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Droits des détenus, réalité ou vœu pieux ?

Numéro 8 – 2020 - 75 ans droit prison par François Jean

décembre 2020

Depuis quelques années, des inter­ven­tions de plus en plus nom­breuses en Bel­gique, mais aus­si aux États-Unis, au Cana­da, aux Pays Bas, en Pologne, en Alle­magne, en Ita­lie, en France, en Suisse et ailleurs, demandent la recon­nais­sance dans les textes et le res­pect dans la pra­tique quo­ti­dienne de droits aux per­sonnes léga­le­ment pri­vées de l’état de […]

Dossier

Depuis quelques années, des inter­ven­tions de plus en plus nom­breuses en Bel­gique, mais aus­si aux États-Unis, au Cana­da, aux Pays Bas, en Pologne, en Alle­magne, en Ita­lie, en France, en Suisse et ailleurs, demandent la recon­nais­sance dans les textes et le res­pect dans la pra­tique quo­ti­dienne de droits aux per­sonnes léga­le­ment pri­vées de l’état de liberté.

Ce mou­ve­ment en faveur des droits des déte­nus n’est pas neuf. En 1777 John Howard1, qui atti­rait l’attention sur les condi­tions déplo­rables dans les­quelles vivaient les déte­nus, pro­po­sait entre autres que les mesures dis­ci­pli­naires prises à leur encontre soient fixées par une loi ou déter­mi­nées par des magis­trats, que les déte­nus soient infor­més des règles aux­quelles ils sont sou­mis et des sanc­tions qu’ils encourent et qu’ils aient le droit d’être pré­sents devant l’autorité qui décide de leur sort.

Ce mou­ve­ment a connu un déve­lop­pe­ment impor­tant dès le début du XXe siècle grâce à l’action qu’ont menée cer­tains péno­logues et huma­nistes à l’intérieur de la Com­mis­sion inter­na­tio­nale pénale et pénitentiaire.

Dès 1926, cet orga­nisme inter­gou­ver­ne­men­tal de col­la­bo­ra­tion en matière de pré­ven­tion du crime et de trai­te­ment des délin­quants déci­dait d’élaborer « un mini­mum de droits pour tous ceux qui sont pri­vés de liber­té par une déci­sion de l’autorité judi­ciaire ». Il dépo­sait un texte en 1929 qui fut adop­té par l’Assemblée géné­rale de la Socié­té des Nations en 1934.

Un nou­veau texte, dépo­sé en 1951, fut approu­vé par les Nations unies en 1955. Cet « ensemble des règles mini­males pour le trai­te­ment des déte­nus » consti­tue sur le plan inter­na­tio­nal la pre­mière ten­ta­tive véri­table pour fixer les limites du châ­ti­ment que l’on peut impo­ser à un délin­quant condam­né à une peine d’emprisonnement. Elles visent à pro­té­ger non seule­ment les droits du déte­nu, mais éga­le­ment sa digni­té et le res­pect de lui-même et à lui per­mettre de retrou­ver en temps vou­lu sa place et sa répu­ta­tion dans la socié­té. Elles visent éga­le­ment à pro­mou­voir des méthodes plus modernes de trai­te­ment en tenant compte de l’évolution des institutions.

Réexa­mi­nées dans le cadre du Conseil de l’Europe2, ces règles ont abou­ti, en 1973, à une ver­sion euro­péenne qui ne se dis­tingue guère de celle des Nations unies.

À la dif­fé­rence des règles de la Conven­tion euro­péenne de sau­ve­garde des droits de l’homme, ces textes ont la forme de recom­man­da­tions et n’ont donc aucune valeur impé­ra­tive pour les États membres de l’ONU ou du Conseil de l’Europe.

Comme telles, elles n’assurent donc pas le res­pect des droits fon­da­men­taux ; leur appro­ba­tion par des ins­tances inter­na­tio­nales aus­si impor­tantes que le Conseil éco­no­mique et social de l’ONU et le Comi­té des ministres du Conseil de l’Europe leur confère cepen­dant une auto­ri­té morale cer­taine. La Bel­gique, par exemple, a intro­duit récem­ment3 dans son règle­ment péni­ten­tiaire quelques modi­fi­ca­tions de nature à le mettre en concor­dance, sur cer­tains points du moins, avec l’ensemble des règles minimales.

