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Droits différenciés et féminisme : pour un libéralisme raisonnable

Numéro 12 Décembre 2012 par Stéphane Leyens

décembre 2012

Sou­vent l’in­ter­dic­tion du hijab et du niqab n’est pas tant moti­vée par une volon­té d’é­man­ci­pa­tion des femmes que par une crainte de l’is­lam. Mais un libé­ra­lisme radi­cal est impra­ti­cable et sou­lève beau­coup de dif­fi­cul­tés. Il convient donc de dis­tin­guer « droit de groupe », un droit dif­fé­ren­cié en faveur des membres d’une com­mu­nau­té, et droit indi­vi­duel. Inter­dits et res­tric­tions sont inévi­tables et néces­saires à la cohé­sion sociale, mais doivent être chaque fois éva­lués à l’aune des liber­tés fon­da­men­tales, dont l’émancipation. 

L’interdiction de l’expression de par­ti­cu­la­ri­tés reli­gieuses ou cultu­relles dans l’espace public sus­cite un vif débat pour des rai­sons bien connues : d’un côté, on invoque le carac­tère liber­ti­cide contraire à l’esprit des démo­cra­ties occi­den­tales pour dénon­cer la stra­té­gie facile, et contre­pro­duc­tive, de l’interdit, quand de l’autre, on sou­ligne les dérives cultu­ra­listes et com­mu­nau­taires dont les signes osten­ta­toires que visent les inter­dits sont le symp­tôme et qui sont une menace pour la laï­ci­té chè­re­ment acquise par nos sociétés.

L’article que nous pro­pose Marc Jac­que­main s’inscrit dans le cadre de ce débat au sens où, par-delà les thèses his­to­riques qu’il y défend quant à l’alliance entre fémi­nisme et laï­ci­té, c’est bien une cri­tique de la poli­tique de l’interdit qu’il nous sou­met. Pre­nant le contre­pied de la célèbre posi­tion défen­due par Susan Okin selon laquelle une poli­tique mul­ti­cul­tu­ra­liste qui accorde des droits cultu­rels par­ti­cu­liers (tels que l’expression publique de par­ti­cu­la­ri­tés cultu­relles) serait pré­ju­di­ciable à l’idéal fémi­niste de l’égalité des genres, Marc Jac­que­main sou­tient que dans le contexte belge actuel, ce ne sont pas tant des pra­tiques cultu­relles par­ti­cu­lières (tel que le port du voile) qui menacent l’émancipation des femmes que l’inter­dic­tion léga­li­sée de ces pra­tiques, ain­si que le pré­co­nise une cer­taine concep­tion de la laï­ci­té qu’il appelle « répu­bli­caine ». Au nom de la laï­ci­té, on pré­ten­drait en effet pro­té­ger les femmes de l’oppression cultu­relle qu’elles subissent, et ain­si encou­ra­ger leur liber­té, par des mesures liberticides !

Or, dit-il, on voit mal com­ment une telle atti­tude peut pro­fi­ter aux femmes qui sont sanc­tion­nées (par la loi) parce qu’elles sont oppri­mées (par leur milieu cultu­rel). De plus, conti­nue-t-il, inter­dire le port du voile dans l’espace public, n’est-ce pas réduire les pos­si­bi­li­tés d’autonomisation des femmes pour qui le hijab est un attri­but iden­ti­taire impor­tant en leur refu­sant la pos­si­bi­li­té d’un emploi dans le sec­teur public ? Autant de ques­tion­ne­ments qui font dou­ter Marc Jac­que­main de ce que la laï­ci­té ain­si conçue soit l’alliée du féminisme.

Bien que je me ral­lie à la posi­tion nor­ma­tive qu’il défend ici, j’émets quelques réserves quant aux jus­ti­fi­ca­tions, expli­cites ou pré­sup­po­sées, qui sou­tiennent sa cri­tique de la concep­tion « répu­bli­caine » de la laï­ci­té et de la « stra­té­gie de l’interdit ». Ain­si, mon pro­pos ici est de reve­nir sur quelques points d’argumentation afin d’en ren­for­cer la cohé­rence et de contri­buer à éla­bo­rer le point de vue de notre auteur, que je par­tage largement.

