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Du pain, de l’instruction, la liberté. Une trilogie de la crise grecque, suite (et fin?)

Numéro 10 Octobre 2013 par Paul Palsterman

octobre 2013

Le soir du 31 décembre 2013, le com­mis­saire Kostas Cha­ri­tos, de la bri­gade des homi­cides de la sureté de l’Attique, passe en famille le réveillon, autour de la tra­di­tion­nelle galette de saint Basile. Ce réveillon n’est pas tout à fait comme les autres : la fin de l’année 2013 coïn­cide avec la fin de l’euro — ou du moins […]

Le soir du 31 décembre 2013, le com­mis­saire Kostas Cha­ri­tos, de la bri­gade des homi­cides de la sureté de l’Attique, passe en famille le réveillon, autour de la tra­di­tion­nelle galette de saint Basile. Ce réveillon n’est pas tout à fait comme les autres : la fin de l’année 2013 coïn­cide avec la fin de l’euro — ou du moins de la par­ti­ci­pa­tion de la Grèce et des autres pays d’Europe du Sud à la mon­naie « unique ». Les gens voient sans regret par­tir la mon­naie qui a sym­bo­li­sé leur humi­lia­tion face à l’Europe du Nord et éprouvent une cer­taine émo­tion mêlée de ten­dresse pour le retour de la drachme. Ce qui ne veut pas dire que leur situa­tion éco­no­mique va s’améliorer, loin de là. La « nou­velle » drachme s’échange au taux de 500 pour 1 euro, ce qui repré­sente une déva­lua­tion par rap­port à sa valeur en 2003, et n’est que le pré­lude à d’autres déva­lua­tions. Le billet de 1 000 drachmes, qui n’avait été sup­plan­té qu’au cours des der­nières années avant le pas­sage à l’euro par un billet de 10 000 comme uni­té stan­dard dans les dis­tri­bu­teurs de billets, suf­fit désor­mais à peine à ache­ter un pain.

Après les réduc­tions de trai­te­ments, d’allocations sociales et d’autres dépenses qui se sont suc­cé­dé au cours des der­nières années, le gou­ver­ne­ment annonce la sus­pen­sion de tous les paie­ments, y com­pris les trai­te­ments des fonc­tion­naires, pen­dant une durée d’au moins trois mois, avant de démis­sion­ner et de pro­vo­quer de nou­velles élec­tions, ce qui retar­de­ra pro­ba­ble­ment le retour des paie­ments. Le com­mis­saire lui-même se sent prêt à assu­mer trois mois sans trai­te­ment : la cui­sine grecque, sur­tout réa­li­sée par sa femme, se passe faci­le­ment de viande, et même de pois­son frais ; la famille décide de faire table com­mune avec la fille du com­mis­saire, jeune avo­cate débu­tante, et son gendre, méde­cin dans un hôpi­tal public, et donc lui aus­si pri­vé de salaire ; il laisse sans trop de regret au garage la Seat avec direc­tion assis­tée et GPS qu’il a ache­tée il y a quelques mois, à l’occasion du mariage de sa fille, pour rem­pla­cer sa bie­nai­mée Mira­fio­ri de trente ans, et se déplace désor­mais en trans­ports en commun.

Mais ses adjoints ont plus de dif­fi­cul­tés. L’un d’eux, ne pou­vant payer la pen­sion ali­men­taire de ses enfants, doit les envoyer chez ses parents, à la cam­pagne, et les chan­ger d’école. Un autre, ayant à charge ses vieux parents malades (et pri­vés de pen­sion), demande des amé­na­ge­ments d’horaire pour pou­voir assu­mer un deuxième emploi dans une socié­té pri­vée de gar­dien­nage. Payés dans ce qui n’est désor­mais guère mieux qu’une rou­pie de san­son­net, les retrai­tés fouillent les pou­belles à la recherche de nour­ri­ture — spec­tacle déjà cou­rant aujourd’hui dans les rues des villes, même si un trait d’humour noir veut qu’il se fasse de plus en plus rare, les familles consom­mant désor­mais ce que naguère elles jetaient, voire n’ayant elles-mêmes plus rien à consom­mer, et donc à jeter. Les ministres vivent ter­rés dans leur vil­la trans­for­mée en châ­teau fort, crai­gnant s’ils mettent le nez dehors de se faire insul­ter, agres­ser, ou « enyaour­ter » (ver­sion grecque de l’entartage façon Gloupier).