On constate éga­le­ment qu’une ten­dance se dégage au niveau des ins­tances inter­na­tio­nales « pour don­ner aux règles mini­males le sta­tut juri­dique d’une conven­tion », dont les dis­po­si­tions, en s’incorporant à la légis­la­tion interne des dif­fé­rents pays membres, pour­raient être invo­quées en cas de vio­la­tion devant les tri­bu­naux tant natio­naux qu’internationaux.

La doctrine classique : pas de droits pour les prisonniers

Ce prin­cipe va à l’encontre de la doc­trine clas­sique du sta­tut juri­dique du déte­nu selon laquelle celui-ci per­drait avec sa liber­té indi­vi­duelle ses droits fon­da­men­taux. Cer­tains auteurs expliquent cette limi­ta­tion en invo­quant l’incapacité de fait dans laquelle se trou­ve­rait le déte­nu d’exercer ses liber­tés indi­vi­duelles ; d’autres tirent argu­ment du rap­port de « sujé­tion par­ti­cu­lière » auquel le déte­nu serait sou­mis au même titre que les fonc­tion­naires ou les mili­taires qui voient leur liber­té — d’expression, par exemple — limi­tée du fait du rap­port par­ti­cu­lier qui les lie à l’État.

À l’argument de la « sujé­tion par­ti­cu­lière », les par­ti­sans de la recon­nais­sance de droits aux déte­nus opposent l’évolution du droit admi­nis­tra­tif qui recon­nait que « la per­sonne sou­mise au rap­port de sujé­tion par­ti­cu­lière reste un sujet de droit et qu’elle peut en consé­quence exi­ger la pro­tec­tion de droits fon­da­men­taux4 ». À l’argument de l’incapacité de fait, les auteurs opposent des solu­tions prag­ma­tiques à la por­tée de tout admi­nis­tra­teur com­pé­tent et l’obligation pour les pou­voirs publics de garan­tir les liber­tés fon­da­men­tales lors de l’organisation des ser­vices publics.

La vraie peine (la seule?): la privation de liberté

Le Conseil natio­nal des États-Unis sur le crime et la délin­quance publiait en 1972 une « Charte modèle des droits des déte­nus » et énon­çait comme prin­cipe de base que « les per­sonnes incar­cé­rées conservent tous leurs droits de citoyens sauf ceux qui leur sont expres­sé­ment ou néces­sai­re­ment reti­rés par la loi », P. Lan­dre­ville, grand péno­logue cana­dien, a rete­nu le même prin­cipe dans les nom­breux tra­vaux qu’il a consa­crés aux droits des déte­nus : « les per­sonnes incar­cé­rées doivent conser­ver tous leurs droits de citoyens, sauf celui d’être en liber­té5 ». Et C.N. Robert répé­tait il y a peu que « la peine n’est juri­di­que­ment que la pri­va­tion d’un seul droit fon­da­men­tal : la liber­té. Les peines ou mesures acces­soires, telles qu’incapacités ou déchéances, qui privent le condam­né de l’exercice ou de la jouis­sance d’autres droits par­ti­cu­liers, démontrent théo­ri­que­ment que, pour autant que ces mesures ne sont pas pro­non­cées, les droits aux­quels elles se rap­portent sub­sistent, tant dans leur exer­cice que dans leur jouissance. »

Il res­sort d’un arrêt récent du tri­bu­nal fédé­ral suisse que le droit à la liber­té indi­vi­duelle s’oppose à toute entrave à la liber­té des déte­nus qui s’avèrerait être, « indigne d’un trai­te­ment humain, une pure chi­cane ou une mesure objec­ti­ve­ment indé­fen­dable6 ».