Le choix des exemples et la question de la démarcation

Une pre­mière cla­ri­fi­ca­tion qui mérite notre atten­tion concerne les intui­tions qui orientent les direc­tions prises par les uns et les autres et qu’expriment les exemples de situa­tion choi­sis. Ain­si, là où Susan Okin puise prin­ci­pa­le­ment ses intui­tions nor­ma­tives et ses don­nées empi­riques d’un exa­men du droit dif­fé­ren­cié à la poly­ga­mie ou à l’excision géni­tale des jeunes femmes, Marc Jac­que­main se penche avant tout sur la ques­tion du port du hijab et du niqab — celle-là met­tant en oppo­si­tion pro­tec­tion de cultures mino­ri­taires par des poli­tiques d’accommodements et éga­li­té homme-femme, et celui-ci oppo­sant inter­dic­tion d’expressions cultu­relles dans l’espace public et éman­ci­pa­tion des femmes. Or, on peut très bien tout à la fois recon­naitre et le dan­ger pour l’épanouissement des femmes d’accorder un droit à l’excision géni­tale et les risques quant aux oppor­tu­ni­tés sociales et à l’émancipation que com­prend l’interdiction du port de cer­tains appa­rats ves­ti­men­taires aux­quelles des femmes peuvent atta­cher une impor­tance pro­fonde. En ce sens, pour autant qu’ils soient appli­qués avec per­ti­nence, les deux argu­ments pour­raient être éga­le­ment valides et com­pa­tibles, et la diver­gence nor­ma­tive entre la phi­lo­sophe amé­ri­caine et le socio­logue de Liège pour­rait n’être qu’apparente, cha­cune des deux posi­tions étant valide dans un champ d’application dis­tinct. Le point déli­cat serait alors de dis­tin­guer les reven­di­ca­tions dont la satis­fac­tion s’opposerait à l’épanouissement des femmes de celles qui contri­bue­raient à leur émancipation.

Recon­naitre ce point, c’est recon­naitre la cen­tra­li­té de la ques­tion de la démar­ca­tion entre ce qui est accep­table et néces­saire à l’émancipation des femmes, et ce qui ne l’est pas. Et, incon­tes­ta­ble­ment, en sou­li­gnant que la posi­tion qu’il défend se jus­ti­fie dans un contexte par­ti­cu­lier (la Bel­gique aujourd’hui), Marc Jac­que­main assume plei­ne­ment ce pro­blème de démar­ca­tion. Cepen­dant, je pense qu’il ne mène pas suf­fi­sam­ment loin sa réflexion, ce qui affai­blit consi­dé­ra­ble­ment la jus­ti­fi­ca­tion de sa cri­tique de la « laï­ci­té répu­bli­caine ». C’est cette dimen­sion pro­pre­ment nor­ma­tive de sa posi­tion que j’analyse ici.

Revendications et prohibitions en Belgique aujourd’hui

Marc Jac­que­main sou­ligne deux par­ti­cu­la­ri­tés du contexte belge qui y limitent l’à‑propos de la thèse de Susan Okin. Pre­miè­re­ment, la socié­té belge est encore très mar­quée par la pré­sence de signes confes­sion­nels par­ti­cu­liers. L’héritage catho­lique y est très visible non seule­ment dans l’urbanisme, les mani­fes­ta­tions cultu­relles ou encore le calen­drier des jours fériés, mais éga­le­ment dans le sys­tème sco­laire, dont une part signi­fi­ca­tive d’institutions est catho­lique. Cela signi­fie que l’État et les ins­ti­tu­tions publiques ne font pas preuve de la neu­tra­li­té que les par­ti­sans de la laï­ci­té répu­bli­caine invoquent lorsqu’ils contestent l’expression de l’identité musul­mane dans l’espace publique. Ain­si, nous dit-il, per­sonne ne semble prêt à impo­ser la neu­tra­li­té aux ins­ti­tu­tions sco­laires catho­liques ni à inter­dire l’apparat ves­ti­men­taire des nonnes pour­tant très proche de ce qui dérange dans le chef des musul­manes. Com­ment, dans ce contexte, jus­ti­fier l’interdiction du voile dans les éta­blis­se­ments sco­laires, et de manière géné­rale dans l’espace public, sans ver­ser dans une logique du deux poids deux mesures ?