C’est fina­le­ment les jeunes qui débutent dans la vie, autre­ment dit la géné­ra­tion de la fille du com­mis­saire, qui doivent assu­mer le marasme de la situa­tion, et sont confron­tés au choix : res­ter ou par­tir ? Renouer avec la tra­di­tion grecque de l’exil et de l’émigration, mise entre paren­thèses le temps d’une géné­ra­tion, ou cher­cher à faire revivre la Grèce, en trans­for­mant sans doute cer­taines atti­tudes ? S’intégrer au sys­tème ? Essayer de le chan­ger ? En fonc­tion de quels principes ?

La fille du com­mis­saire, jus­te­ment, qui est avo­cate, a ouvert avec une amie psy­cho­logue un bureau de conseil pour per­sonnes dépen­dantes à la drogue. Leur bureau est éga­le­ment le quar­tier géné­ral d’une radio dif­fu­sée par inter­net, qui s’appelle Radio Espoir. Elle dif­fuse des offres d’emploi tra­di­tion­nelles, mais aus­si et sur­tout des ini­tia­tives de toutes sortes, depuis l’agriculture bio­lo­gique jusqu’au déve­lop­pe­ment de l’énergie renou­ve­lable, en pas­sant par des asiles pour sans-abris et des ini­tia­tives sociales diverses. Elle prend la défense des immi­grés contre les agres­sions des bandes d’extrême droite, et leurs ani­ma­trices prennent des leçons auprès d’un vieux résis­tant sur la façon de se pro­té­ger elles-mêmes des agressions.

C’est dans ce contexte qu’on trouve suc­ces­si­ve­ment trois cadavres assas­si­nés par balle. Un entre­pre­neur du bâti­ment, un pro­fes­seur à la facul­té de droit et un fonc­tion­naire de l’Office des bâti­ments sco­laires, par ailleurs membre des ins­tances diri­geantes de la cen­trale syn­di­cale du per­son­nel des ser­vices publics. Lorsque la police pro­cède aux pre­miers exa­mens, un GSM pla­cé dans une poche des vête­ments du défunt se met à son­ner ; ou plu­tôt, en guise de son­ne­rie, on entend un mes­sage enre­gis­tré, qui repro­duit l’indicatif de la radio des étu­diants qui, en 1973, occu­paient l’École poly­tech­nique d’Athènes, en résis­tance à la dic­ta­ture des colo­nels, et leur slo­gan : « Du pain, de l’instruction, la liber­té ». Le mes­sage ajoute, pour l’entrepreneur : « Du pain, nous n’en avons pas » ; pour le pro­fes­seur : « De l’instruction, nous n’en avons pas » ; pour le fonc­tion­naire syn­di­ca­liste : « La liber­té, nous ne la trou­vons qu’à l’étranger ». Le point com­mun des trois vic­times ? Toutes trois ont par­ti­ci­pé à la résis­tance contre la dic­ta­ture. Mais elles ont su mon­nayer cette par­ti­ci­pa­tion : en se consti­tuant un car­net d’adresses qui lui per­met d’obtenir des mar­chés publics juteux, pour l’entrepreneur ; en se construi­sant une belle car­rière aca­dé­mique, pour le pro­fes­seur ; et pour la troi­sième vic­time, en obte­nant une place éle­vée dans l’administration tout en fai­sant car­rière dans le syn­di­cat. Il appa­rai­tra dans la suite de l’enquête que le pas­sé de résis­tant dont se gar­ga­ri­saient les défunts était moins glo­rieux que l’image qu’ils essayaient d’en don­ner, et qu’en tout cas leur car­rière d’entrepreneur, d’universitaire ou de fonc­tion­naire syn­di­ca­liste était bien étran­gère aux idéaux qu’ils proclamaient.

Tel est le thème du troi­sième volet de la Tri­lo­gie de la crise, de l’écrivain grec Petros Mar­ka­ris, dédié au cinéaste Theo Ange­lo­pou­los, dis­pa­ru en 2012, dont l’auteur avait été un des scé­na­ristes attitrés.

Avec ce der­nier roman, qui se risque donc à une légère anti­ci­pa­tion — on ver­ra si elle se réa­li­se­ra comme l’auteur l’annonce, se clô­ture donc ce que Petros Mar­ka­ris a à nous dire sur la « crise ». Il confirme ce qu’on pou­vait déjà dire sur la base des deux pre­miers, comme d’ailleurs de ses autres romans : contrai­re­ment à ce que l’on pour­rait pen­ser à par­tir de ses tra­duc­tions fran­çaises, Mar­ka­ris n’est pas un auteur de polars ; ce n’est pas non plus un spé­cia­liste de l’analyse poli­tique ; c’est avant tout un moraliste.