La Com­mis­sion offi­cielle d’enquête sur l’administration de la jus­tice en matière cri­mi­nelle et pénale au Qué­bec a pris éga­le­ment, dans le rap­port qu’elle publia en 1969, une posi­tion claire au sujet des droits des déte­nus : « les déte­nus eux-mêmes pos­sèdent des droits. On s’étonne qu’il soit néces­saire de for­mu­ler de telles évi­dences. Pour­tant, notre tra­di­tion car­cé­rale a maintes fois vou­lu que les déte­nus perdent, en même temps que le droit à la liber­té, leur droit à l’intimité, leur droit d’expression écrite et ver­bale, leur droit à une vie sexuelle nor­male… La socié­té n’est pas mieux pro­té­gée lorsqu’un indi­vi­du perd son droit d’écrire ! La socié­té ne retire rien de plus comme sécu­ri­té ou comme dyna­misme si un indi­vi­du perd le droit à un tra­vail rému­né­ra­teur7 ».

La recon­nais­sance des droits des pri­son­niers ne serait au fond rien d’autre que leur réha­bi­li­ta­tion en qua­li­té d’êtres humains. Si le cou­rant en ce sens se géné­ra­lise en milieu « scien­ti­fique » et inter­na­tio­nal, sur le lieu même du com­bat, les admi­nis­tra­tions natio­nales et les zones d’enfermement dont elles assument la ges­tion n’y semblent guère per­méables. Résis­tance au chan­ge­ment ou poli­tique déli­bé­rée ? Allez donc savoir…

En Belgique : droits ou faveurs ?

Il n’est pas pos­sible d’analyser en quelques pages l’ensemble de la situa­tion belge rela­tive aux droits des déte­nus. Cela sup­po­se­rait que l’on pro­cède, entre autres, à une enquête sys­té­ma­tique sur ce qui se passe quo­ti­dien­ne­ment dans les pri­sons. Nous nous limi­te­rons ici à exa­mi­ner le règle­ment des éta­blis­se­ments péni­ten­tiaires et les voies de recours ouvertes aux déte­nus, sans pré­ju­ger de ce qu’il en est dans la pra­tique carcérale.

Le sta­tut juri­dique du déte­nu est défi­ni par quelques articles de droit pénal, mais sur­tout par le Règle­ment géné­ral des éta­blis­se­ments péni­ten­tiaires (arrê­té royal du 21 mai 1965) ain­si que par les Ins­truc­tions géné­rales pour les éta­blis­se­ments péni­ten­tiaires prises par arrê­té minis­té­riel du 12 juillet 1971, tous textes admi­nis­tra­tifs éla­bo­rés en dehors d’un contrôle rigou­reux du Parlement.

La lec­ture du règle­ment géné­ral sus­cite quelques ques­tions : le règle­ment, et donc l’article exa­mi­né, res­pecte-t-il le prin­cipe selon lequel le déte­nu conserve tous les droits dont il n’a pas expres­sé­ment ou indi­rec­te­ment été déchu par la loi ou par la condam­na­tion ? Les limites impo­sées à l’exercice de cer­tains droits sont-elles néces­saires à l’exécution des peines de pri­son ? Celle-ci en consti­tue-t-elle une jus­ti­fi­ca­tion ? Les cri­tères qui per­mettent de limi­ter ces droits sont-ils clairs et pré­cis ? Enfin, quelle est la nature de ce qui est recon­nu au déte­nu : s’agit-il d’un droit au sens juri­dique du terme ou d’une simple faveur ?

On peut dis­tin­guer dans le règle­ment et dans les ins­truc­tions géné­rales des dis­po­si­tions de por­tées variables : cer­tains articles limitent expli­ci­te­ment l’exercice des liber­tés ou de cer­tains droits ; d’autres accordent aux déte­nus diverses pré­ro­ga­tives, faveurs ou droits ; quelques-uns, enfin, imposent à pre­mière vue à l’État la pres­ta­tion de cer­tains services.

Les libertés interdites

Par­mi les articles qui limitent l’exercice de cer­tains droits, nous pou­vons citer à tire d’exemple l’article 79 du règle­ment géné­ral qui sti­pule que les récla­ma­tions col­lec­tives sont inter­dites aux déte­nus. Le texte est pré­cis, les cri­tères qui auto­risent l’interdiction sont clairs parce qu’absolus. L’article n’ouvre aucun droit aux détenus.