La deuxième par­ti­cu­la­ri­té contex­tuelle tient à ce que les reven­di­ca­tions des musul­mans sont limi­tées (lieux de prière au tra­vail, repas halal dans les can­tines publiques ou port du hijab) et, sou­tient-il, ne visent pas des « droits qui pour­raient dété­rio­rer la situa­tion des membres de leur com­mu­nau­té », ni qui seraient « oppo­sables aux membres de leur com­mu­nau­té », tels que des lois « com­mu­nau­taires ». Les reven­di­ca­tions concernent des « droits cultu­rels indi­vi­duels » — et non des « droits col­lec­tifs » — qui « ne sont abso­lu­ment pas délic­tueux en soi ». Ce qui amène Marc Jac­que­main à affir­mer que l’interdiction de ces com­por­te­ments cultu­rels inof­fen­sifs s’apparente plus à un « pater­na­lisme d’État » pro­hi­bi­tion­niste qu’à une poli­tique d’émancipation.

Ce point de vue appelle plu­sieurs remarques. Tout d’abord, en qua­li­fiant l’objet des reven­di­ca­tions de « non délic­tueux en soi » et en sou­te­nant que les droits récla­més ne sont pas de nature à « dété­rio­rer la situa­tion » des per­sonnes concer­nées, et ce sans véri­table jus­ti­fi­ca­tion, Marc Jac­que­main se rend cou­pable d’une péti­tion de prin­cipe puisqu’il pré­sup­pose la réponse à la ques­tion débat­tue, à savoir : cer­tains com­por­te­ments cultu­rels sont-ils nui­sibles aux femmes ? Le carac­tère nui­sible de cer­tains com­por­te­ments pour l’épanouissement des femmes est pré­ci­sé­ment un des points de désac­cord expli­cite entre les pro­ta­go­nistes du débat : on ne peut, comme il semble le faire, éva­cuer la ques­tion aus­si rapi­de­ment (on pour­ra me contes­ter que, pour les « laïcs répu­bli­cains », le fond du pro­blème n’est pas tant la nature des com­por­te­ments que leur ori­gine — l’islam ; reste qu’il faut pou­voir aus­si déjouer les argu­ments expli­cites et non seule­ment poin­ter vers les inten­tions tacites).

Ensuite, il est impor­tant de bien com­prendre la logique de l’interdiction en jeu ici. Pre­miè­re­ment, l’interdiction (du port du hijab, par exemple) est rela­tive à un droit dif­fé­ren­cié et, à cet égard, ana­logue à celle visant le port d’un cha­peau de car­na­val par un fonc­tion­naire des ser­vices publics. Deuxiè­me­ment, l’interdiction des com­por­te­ments dont il est ques­tion ici est la consé­quence d’un refus d’accorder un droit dif­fé­ren­cié rela­tif à un type pré­cis de com­por­te­ment, à savoir un com­por­te­ment qu’un indi­vi­du peut adop­ter seul, sans aide « struc­tu­relle » : l’inter­dic­tion est le moyen de ne pas offrir la pos­si­bi­li­té d’un com­por­te­ment dif­fé­ren­cié. Ne pas offrir la pos­si­bi­li­té d’un repas halal dans une école est ana­logue à l’interdiction du port du hijab. Dans les deux cas, un droit dif­fé­ren­cié est refu­sé ; mais, alors que dans le pre­mier cas, il suf­fit de ne pas offrir la struc­ture néces­saire (ser­vice de can­tine), dans le second, il faut pas­ser par l’interdit en rai­son de ce que le com­por­te­ment dépend uni­que­ment de l’individu. En ce sens, le type d’interdiction dont nous par­lons n’est pas plus liber­ti­cide que le fait de ne pas offrir un menu plus varié dans une can­tine publique : l’offre est réduite.

