Guatemala, 6 novembre 2011. Le second tour de l’élection présidentielle vient d’être joué. Le verdict est donné : avec 53,74% des votes, Otto Pérez Molina, ancien général militaire du Parti Patriote (PP), sera le futur chef de l’État.
Guatemala, 6 novembre 2011. Le second tour de l’élection présidentielle [1] vient d’être joué. Le verdict est donné : avec 53,74% [2] des votes, Otto Pérez Molina, ancien général militaire du Parti Patriote (PP), sera le futur chef de l’État. Son adversaire, également de droite, M. Manuel Baldizón, populiste du parti Lider (Liberté démocratique rénovée), est déclaré vaincu. « Mais Baldizón sera probablement le président élu au prochain suffrage », commente un Guatémaltèque qui nous rappelle combien, dans l’histoire politique du pays, le candidat perdant est souvent le gagnant du prochain scrutin.
De nombreux Guatémaltèques issus de la classe moyenne se consolent de ce choix, souvent porté par défaut : « Des deux candidats, Pérez Molina a avancé des promesses crédibles, du moins par contraste avec celles proposées par son adversaire. » Pérez Molina, héros autoproclamé de la politique de la Mano Dura (qui n’est pas sans rappeler les trois décennies de guerre civile), s’est donné comme première mission de rétablir un climat de paix et de sécurité dans le pays. Le futur président annonçait ainsi dans une interview le lendemain de son élection : « J’affirme que le pp va consacrer 60 à 70% de son temps de travail à la sécurité, afin de mener à bien son plan gouvernemental [3]. » Vaste programme dans cette ancienne République bananière où petites criminalités, maras (gangs) et crimes organisés entre autres par les puissants cartels de narcotrafic ne cessent d’allonger la sinistre liste des homicides.
Selon un rapport de l’ONU, au Guatemala, le nombre d’homicides volontaires s’élève à 41 pour 100.000 habitants [4]. Un chiffre certes 50% inférieur à celui de son voisin hondurien (82), et de 30% inférieur à celui du Salvador (66), mais similaire à celui du Bélize et surtout plus élevé que lors des années de guerre civile. Un autre rapport révèle que l’Amérique centrale est devenue la région la plus violente au monde : « Les régions les plus affectées par la violence meurtrière sont l’Amérique centrale, avec un taux moyen régional de 29 (morts) pour 100.000 (habitants) […] [5]. » Dans cette région caractérisée par un net accroissement des actes de violence, le quatuor « Salvador, Honduras, Guatemala et Belize » se démarque en particulier. On assiste depuis quelques années à un déplacement du crime organisé basé au Mexique vers les plus proches pays d’Amérique centrale. Les campagnes antinarcotrafiquants au Mexique, soutenues par les États-Unis, ne sont sans doute pas étrangères à cette situation. Le pays le plus proche et disposant d’une large frontière avec le Mexique (largement incontrôlée puisque située en majorité dans les épaisses jungles du Petén), est sans conteste le Guatemala [6].
Dans ce contexte, rien n’est plus vendable qu’un programme politique qui mise sur l’éradication de la violence et de l’impunité, fléaux régnant en maitres sur le pays. Rien de moins étonnant encore que le Parti Patriote fut le vainqueur dans les départements les plus violents du pays [7] à l’exception d’Escuintla : Guatemala, Quetzaltenango et Jutiapa. Les Guatémaltèques préfèrent dès lors voir le nouvel homme fort du pays comme l’artisan des accords de paix plutôt que le général, criminel de guerre. La mémoire est sélective, particulièrement en période électorale, et probablement aussi en cette période trouble, où l’on préfère souvent se souvenir de ses rêves et enfouir ses cauchemars.
Pérez Molina est l’élu des Guatémaltèques, mais il est avant tout l’élu des circonscriptions électorales citadines. Les scrutins électoraux issus du monde rural et citadin se distinguent fondamentalement. Les habitants des villes ont soif de sécurité et ont opté pour le programme à mission pacificatrice de Pérez Molina. Baldizón ne s’est pas montré indifférent au contexte d’exacerbation de la violence : comme solutions radicales, il proposa le rétablissement de la peine de mort et l’augmentation de l’effectif militaire.