La seule ques­tion qui se pose est de savoir si une telle limi­ta­tion dans l’exercice d’un droit fon­da­men­tal est jus­ti­fiée. Cet article est, en effet, contraire à l’article 23 de la Consti­tu­tion qui sti­pule expres­sé­ment que cha­cun a le droit d’adresser aux auto­ri­tés publiques des péti­tions signées par une ou plu­sieurs per­sonnes. On doit donc se deman­der si la pri­va­tion d’une liber­té aus­si fon­da­men­tale est néces­saire à l’exécution nor­male de pri­va­tion de liber­té, si elle est néces­saire à l’ordre public et donc jus­ti­fiée. On peut esti­mer qu’il n’en est rien et en tout cas, qu’une telle limi­ta­tion ne peut être impo­sée par un arrê­té royal et qu’elle requiert le vote d’une loi voire une révi­sion consti­tu­tion­nelle dont l’élaboration offre plus de garanties.

Des consta­ta­tions à peu près iden­tiques peuvent être faites au sujet des articles 20 à 24 qui concernent le secret de la cor­res­pon­dance. L’article 20 auto­rise le direc­teur ou son délé­gué à contrô­ler la cor­res­pon­dance du déte­nu. L’article 24 ajoute que la cor­res­pon­dance échan­gée entre le déte­nu et les auto­ri­tés ou per­sonnes énu­mé­rées au même article (auto­ri­tés poli­tiques, admi­nis­tra­tives, judi­ciaires) ne peut faire l’objet de ce contrôle.

Le prin­cipe de base de ces articles est bien que le secret de la cor­res­pon­dance n’est pas auto­ma­ti­que­ment enle­vé au déte­nu. L’article 20 limite un droit sup­po­sé tou­jours exis­tant, n’en lais­sant sub­sis­ter qu’une moda­li­té d’exercice toute réduite. Les cri­tères qui per­mettent cette limi­ta­tion ne sont cepen­dant guère pré­ci­sés. Le contrôle, sti­pule l’article 21, a un carac­tère exclu­si­ve­ment péni­ten­tiaire. L’imprécision du terme est telle que, dans la pra­tique, le direc­teur ou son délé­gué peuvent lire abso­lu­ment toute la cor­res­pon­dance du déte­nu, au-delà même de ce qui est néces­saire au main­tien de l’ordre interne péni­ten­tiaire et qui serait par là jus­ti­fié. Cette pra­tique est effec­tive et dans l’état actuel des textes, inat­ta­quable. Elle peut tou­jours se jus­ti­fier par le sou­ci de repé­rer les éven­tuelles ten­ta­tives d’évasion ou de véri­fier si le déte­nu ne tient pas des pro­pos inju­rieux à l’égard des auto­ri­tés pénitentiaires.

Des prérogatives de nature indéterminée

Les textes qui accordent aux déte­nus dif­fé­rentes pré­ro­ga­tives sus­citent des ques­tions nom­breuses et la déter­mi­na­tion de leur por­tée est par­ti­cu­liè­re­ment malaisée.

L’article 19 du règle­ment, qui a trait à la cor­res­pon­dance que les déte­nus entre­tiennent avec de per­sonnes exté­rieures à la pri­son, sti­pule que « les condam­nés peuvent, dans les limites fixées par le ministre, cor­res­pondre par écrit avec leurs parents et alliés en ligne directe, leur tuteur, leur conjoint, leurs frères, sœurs, oncles et tantes, et rece­voir des lettres de ceux-ci ; leur cor­res­pon­dance avec d’autres per­sonnes est sou­mise à une auto­ri­sa­tion du direc­teur ». Une dis­po­si­tion de ce type sup­pose que le déte­nu perd auto­ma­ti­que­ment le droit de cor­res­pondre avec des per­sonnes exté­rieures à la pri­son et que ce droit ne peut lui être ren­du qu’en appli­ca­tion d’un règle­ment qui en pré­cise les condi­tions et les limites. Ceci est contraire au prin­cipe selon lequel le déte­nu garde tous ses droits sauf ceux qui lui sont expres­sé­ment ou indi­rec­te­ment enle­vés par une loi ou par la condamnation.

De plus, les cri­tères qui per­mettent de limi­ter le droit de cor­res­pondre libre­ment ne sont pas énoncés.