Troi­siè­me­ment, si la « cri­mi­na­li­sa­tion crois­sante » de cer­tains com­por­te­ments est bien réelle, comme le note Marc Jac­que­main, je pense qu’il faut y voir une moda­li­té mal­heu­reuse et non néces­saire de l’interdiction — une consé­quence contin­gente — qui ne peut avoir force de démons­tra­tion dans une réflexion sur la jus­ti­fi­ca­tion de droits dif­fé­ren­ciés. Une chose est de refu­ser le droit à un cer­tain type de com­por­te­ment (comme tra­ver­ser la rue en dehors d’un pas­sage pour pié­ton), une autre est de « cri­mi­na­li­ser » ce type de com­por­te­ment (en incar­cé­rant les contre­ve­nants). Ces deux points (jus­ti­fi­ca­tion d’un inter­dit et cri­mi­na­li­sa­tion de celui-ci) sont aus­si impor­tants pour la ques­tion débat­tue. Tou­te­fois, mon inten­tion ici est d’aborder le seul pro­blème de la jus­ti­fi­ca­tion nor­ma­tive d’un inter­dit, et non celui des moda­li­tés d’application de ce der­nier (qui peut conduire à une cri­mi­na­li­sa­tion abu­sive). Il est impor­tant de décou­pler les deux questions.

Ces points étant cla­ri­fiés, voyons de plus près les argu­ments nor­ma­tifs en jeu.

Permissivité dans l’espace public

Nous l’avons vu, Marc Jac­que­main place le pro­blème de l’inter­dic­tion au centre de son argu­men­ta­tion. Il met en garde contre « une ten­dance de la part de la socié­té “majo­ri­taire” de res­treindre les droits indi­vi­duels dans un nombre sans cesse crois­sant de domaines de la vie sociale et cultu­relle : le droit de choi­sir sa manière de se vêtir, le droit de choi­sir son ali­men­ta­tion, le droit d’exprimer ses convic­tions en public ». Pré­sen­tée de la sorte, on sai­sit bien le dan­ger d’une atti­tude liber­ti­cide qui vou­drait que l’État inter­vienne pour éva­luer les pré­fé­rences indi­vi­duelles les plus ano­dines, rela­tives aux com­por­te­ments ali­men­taires, vestimentaires,etc.

Les choses sont cepen­dant plus com­plexes. Rap­pe­lons d’abord que les droits reven­di­qués ont trait à l’espace public. Dans sa ver­sion la plus rigou­reuse, l’espace public désigne les ins­ti­tu­tions publiques repré­sen­tant l’État ; dans sa ver­sion plus lâche, l’espace public ren­voie aux espaces exté­rieurs au domaine spa­tial fami­lial ou pri­vé (espaces urbains et com­mu­naux). Bien que le dis­cours de la laï­ci­té l’entende géné­ra­le­ment dans le pre­mier sens, il est clair que les deux ver­sions sont bien sou­vent entre­mê­lées dans les débats : l’interdiction du port du hijab concerne un espace public au pre­mier sens (par exemple, l’école comme ins­ti­tu­tion de l’État), mais s’adresse à des per­sonnes indi­vi­duelles (les élèves) qui ne repré­sentent pas cette ins­ti­tu­tion et pour qui l’école est un lieu public au second sens. Les inter­dic­tions aux­quelles seraient sou­mises les com­mu­nau­tés mino­ri­taires dans le contexte que nous ana­ly­sons ren­voient essen­tiel­le­ment au domaine public enten­du au sens le plus large ; le domaine fami­lial et pri­vé n’est pas visé.

Une fois com­pris le domaine d’application des droits reven­di­qués, com­ment dis­tin­guer les demandes dif­fé­ren­ciées légi­times de celles qui ne peuvent l’être ? Quels sont les cri­tères de démar­ca­tion entre l’acceptable et le non-accep­table ? En posant la ques­tion de cette manière, je m’écarte d’emblée d’une posi­tion à laquelle semble se ral­lier Marc Jac­que­main lorsqu’il dénonce une res­tric­tion crois­sante des liber­tés indi­vi­duelles en matière d’habillement, d’alimentation ou d’expression de convic­tions. On per­çoit en effet chez lui à cet endroit la défense d’une ver­sion par­ti­cu­liè­re­ment forte du libé­ra­lisme selon laquelle l’État n’a pas à inter­fé­rer avec le choix des pré­fé­rences indi­vi­duelles de ce type1. Or je pense qu’une vision aus­si libé­rale de la ges­tion de l’espace public est dif­fi­ci­le­ment justifiable.