Mais la frange rurale de la population, au pourcentage important d’agriculteurs [8], craint majoritairement pour sa sécurité alimentaire. Grâce à sa promesse d’augmenter les revenus des familles, Baldizón, a récolté les voix des sympathisants du président sortant, Álvaro Colom. Il était le « préféré » des populations rurales issues, entre autres, des départements de Totonicapán et de Sololá. Il promettait de poursuivre les programmes sociaux [9]du prédécesseur, dont le maintien des bolsas solidarias (bourses solidaires) et l’offre de fertilisants agricoles. Mais les préoccupations des ruraux ne sont pas celles des citadins. Malgré le fait d’être majoritaires, les populations rurales constituent un corps électoral minoritaire [10] trop faible que pour faire basculer une option politique.
Le comportement des électeurs guatémaltèques dépasse le simple clivage urbain-rural. Dix partis se disputaient le premier tour, le 11 septembre 2011. Cette multitude de partis et la fragmentation du corps électoral qui en découle reflètent la difficile consolidation d’un projet politique national. Au Guatemala, la division politique et l’absence de projet politique vont de pair.
Dans ce pays multiethnique [11], la profusion des partis politiques ne reflète cependant pas l’hétérogénéité culturelle et sociale des Guatémaltèques. Créés et soutenus par des entrepreneurs et des représentants du secteur privé [12], les partis ne se caractérisent pas en majorité par des idéologies fortes capables, entre autres, de questionner l’oligarchie au pouvoir. À l’inverse, les quelques candidatures de gauche ne bénéficient pas de ressources financières solides, capables de leur permettre de véritablement tenir campagne. Le maigre résultat (3,22%) de Rigoberta Menchú à la tête du parti indigéniste Winaq, allié à l’Union révolutionnaire nationale guatémaltèque (urng), l’illustre bien.
La représentativité politique de la population indigène soulève également de nombreuses interrogations dans un espace national latino-américain à forte proportion indigène [13]. Aucun parti politique, ni aucun leadeur politique n’a réussi à fédérer les votes des populations indigènes. Si Rigoberta Menchú représentait par exemple la population indigène, elle aurait largement emporté les élections en 2007. L’identité indigène est éminemment locale au Guatemala et ne se centralise pas en groupe ethnique. L’identité « maya » ou les processus de mayanisation [14] tels qu’ils sont défendus dans les cercles bien pensants, ne constituent qu’une vue de l’esprit. De fait, cette identité indigène n’existe pas en tant que bloc monolithique, et un tel projet semble aujourd’hui incapable de rassembler la population autochtone.
Enfin, à l’hypothèse que la lutte pour l’accès aux ressources naturelles réunirait la population, on peut à nouveau opposer la dichotomie ville-campagne couplée à celle entre riches et pauvres. Cette double segmentation sociale, surajoutée aux divisions ethniques, débouche assez inévitablement, nous semble-t-il, sur une opposition radicale entre citoyens. Selon leur lieu et mode de vie, et dès lors selon leurs préoccupations éminemment divergentes, les enjeux apparaissent contradictoires. Selon qu’ils donnent priorité à la sécurité physique ou alimentaire, leurs attentes politiques varient diamétralement. Bref, le tableau sociopolitique du pays renvoie à un constat de fragmentations multiples : géographiques, socioéconomiques, politiques, ethniques, voire identitaires. Dans ces conditions, comment réussir à incarner le premier homme du pays sans passer pour le tenant de tel ou tel clan, de telle ou telle préoccupation singulière ? Le pari semble difficile à relever. Il est certain que c’est sur le front de la sécurisation que jouera le mandat du nouveau président. Mais à voir la diversité sémantique de ce mot et les désaccords quant aux enjeux réels et imaginaires qu’il charrie avec lui, il faudra plus que de la clairvoyance pour vaincre le signe indien du fatalisme politique et de la désillusion des citoyens guatémaltèques pour leur État. Rendez-vous dans quatre ans pour le bilan
[1] Tous les quatre ans ont lieu des élections générales au Guatemala. Outre l’élection du président et du vice-président, les Guatémaltèques élisent les membres des Congrès nationaux et départementaux, ceux du Parlement d’Amérique centrale, les maires et les conseillers municipaux.