Tout se passe comme si l’incarcération entrai­nait ipso fac­to la perte de tout droit. Le règle­ment des pri­sons accorde cer­taines faveurs, notam­ment celle de la cor­res­pon­dance. Ces faveurs sont sur­veillées, elles sont par­fois ôtées en cas d’usage frau­du­leux. L’article 82 sti­pule que « les puni­tions sont, entre autres, les sui­vantes : pri­va­tion de tra­vail, de lec­ture, de can­tine, de visites, de cor­res­pon­dances et des autres faveurs — c’est nous qui sou­li­gnons — accor­dées en ver­tu du pré­sent règle­ment ou des règle­ments particuliers ».

On le voit clai­re­ment, le tra­vail, la libre infor­ma­tion, la cor­res­pon­dance, la visite ne sont pas des droits dans l’esprit du règle­ment mais des faveurs qui prennent l’apparence de droits, dans la mesure où, de fait, le direc­teur de l’établissement ne peut pas refu­ser arbi­trai­re­ment les faveurs pré­vues dans le règle­ment. Sa déci­sion est en effet tou­jours sus­cep­tible d’un recours devant le Conseil d’État, mais cette pos­si­bi­li­té reste fic­tive si le requé­rant ne peut s’appuyer sur des textes pré­cis qui défi­nissent les cri­tères qui obligent le direc­teur à accor­der cer­taines faveurs ou qui l’autorisent à les reti­rer et s’il ne peut prou­ver le moment pré­cis où la déci­sion direc­to­riale est inter­ve­nue ou a été por­tée à sa connais­sance. Que faut-il entendre par « usage frau­du­leux » ? À par­tir de quel niveau d’infraction et avec quelle garan­tie pro­cé­du­rale le direc­teur peut-il enle­ver au déte­nu la faveur de tra­vailler, de lire, de cor­res­pondre ou de rece­voir la visite de ses proches ?

Le directeur, seul maitre à bord

Plu­sieurs articles du règle­ment qui accordent appa­rem­ment cer­taines faveurs ou octroient des droits aux déte­nus ne font en fait qu’autoriser le direc­teur de l’établissement à prendre cer­taines décisions.

Ain­si peut-on lire à l’article 89 que « le direc­teur peut auto­ri­ser les déte­nus pla­cés en cel­lule de puni­tion à assis­ter aux offices reli­gieux les dimanches et jours fériés ». On lit aus­si à l’article 91 des ins­truc­tions géné­rales que « les déte­nus pro­fes­sant un culte non recon­nu par l’État peuvent être auto­ri­sés par le direc­teur à pra­ti­quer leur culte, notam­ment en matière de nour­ri­ture ou de jeûne ».

Ces articles ne créent aucune obli­ga­tion dans le chef du direc­teur. Ils ne pré­cisent en aucune manière les condi­tions dans les­quelles il serait tenu de répondre à la demande du déte­nu. Son pou­voir dis­cré­tion­naire est total. Les déte­nus ne peuvent donc, sur la base de ces articles, faire état d’un droit quel­conque. On peut même se deman­der quelle uti­li­té il y a à insé­rer de tels articles dans le règle­ment, sinon pour faire illusion.

Ain­si l’article 96 des ins­truc­tions géné­rales : « Le direc­teur peut auto­ri­ser les déte­nus à faire usage de livres non com­pris dans la biblio­thèque de l’établissement ou dans la biblio­thèque cen­trale de lit­té­ra­ture étrangère :

1) lorsque les biblio­thèques ne com­prennent pas un nombre suf­fi­sant d’ouvrages publiés dans la seule langue que connaissent ces détenus ;

2) lorsque des déte­nus pos­sé­dant une ins­truc­tion suf­fi­sante dési­rent uti­li­ser des publi­ca­tions scien­ti­fiques, juri­diques ou culturelles. »

Une fois encore, nous devons rele­ver que cet article a été rédi­gé en admet­tant à prio­ri que le déte­nu a per­du, du fait de son incar­cé­ra­tion, les droits fon­da­men­taux à l’instruction tels qu’ils sont recon­nus dans l’article 26 de la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme. Il ne donne aucun droit au déte­nu que celui-ci pour­rait faire valoir devant une ins­tance quel­conque. Il auto­rise le direc­teur à accor­der une faveur sans lui en faire aucune obli­ga­tion dans des condi­tions précises.

