lors essen­tielle, et passe par l’identification de figures marquantes.

Comme il est pénible de devoir expli­quer les ori­gines incer­taines de la délin­quance, la com­plexi­té des pra­tiques de l’islam euro­péen, la mul­ti­pli­ci­té des com­por­te­ments « homo­sexuels », alors que la typi­fi­ca­tion apla­nit ces dif­fi­cul­tés ! Réduire le voile à une signi­fi­ca­tion unique, la délin­quance à une cause simple, les ques­tions fami­liales à une dis­tinc­tion entre vraie et fausse famille, le pro­ces­sus de stig­ma­ti­sa­tion des boucs émis­saires, donc, per­met de racon­ter une his­toire. Elle est peut-être à dor­mir debout, tant mieux, puisqu’il s’agit d’endormir les masses. Les ten­ta­tives de désen­cla­ve­ment des figures de la peur néces­sitent du reste des dis­cours tel­le­ment com­plexes et nuan­cés que les sché­ma­ti­seurs ont tou­jours une lon­gueur d’avance.

Être soi-même et non Autre

On peut éga­le­ment se deman­der si l’un des plus grands dan­gers que les homo­sexuels et les musul­mans nous font cou­rir n’est pas de nous perdre nous-mêmes. Dans la mesure où nous avons de grandes dif­fi­cul­tés à nous défi­nir pré­ci­sé­ment dans un monde où les dis­tinc­tions entre reli­gions, classes, orien­ta­tions poli­tiques, genres ou orien­ta­tions sexuelles se font de plus en plus floues, l’Autre, éle­vé au rang d’archétype, est fort utile à nous défi­nir. Il nous per­met de nous conten­ter d’affirmer que nous sommes nous-mêmes parce que nous ne sommes pas comme lui. C’est ain­si que l’homosexuel est fort utile à la construc­tion de l’hétérosexuel et que les ana­lyses mon­trant que les caté­go­ries d’homo- et d’hétérosexualité sont des construc­tions sociales récentes ont été fort mal reçues dans le cadre du « débat » sur le mariage entre per­sonnes de même sexe. L’homosexuel dis­pense l’hétérosexuel de défi­nir ce qu’il est. Dans ce cadre, si l’homosexuel se nor­ma­lise trop, s’il fonde une famille, s’il conçoit ou adopte des enfants, qu’est-ce qui le dif­fé­ren­cie­ra encore de l’hétérosexuel ? Sur quoi celui-ci base­ra-t-il son identité ?

On pour­rait s’interroger sur le dan­ger de la nor­ma­li­sa­tion du musul­man dans une socié­té lar­ge­ment déchris­tia­ni­sée, qui ne se sent plus chré­tienne qu’en creux, parce qu’elle ne s’impose ni rama­dan, ni voile, ni nour­ri­ture halal, etc. Il n’est plus ques­tion de faire maigre le ven­dre­di ni de res­pec­ter le carême. Dans ce cadre, l’antienne selon laquelle « l’intégration est un échec » résonne comme un sou­hait, celui du rejet du « corps étran­ger » qu’est le musul­man car il est néces­saire à notre iden­ti­fi­ca­tion, à nous, les intégrés.

La peur est donc alors un vec­teur effi­cace de rejet, qui per­met de main­te­nir l’autre Autre. Il faut fer­mer les portes, à l’immigration, à l’intégration, à la nor­ma­li­sa­tion. C’est là une cin­quième fonc­tion des boucs émissaires.

Comme un seul homme

Enfin, sixième avan­tage des boucs émis­saires, et non des moindres, sa capa­ci­té à uni­fier une socié­té ato­mi­sée. Il est aujourd’hui dif­fi­cile de fon­der un consen­sus sur quoi que ce soit, tant s’est diver­si­fié notre pay­sage social. Même l’opposition de deux forces pose pro­blème : le Pro­grès contre la Réac­tion, la gauche contre la droite, les libé­raux contre les socia­listes, ces dicho­to­mi­sa­tions, semblent aujourd’hui des dicho­to­mies tota­le­ment inadap­tées pour décrire ou pres­crire le réel.

Com­ment agir poli­ti­que­ment, se déci­der mora­le­ment, pen­ser le monde ou orga­ni­ser le social sans recou­rir à ces sché­mas ? Les coa­li­tions épi­so­diques d’individus aux posi­tion­ne­ments et moti­va­tions variables posent des dif­fi­cul­tés, notam­ment en termes de sta­bi­li­té dans le temps. Heu­reu­se­ment, le bouc émis­saire per­met une uni­fi­ca­tion. Elle est peut-être de façade, mais elle per­met de construire des mobi­li­sa­tions à long terme. Ain­si, les oppo­sants au « mariage pour tous » se recrutent-ils par­mi une foule de fac­tions dis­per­sées. Entre les catho­liques conser­va­teurs, l’extrême droite auto­ri­taire, mais de tra­di­tion « païenne », les homo­phobes de toutes obé­diences, les Juifs (plus ou moins) ortho­doxes et les musul­mans tra­di­tio­na­listes, il y a au moins autant de conver­gences que de sujets d’affrontements. Tous, certes, sont prêts à mili­ter pour un retour à l’ordre moral, mais n’oublient pas leurs oppo­si­tions de longue date. Indi­quer que le péril majeur est l’attaque contre l’ordre des familles par le lob­by gay per­met de faire taire les dissensions.