[2] Voir le site officiel du Tribunal suprême électoral du Guatemala : http://resultados2011.tse.org.gt/.
[3] Prensa Libre, 7 novembre 2011.
[6] Pour un état de la question voir Gabriel Kessler, « Crime organisé et violences en Amérique latine et dans les Caraïbes », publié dans le numéro 76 de la revue Problèmes d’Amérique latine (printemps 2010), p. 7-23.
[7] www.gam.org.gt/.
[8] En 2004, 53,3% des 12 millions de Guatémaltèques vivent dans des zones rurales. Selon le recensement de l’Institut national de statistique (INE), 70,5% de la population rurale se consacre à des activités agricoles (INE, IV Censo nacional agropecuario, 2003, Guatemala).
[9] Au Guatemala, il existe neuf « programmes sociaux » coordonnés par le Conseil de cohésion sociale. Ils ont été créés par le gouvernement d’Álvaro Colom avec pour objectif de fédérer les actions institutionnelles et de les diriger en priorité vers les municipalités les plus pauvres du pays pour réduire la pauvreté et l’exclusion.
[10] Il est à noter que le Parti Patriote remporta les votes dans 10 des 22 départements du pays. Mais le pourcentage de personnes ayant voté est plus important dans les circonscriptions majoritaires du PP, caractérisées comme citadines Tel est le cas du département de Guatemala qui comporte à lui seul 25% de la population totale recensée comme votante et dans lequel le PP a gagné haut la main en remportant 66% des votes. L’inscription d’un citoyen guatémaltèque comme électeur est un droit et non un devoir. Pour diverses raisons, la population rurale, majoritairement indigène constitue un corps électoral minoritaire. Les explications principales sont les suivantes : toute la population rurale n’est pas en possession de papiers d’identité (et encore moins les femmes et les plus pauvres) ; le premier tour électoral compte davantage de votants dans les zones rurales car l’enjeu est alors d’élire les autorités locales. Le second tour, centré sur l’élection présidentielle, rencontre un intérêt moindre auprès de la population rurale car elle ne s’identifie pas à un parti politique particulier et est peu encouragée à voter par les leadeurs communautaires ; et enfin, pour des raisons pratiques, les bureaux de vote sont souvent fort éloignés des domiciles des personnes vivant dans des zones rurales, souvent mal desservies en transport public.
[11] Sur le territoire guatémaltèque, 23 ethnies cohabitent dont 21 d’origine maya. Chaque ethnie possède une langue vernaculaire qui se décline en divers dialectes en fonction des localités.
[12] Lassalle G., 28 octobre 2011, « Le pays où la droite est reine », Le Monde diplomatique.
[13] À l’instar d’autres pays latino-américains comme la Bolivie, le Pérou et l’Équateur, la proportion de la population indigène du Guatemala est particulièrement importante. Les chiffres se situent autour de 45% de la population.
[14] Le phénomène de mayanisation est analysé par Bastos, Cumes et Lemus comme un nouveau paradigme idéologique pour comprendre la diversité ethnique du Guatemala : le multiculturalisme (Mayanizacíon y vida cotidiana, Guatemala, Flacso/Cirma/Cholsamaj, 2007). Moteur de ce changement social, le Mouvement Maya et ses agents ou membres, appelés mayanistes, dénoncent la domination de la culture ladina et revendiquent la résistance du peuple maya, une culture commune, des langues mayas, une cosmovision propre et une descendance directe avec les mayas de l’époque précoloniale (Bastos et al., 2007 : 8). Ils donnent à la culture et aux identités ethniques un sens politique susceptible de donner une identité politique unificatrice du peuple maya.