Il n’est pas dif­fi­cile de mon­trer que les normes de bonne conduite dans l’espace public sont nom­breuses et qu’elles restreignent signi­fi­ca­ti­ve­ment la satis­fac­tion de nos pré­fé­rences per­son­nelles, qui, de ce fait, sont for­te­ment condi­tion­nées : habille­ment pour les agents de l’État (lais­se­ra-t-on un pro­fes­seur ensei­gner en biki­ni?), par­ties du corps nues (qui peut se pro­me­ner seins nus dans un centre-ville?), com­por­te­ments intimes (quelles par­ties du corps peut-on embras­ser en public?),etc. Les pré­fé­rences indi­vi­duelles dont la satis­fac­tion néces­site un sup­port struc­tu­rel sont d’autant plus contraintes : langues offi­cielles de l’enseignement et de l’administration, menus pro­po­sés dans les can­tines d’institutions publiques,etc.

Cette don­née fac­tuelle ne per­met bien sûr pas de tran­cher la ques­tion nor­ma­tive. Mais elle nous invite à recon­naitre qu’on ne peut d’emblée accep­ter toute reven­di­ca­tion rela­tive à des com­por­te­ments à pre­mière vue ano­dins, tels que l’habillement et l’alimentation, et qu’on peut dif­fi­ci­le­ment ima­gi­ner pou­voir évi­ter de se pro­non­cer sur des cri­tères d’évaluation de demandes par­ti­cu­lières. Un libé­ra­lisme radi­cal en la matière semble peu rai­son­nable. Com­ment alors pro­té­ger au mieux la liber­té de conscience dans l’espace public, tout en répon­dant au besoin de démar­ca­tion entre les com­por­te­ments accep­tables et ceux qui ne peuvent l’être ?

Préférences, convictions et identité morale

La ques­tion de l’évaluation des droits dif­fé­ren­ciés reven­di­qués se pose à deux niveaux. En amont, on se deman­de­ra quel type de reven­di­ca­tion peut être pris au sérieux. Car, en effet, on convien­dra que si l’on est prêt à juger rai­son­nable la demande d’une musul­mane d’être aus­cul­tée aux urgences par du per­son­nel soi­gnant exclu­si­ve­ment fémi­nin (et ceci indé­pen­dam­ment de la suite qui sera don­née à sa demande), on aura plus de dif­fi­cul­té à accor­der du cré­dit à la même demande que je for­mu­le­rais, moi qui pré­fère la dou­ceur des mains de femme au contact de ma peau. En aval, on se ques­tion­ne­ra sur l’acceptation, ou le refus, d’un droit à la dif­fé­rence dont la reven­di­ca­tion a été prise au sérieux parce que raisonnable.

Pour répondre à cette double ques­tion, et en visant un libé­ra­lisme maxi­mal quant à l’expression publique des convic­tions, on peut recou­rir à la notion d’identité morale, comme le font Joce­lyn Maclure et Charles Tay­lor2. Défen­dant avec force une concep­tion « libé­rale » de la laï­ci­té, ces auteurs pensent que les croyances et les com­por­te­ments qui par­ti­cipent à l’identité pro­fonde d’une per­sonne doivent pou­voir être l’objet d’un droit dif­fé­ren­cié. La dis­tinc­tion fon­da­men­tale à prendre en consi­dé­ra­tion est, selon eux, celle entre, d’un côté, les enga­ge­ments fon­da­men­taux liés à l’identité morale de la per­sonne et, de l’autre, les pré­fé­rences per­son­nelles qui ne sont pas inti­me­ment liées à la com­pré­hen­sion que la per­sonne a d’elle-même en tant qu’agent moral. Ain­si, ni la nature intrin­sèque des croyances et com­por­te­ments (de tel ou tel type), ni leur source (reli­gieuse ou sécu­lière), ni leur lien avec une com­mu­nau­té sociale ou cultu­relle (com­mu­nau­té recon­nue his­to­ri­que­ment, ou non) ne sont déci­sifs pour opé­rer la démar­ca­tion : « La place d’une valeur dans l’identité morale d’un indi­vi­du doit donc être éva­luée de façon contex­tuelle et rela­tion­nelle » (p. 120). En ce sens, la reven­di­ca­tion pour un droit à quit­ter le tra­vail plus tôt pour pou­voir s’occuper de sa vieille mère malade ou de ses enfants, en tant qu’il s’agit là de deux com­por­te­ments essen­tiels à l’identité morale de la per­sonne, est tout aus­si légi­time que celle pour un droit à quit­ter le tra­vail afin de res­pec­ter une norme reli­gieuse (shab­bat) ou à y revê­tir un vête­ment en confor­mi­té avec les normes d’une com­mu­nau­té reli­gieuse (le hijab).