Le plus grand éton­ne­ment, en lisant des livres qui s’affirment consa­crés à la « crise », c’est la qua­si-absence de l’Europe. Bien enten­du, on entend par­ler de l’Europe, en par­ti­cu­lier de la Troï­ka, mais à la façon dont on en entend par­ler à la télé­vi­sion. Une force ano­nyme, plu­tôt hos­tile, et dont, en tout cas, per­sonne n’attend des solutions.

Quelques « Euro­péens » tra­versent le champ de vision du lec­teur à tra­vers celui du com­mis­saire Cha­ri­tos, anti­pa­thiques — comme un cadre néer­lan­dais de socié­té de nota­tion, dans le pre­mier roman, inti­tu­lé « cré­dits en souf­franc1 », ou sym­pa­thiques — comme, dans le troi­sième roman, un jeune infor­ma­ti­cien alle­mand tom­bé amou­reux de l’amie psy­cho­logue de la fille du com­mis­saire, qui l’aide à construire la radio inter­net, et dif­fuse même des émis­sions en alle­mand, à des­ti­na­tion du public alle­mand, « pour qu’il com­prenne mieux la Grèce ». Mais le mes­sage com­mun aux trois romans est bel et bien que c’est sur lui-même que le pays doit comp­ter pour s’en sor­tir, notam­ment en retrou­vant le lien avec des valeurs dont l’affairisme des années 1980 et 1990, sym­bo­li­sé par les trois membres assas­si­nés de la « géné­ra­tion de la Poly­tech­nique », l’avait éloigné.

Pour qui connait et aime la Grèce, c’est peut-être l’aspect le plus déso­lant de la crise de confiance qui s’est ins­tal­lée entre ce pays et le reste de l’Europe. « Les Grecs » prennent par­fois des liber­tés avec les règle­ments, depuis le code de la route jusqu’aux règle­ments d’urbanisme, sans oublier la fis­ca­li­té (encore que là, je ne vois pas bien qui pour­rait leur en remon­trer dans ce domaine, à part peut-être, paraît-il, les Sué­dois ; pas les Belges, en tout cas !). Mais ils sont dans l’ensemble, et sur les choses essen­tielles, d’une hon­nê­te­té scru­pu­leuse. Il est pro­fon­dé­ment injuste de les assi­mi­ler à des mafio­sos, ou d’assimiler les petits passe-droits qui per­mettent à une socié­té de fonc­tion­ner à de la cor­rup­tion à grande échelle.

Bref, on ne peut que don­ner rai­son à l’auteur lorsqu’il laisse entendre que le pays, et notam­ment sa jeu­nesse, a de quoi se redres­ser sans attendre l’intervention d’un « deus ex machi­na », comme l’extraction du pétrole qui, paraît-il, git au fond de la mer Egée, ou de l’or que d’aucuns cherchent dans les mon­tagnes (y com­pris celles de « mon » ile, en Eubée).

Ce qui n’empêche que l’Europe aus­si devrait se poser des ques­tions sur la façon dont elle fonc­tionne. Et si l’auteur n’en parle guère dans ses romans, ce n’est pas faute pour lui d’avoir des idées sur la ques­tion. Les inter­views qu’il a don­nées à la presse confirment, s’il en était besoin, que l’Europe, à ses yeux, est mora­le­ment tout aus­si malade que la Grèce.

Il s’agit bien d’une mala­die morale, dans la mesure où aucune ratio­na­li­té éco­no­mique cré­dible ne jus­ti­fie l’austérité dans laquelle se com­plaisent des gou­ver­ne­ments comme ceux des Pays-Bas, ou qu’on impose de façon inique aux pays du Sud. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’un sen­ti­ment mor­bide, d’essence qua­si reli­gieuse, qui veut la puni­tion, voire la mort du pécheur. C’est à un sen­ti­ment de ce type qu’ont obéi, en tout cas du côté fran­çais et amé­ri­cain, les négo­cia­teurs du trai­té de Ver­sailles, avec les résul­tats que l’on sait. Les éco­no­mistes, affirment-ils, ont com­pris les leçons du pas­sé, et de fait la grande majo­ri­té d’entre eux réprouve la poli­tique actuel­le­ment menée. Si tel est effec­ti­ve­ment le cas, il est urgent d’élargir aux non-éco­no­mistes les recy­clages en histoire.

  1. Ou Emprunts à la grecque, selon la tra­duc­tion fran­çaise publiée…

Paul Palsterman


Auteur

juriste, secrétaire régional bruxellois de la CSC et président en exercice de Brupartners, le Conseil économique et social bruxellois, paul.palsterman@acv-csc.be