Quelques rares garanties…

La cri­tique que nous pou­vons faire de la plu­part des articles du règle­ment est mise en relief par contraste lorsqu’on les com­pare aux quelques rares dis­po­si­tions qui offrent quelques garan­ties sérieuses quant au res­pect des droits qu’elles consacrent. II en va ain­si par exemple des articles qui traitent de la liber­té de culte.

Le règle­ment impose en cette matière une pro­cé­dure pré­cise. L’article 16 sti­pule que : « A son arri­vée dans l’établissement, le déte­nu reçoit du greffe un for­mu­laire (rela­tif au culte qu’il sou­haite exer­cer): il le rem­plit libre­ment et il le signe avant de le remettre le len­de­main au direc­teur ou à son délé­gué, au cours de l’entretien que celui-ci lui accorde ».

Le prin­cipe à la base de cet article est bien que le déte­nu mal­gré son incar­cé­ra­tion garde le droit à l’exercice libre de son culte. Il offre cer­taines garan­ties de pro­cé­dure et il est cer­tain qu’un recours devant le Conseil d’État aurait toutes les chances d’aboutir au cas où la pro­cé­dure n’aurait pas été sui­vie. Cas exem­plaire qui mérite d’être épinglé.

La prestation à charge de l’État : vœux pieux

Si on exa­mine les articles qui imposent à l’État la pres­ta­tion de cer­tains ser­vices, on constate éga­le­ment que beau­coup d’entre eux ne créent en fait aucun droit pour les détenus.

L’article 56, par exemple, sti­pule que « le direc­teur doit pro­mou­voir la for­ma­tion géné­rale et pro­fes­sion­nelle des déte­nus. À cet effet il peut char­ger un membre du per­son­nel de direc­tion d’organiser sous son contrôle les diverses acti­vi­tés per­met­tant d’atteindre ce but ». L’article 59 ajoute que « les déte­nus dont l’instruction est insuf­fi­sante font l’objet d’une atten­tion particulière ».

On peut encore citer à titre d’exemple l’article 63, § 1, qui pré­cise que « le tra­vail péni­ten­tiaire est orga­ni­sé en vue de contri­buer acti­ve­ment à la réédu­ca­tion et au reclas­se­ment social. Une atten­tion par­ti­cu­lière est accor­dée à la for­ma­tion professionnelle ».

Ces articles ne font que pro­cla­mer des inten­tions qui ne lient nul­le­ment les pou­voirs publics et qui ne s’actualisent en fait que très par­tiel­le­ment dans la réa­li­té pénitentiaire.

Des recours souvent illusoires

On ne pour­ra par­ler véri­ta­ble­ment de recon­nais­sance de droits aux déte­nus que lorsque des pos­si­bi­li­tés de recours effec­tifs exis­te­ront contre les déci­sions de l’administration péni­ten­tiaire prises en vio­la­tion des rares droits existants.

Des pos­si­bi­li­tés toutes théo­riques existent aux trois niveaux sui­vants : le droit de plainte au sein même de l’administration, les recours devant les tri­bu­naux, les recours devant la Com­mis­sion euro­péenne des droits de l’homme.

Le règle­ment géné­ral des pri­sons ne pré­voit pas expli­ci­te­ment le droit de plainte qui peut cepen­dant se déduire de l’article 24 aux termes duquel les déte­nus peuvent échan­ger en tout temps de la cor­res­pon­dance avec un cer­tain nombre d’autorités péni­ten­tiaires, judi­ciaires et poli­tiques, sans que celle-ci ne soit sou­mise au contrôle pénitentiaire.

Mais ce « droit » est d’une effi­ca­ci­té réduite, le règle­ment ne pré­ci­sant pas quelle suite doit être réser­vée aux plaintes qui seront pour la plu­part trai­tées par l’administration péni­ten­tiaire, à la fois juge et par­tie. Il faut rap­pe­ler que l’article 79 inter­dit les récla­ma­tions col­lec­tives et que l’article 80 sti­pule que « les déte­nus qui font des récla­ma­tions non fon­dées s’exposent à être punis» ; ces textes incitent évi­dem­ment les pri­son­niers à limi­ter l’exercice de leur droit de plainte d’autant que les exi­gences de la pro­cé­dure appli­cable en matière de libé­ra­tion condi­tion­nelle sont telles que les déte­nus estiment, à tort ou à rai­son, que les plaintes dimi­nuent leurs chances de se voir octroyer une libé­ra­tion anticipée.