En sou­li­gnant que cer­taines reven­di­ca­tions (liées à la vie fami­liale, par exemple) dont l’objet, bien qu’essentiel à l’identité morale, est moins lié à des obli­ga­tions strictes et laisse ain­si à la per­sonne une marge de manœuvre pour le satis­faire sans besoin d’un droit dif­fé­ren­cié (qui n’est dès lors pas jus­ti­fié), Maclure et Tay­lor atté­nuent quelque peu leur « libé­ra­lisme des convic­tions ». Reste que leur approche est pro­fon­dé­ment sub­jec­ti­viste : de droit, et pour autant qu’elle soit liée au sys­tème de valeurs pro­fond de la per­sonne, toute reven­di­ca­tion à un droit dif­fé­ren­cié est légitime.

Le rôle des communautés

Même s’il ne s’en réclame pas expli­ci­te­ment, le libé­ra­lisme de Marc Jac­que­main s’apparente à ce type d’argumentation au sens où il est tout aus­si sub­jec­ti­viste. Or, mal­gré son grand inté­rêt phi­lo­so­phique, je pense qu’une approche sub­jec­ti­viste de ce type est pro­blé­ma­tique à plus d’un égard. Elle est soit trop, soit trop peu libé­rale, et ce, pour des rai­sons prag­ma­tiques qui reflètent de mau­vais cri­tères de démarcation.

Trop libé­rale, parce qu’on voit mal com­ment une socié­té pour­rait satis­faire à toutes les reven­di­ca­tions par­ti­cu­lières, aus­si essen­tielles soient-elles à l’identité d’une per­sonne. Le cas des langues d’enseignement est par­ti­cu­liè­re­ment illus­tra­tif de cette dif­fi­cul­té. On peut dif­fi­ci­le­ment nier la valeur pro­fonde pour l’identité per­son­nelle que revêt l’expression lin­guis­tique. Faut-il pour autant accé­der à la demande éma­nant d’une per­sonne d’un droit à la sco­la­ri­sa­tion, dans le réseau public bruxel­lois, en ouz­bek, en tamoul ou en que­chua ? Rai­son­na­ble­ment, non. Car, au-delà de rai­sons éco­no­miques évi­dentes, il en va de la cohé­sion sociale et du vivre ensemble (notons qu’invoquer uni­que­ment des argu­ments maté­riels pour réflé­chir aux dif­fi­cul­tés que sus­cite ce type de cas de figure revient à esqui­ver une ques­tion de valeur qu’on ne peut hon­nê­te­ment nier).

Trop peu libé­rale, en rai­son de la dis­tinc­tion faite entre pré­fé­rences per­son­nelles non essen­tielles et convic­tions essen­tielles à l’identité de la per­sonne. En effet, sur quelle base sta­tue­ra-t-on, par exemple, du carac­tère essen­tiel du port du hijab pour l’identité de telle per­sonne et du carac­tère non essen­tiel de tra­vailler torse nu, des fleurs dans les che­veux, en accord avec une phi­lo­so­phie de vie flo­wer power, pour telle autre ? Soit, comme semblent le vou­loir Maclure et Tay­lor, on éva­lue­ra le poids des croyances en jeu dans la concep­tion de vie englo­bante de la per­sonne concer­née ; mais sur quelle base ? par qui ? dans quels délais, chaque per­sonne devant être trai­tée comme un cas par­ti­cu­lier (car il fau­dra dis­tin­guer l’influence de l’identité per­son­nelle de la pres­sion fami­liale, des effets de mode,etc., autant d’éléments qui varie­ront d’une per­sonne à l’autre)? Ces ques­tions me poussent à pen­ser qu’on ne peut évi­ter de s’appuyer sur une cer­taine concep­tion de l’identité per­son­nelle pour fil­trer les com­por­te­ments et croyances essen­tiels (ce que font, à n’en pas dou­ter, Maclure et Tay­lor en don­nant à prio­ri un poids supé­rieur aux croyances reli­gieuses). Mais dans ce cas, la « liber­té » de conscience se voit for­te­ment contrainte par un ensemble de normes issues d’une concep­tion de la vie bonne : le libé­ra­lisme prô­né se réduit à peau de chagrin.