De la même manière, comme le fait remar­quer Raphaël Lio­gier11, le musul­man per­met d’unir en un même com­bat l’extrême droite iden­ti­taire et la gauche libé­rale. L’un s’offusque de l’offensive d’une reli­gion qui consti­tue à ses yeux un corps étran­ger, l’autre de l’atteinte aux liber­tés fon­da­men­tales. C’est ain­si que conser­va­teurs et fémi­nistes laïcs se trouvent au coude-à-coude, Marine Le Pen deve­nant pour Éli­sa­beth Badin­ter une bonne élève de la défense de la laï­ci­té12. C’est aus­si grâce aux Roms que Manuel Valls peut, d’une part, conti­nuer la poli­tique de son pré­dé­ces­seur et, d’autre part, affir­mer qu’il fait bien par­tie du corps social, lui l’Espagnol natu­ra­li­sé en 1982.

Des caprins pour les ovins

On le voit, dans les dos­siers dont il fut ques­tion ici, les boucs émis­saires ne sont pas le résul­tat de dys­fonc­tion­ne­ments, de tra­vers ahu­ris­sants de nos méca­nismes de construc­tion des dis­cours sociaux. Ils sont des pro­duc­tions « nor­males », au sens où elles par­ti­cipent plei­ne­ment des logiques d’un contexte et où elles aident à construire et main­te­nir une nor­ma­ti­vi­té en la légitimant.

La ques­tion qui se pose dès lors est bien enten­du celle de savoir si ce fonc­tion­ne­ment jetant des boucs en pâture à des mou­tons est bien conforme à ce qu’il est conve­nu d’appeler une démo­cra­tie. Il semble bien qu’il faille répondre par la néga­tive et s’interroger sur la façon dont il est pos­sible de se déprendre de ces mécanismes.

Il nous paraît qu’une des pistes soit, comme sou­vent en démo­cra­tie, de se poser soi-même comme objet d’interrogation. Si je sou­haite dis­po­ser de cer­tains droits, quels sont ceux que je dois recon­naitre à autrui, si ma voix a une impor­tance quel­conque dans le dis­cours public, laquelle dois-je concé­der à celle d’autrui ? Voi­là des ques­tions très clas­siques qui fondent la réci­pro­ci­té démocratique.

Sans doute une manière de refu­ser le rôle de mou­tons de Panurge est-elle donc de nous poser une fois de plus la ques­tion simple : « Et moi ? » Quelle famille, quelle morale est-ce que je construis ? De qui suis-je l’étranger et com­ment se fait-il que je ne sois pas l’étranger de cer­tains, tan­dis que je le suis d’autres ? Quelles croyances sont les miennes et que ris­qué-je de me voir inter­dire par les normes que je vou­drais ins­tau­rer en limi­ta­tion de l’expression de celles d’autrui ? Car il ne faut pas oublier que, s’il semble aujourd’hui bien com­mode de res­treindre les liber­tés de ceux qui nous appa­raissent comme dan­ge­reux, les ins­tru­ments que nous for­geons pour les contraindre, tôt ou tard, se retour­ne­ront contre nous, le jour où nous tien­drons à expri­mer ou à vivre cer­taines choses.

Entre les boucs et les mou­tons, sou­ve­nons-nous en, les rôles sont émi­nem­ment interchangeables.

  1. Muc­chiel­li L. et Robert P. (dir.), Crime et sécu­ri­té : l’état des savoirs, Décou­verte, 2002.
  2. Voyez, par exemple, les pro­pos de Mar­cel Das­sault sur le dan­ger civi­li­sa­tion­nel de l’homosexualité.
  3. Mincke Chr., « Maquiller le par­ti Islam (ou l’interdire) ? », La Revue nou­velle, n° 1 – 2, 2013.
  4. Voyez à ce pro­pos le pro­jet actuel de réso­lu­tion du Conseil de l’Europe appe­lant les États membres à prendre des mesures contre diverses pra­tiques « muti­la­toires ». Boutte T. et Die­vort C. Van, Faut-il inter­dire la cir­con­ci­sion des enfants ?; Fer­rière C. et Rif­font D., Conseil de l’Europe : vers une inter­dic­tion de la cir­con­ci­sion ?, RTBF Société.
  5. Pour reprendre la thé­ma­tique para­noïaque du chantre d’extrême droite Renaud Camus.
  6. À cet égard, la ques­tion de la cir­con­ci­sion a l’avantage d’élargir consi­dé­ra­ble­ment la pro­blé­ma­tique de l’excision. Celle-ci n’était en effet pas direc­te­ment liée à l’islam et était extrê­me­ment mino­ri­taire par­mi les popu­la­tions musul­manes, tan­dis que la cir­con­ci­sion est la règle. Il est ain­si pos­sible de lier une popu­la­tion impor­tante et des pra­tiques de muti­la­tion assi­mi­lées à l’horreur de l’excision.
  7. Mincke Chr., « Injures en rue », La Revue nou­velle, 10/octobre 2012, p. 10‑13.
  8. Sal­va­dé C., « “La bur­qa pro­cure un sen­ti­ment de jouis­sance” Éli­sa­beth Badin­ter », LeMatin.ch.
  9. Mincke Chr., « Dis­cours mobi­li­taire, dési­rs d’insécurités et rhé­to­rique séty­cu­ri­taire », ULg, HAL archives ouvertes, 2013.
  10. En tant que corps néces­sai­re­ment étran­ger, le musul­man sera la plu­part du temps consi­dé­ré comme accueilli par une socié­té qui le tolère, sans plus.
  11. Entre­tien de R. Logier par P. Boni­face à pro­pos de son ouvrage Ce popu­lisme qui vient, éd. Tex­tuel, sep­tembre 2013.
  12. « Éli­sa­beth Badin­ter déplore qu’“en dehors de Marine Le Pen”, plus per­sonne ne défende la laï­ci­té », Le Monde.fr.