Ce qui est en cause dans ces dif­fé­rentes dif­fi­cul­tés, c’est la concep­tion pro­po­sée du libé­ra­lisme quant aux reven­di­ca­tions légi­times, fon­dée sur un prin­cipe sub­jec­tif trop fort. À l’inverse, la posi­tion que je défends à ce sujet est (1) que nous avons besoin de cri­tères plus objec­tifs que la place que donne une per­sonne à ses croyances dans son sys­tème englo­bant de valeurs ; (2) que ces cri­tères ont trait aux sta­tuts des com­mu­nau­tés aux­quelles les croyances en ques­tion sont liées ; car (3) les croyances et com­por­te­ments qui donnent lieu à des reven­di­ca­tions légi­times sont rela­tifs à des valeurs com­mu­nau­taires. J’esquisse ci-des­sous une expli­ca­tion de cette posi­tion qui appelle un tra­vail de jus­ti­fi­ca­tion qui déborde le cadre du pré­sent article.

Droits de groupe et droits civiques

Marc Jac­que­main insiste sur le res­pect des « droits cultu­rels indi­vi­duels », c’est-à-dire les droits « pour cha­cun de pra­ti­quer sa culture pour autant qu’il ne lèse aucun autre indi­vi­du ». Au vu de l’interprétation don­née de sa posi­tion, il faut com­prendre la « culture » au sens le plus large, sens selon lequel mes pré­fé­rences en termes d’habillement et d’alimentation défi­nissent ma culture : la culture est une affaire per­son­nelle, non néces­sai­re­ment défi­nie par une reli­gion ou par des valeurs com­mu­nau­taires. À l’instar de Maclure et Tay­lor, la liber­té qu’il défend concerne ce type de com­por­te­ment et croyance culturels.

Pour ma part, j’ai du mal à sai­sir com­ment les droits des indi­vi­dus (les « droits cultu­rels indi­vi­duels ») qui seront pris en consi­dé­ra­tion peuvent être dis­so­ciés des valeurs com­mu­nau­taires. Dans l’exemple de la demande de per­son­nel soi­gnant fémi­nin aux urgences, ce qui dis­tingue ma reven­di­ca­tion de celle faite par une musul­mane, c’est essen­tiel­le­ment le fait que la sen­si­bi­li­té indi­vi­duelle qui motive ma demande n’est pas suf­fi­sam­ment liée à une iden­ti­té com­mu­nau­taire, reli­gieuse par exemple. Ce sont les com­mu­nau­tés qui défi­nissent les sets de com­por­te­ments et croyances appro­priés pour une reven­di­ca­tion faite par un indi­vi­du.

Mais il y a plus, car toute com­mu­nau­té ne garan­tit pas la même légi­ti­mi­té de reven­di­ca­tion. La reven­di­ca­tion pour le droit de s’habiller « hip­pie » dans la fonc­tion publique peut être moti­vée par un enga­ge­ment per­son­nel pour un mode de vie com­mu­nau­taire ; la pro­bable moins bonne récep­tion à laquelle elle don­ne­ra lieu — par rap­port à la demande du port du hijab — est due au sta­tut de la com­mu­nau­té dont son objet exprime l’appartenance. Le sta­tut de la com­mu­nau­té est rela­tif à sa taille et à son impor­tance au sein de la culture majo­ri­taire (ce qui explique le sérieux accor­dé, ou non, à un cours de reli­gion spé­ci­fique ou à une langue d’enseignement), mais éga­le­ment à cer­taines repré­sen­ta­tions sociales rela­tives à cette com­mu­nau­té ou à sa posi­tion socioé­co­no­mique (qui génèrent un manque de reconnaissance).

Plu­tôt que de défendre un libé­ra­lisme radi­cal, et de condam­ner per se les inter­dits, ou encore de prô­ner la liber­té pour toute convic­tion par­ti­ci­pant à l’identité morale d’une per­sonne, il me semble plus sain de recon­naitre l’existence d’une ligne de démar­ca­tion néces­saire entre les liber­tés rai­son­nables et celles qui le sont moins sur la base de consi­dé­ra­tions sociales prag­ma­tiques. L’idéal libé­ral à défendre se situe plu­tôt à un autre niveau (mon second niveau de démar­ca­tion intro­duit ci-des­sus), là où il s’agit de déter­mi­ner les­quelles par­mi les reven­di­ca­tions rai­son­nables sont accep­tables ou doivent être refusées.

Pour com­prendre cela, appe­lons (avec Will Kym­li­cka3) « droit de groupe » tout droit dif­fé­ren­cié en faveur des membres d’une com­mu­nau­té (habille­ment dif­fé­ren­cié, langue mino­ri­taire d’enseignement, menu spécifique,etc.) et « droit indi­vi­duel », les droits civiques et poli­tiques fon­da­men­taux d’un État libé­ral (droit d’expression, droit de vote,etc.). Cer­tains droits de groupe ren­forcent les droits indi­vi­duels des indi­vi­dus, alors que d’autres réduisent les droits indi­vi­duels : les pre­miers sont sou­hai­tables (pour autant qu’ils aient été jugés rai­son­nables), les seconds ne le sont pas. C’est en rela­tion aux liber­tés civiques fon­da­men­tales que les droits dif­fé­ren­ciés, et les inter­dits, doivent être évalués.

Libertés, interdits et contexte social

Tout comme Marc Jac­que­main, je pense que les inter­dits visant le hijab et le niqab ont des effets contre­pro­duc­tifs sur l’émancipation des femmes, et que ce qui les motive relève plus de la peur (pour le dire de manière édul­co­rée) de l’islam que de la réelle volon­té d’émancipation de femmes musul­manes. Cette stra­té­gie et ces moti­va­tions doivent être dénoncées.

Par contre, je ne pense pas que jus­ti­fier la condam­na­tion d’une telle atti­tude par une défense d’un libé­ra­lisme fort (quant aux droits à la dif­fé­rence) soit la meilleure manière de le faire. Pour la bonne rai­son qu’un libé­ra­lisme « sub­jec­ti­viste » n’est pas tenable, et qu’il porte flanc à une cri­tique faci­le­ment justifiée.

Les « inter­dits » de choix — au nombre des­quels on doit comp­ter les « non-offres de ser­vice » (comme pour la langue d’enseignement) — sont inévi­tables et néces­saires pour la cohé­sion sociale. Les normes sociales qui les déter­minent sont tou­jours liées à une culture par­ti­cu­lière — comme, entre autres, le catho­li­cisme en Bel­gique. Elles doivent cer­tai­ne­ment être réflé­chies et revues, et l’impartialité doit être maxi­mi­sée. De plus, dans cer­tains cas, des droits dif­fé­ren­ciés sont néces­saires à l’émancipation des per­sonnes : ils sont des élé­ments de dis­cri­mi­na­tion en faveur des membres d’une com­mu­nau­té. On ne peut rai­son­na­ble­ment miser sur une neu­tra­li­té — enten­due comme équi­dis­tance par rap­port aux dif­fé­rentes concep­tions de la vie bonne — radicale.

  1. Ailleurs, Marc Jac­que­main a prô­né « la stricte appli­ca­tion à tous des mêmes liber­tés, de manière équi­table et impar­tiale, c’est-à-dire sans consi­dé­ra­tion de par­ti­cu­la­risme cultu­rel ». Il s’agit, dit-il encore, « non pas de faire des excep­tions pour les mino­ri­tés (prin­ci­pa­le­ment pour les musul­mans), mais de ne pas faire d’exception, pré­ci­sé­ment » (com­mu­ni­ca­tion personnelle).
  2. Maclure J., Tay­lor C., Laï­ci­té et liber­té de conscience, édi­tions La décou­verte, 2010.
  3. Kym­li­cka W., Mul­ti­cul­tu­ral Citi­zen­ship, Oxford Uni­ver­si­ty Press, 1995.

Stéphane Leyens


Auteur

professeur de philosophie, à l’université de Namur