Les déte­nus peuvent, comme tout citoyen, por­ter plainte auprès du Par­quet lorsqu’ils s’estiment vic­times d’une infrac­tion pénale (exemple : coups, vols, etc.); ceci reste vrai même si l’auteur de l’infraction éven­tuelle est un agent de l’administration péni­ten­tiaire. Il faut cepen­dant sou­li­gner qu’il est beau­coup plus dif­fi­cile pour un déte­nu que pour un autre citoyen de faire éta­blir les faits au sujet des­quels il dépose plainte : les témoins par exemple pré­fèrent s’abstenir…

Les déte­nus peuvent éga­le­ment s’adresser au Conseil d’État pour deman­der l’annulation de déci­sions admi­nis­tra­tives qui auraient été prises à leur égard, mais ils uti­lisent rare­ment cette voie de recours dont on a dit plus haut le carac­tère aléa­toire. Le Conseil d’État déclare géné­ra­le­ment que les recours intro­duits sont irre­ce­vables parce qu’ils ne concernent pas des actes admi­nis­tra­tifs créa­tifs ou pri­va­tifs de droits mais de simples déci­sions d’ordre intérieur.

La Conven­tion euro­péenne de sau­ve­garde des droits de l’homme per­met au déte­nu comme à tout citoyen des pays signa­taires d’une clause par­ti­cu­lière, dont la Bel­gique, d’introduire un recours devant la Com­mis­sion euro­péenne des droits de l’homme. Les États membres de la Conven­tion s’engagent à se sou­mettre aux déci­sions de cette Com­mis­sion ou, ulté­rieu­re­ment, de la Cour qui n’interviennent qu’après épui­se­ment des recours internes.

Les déte­nus uti­lisent régu­liè­re­ment cette voie : sur les cinq-mille requêtes indi­vi­duelles pré­sen­tées à la Com­mis­sion avant 1971, près de 40 % pro­ve­naient de per­sonnes empri­son­nées ou déte­nues8.

La juris­pru­dence de la Com­mis­sion démontre cepen­dant que cette voie de recours est peu effi­cace. Elle a jusqu’ici reje­té presque toutes les requêtes intro­duites par des déte­nus, en invo­quant l’article 8, § 2, de la Conven­tion qui pré­voit que l’ingérence de l’autorité publique dans la vie pri­vée est per­mise pour autant que « dans une socié­té démo­cra­tique, ceci soit néces­saire à la sécu­ri­té natio­nale, à la sureté publique, au bie­nêtre éco­no­mique du pays, à la défense de l’ordre et à la pré­ven­tion des infrac­tions pénales, à la pro­tec­tion de la san­té ou de la morale, ou à la pro­tec­tion des droits et liber­tés d’autrui ».

C’est ain­si par exemple que la Com­mis­sion, sta­tuant sur des plaintes de déte­nus qui ne rece­vaient pas l’autorisation de se marier, a esti­mé que le droit au mariage n’était pas abso­lu et que l’autorisation pou­vait être subor­don­née à des cir­cons­tances par­ti­cu­lières propres à chaque cas. Elle a consi­dé­ré que des refus en rai­son de la durée de la peine, du trouble que pareille auto­ri­sa­tion pour­rait appor­ter au bon ordre de la pri­son ou d’un doute sur le sérieux de la demande n’étaient pas contraires à la Convention.

Qu’il s’agisse du droit de plainte, des recours devant le Conseil d’État, devant les tri­bu­naux ou devant la Com­mis­sion euro­péenne des droits de l’homme, les voies actuel­le­ment exis­tantes paraissent bien insuf­fi­santes. On se trouve confron­té à une absence de garan­ties autant qu’à une absence de droits.

Ce vide juri­dique qui entoure la situa­tion du déte­nu et qui per­met de dire que celui-ci est un sujet de non-droit est en totale contra­dic­tion, non seule­ment avec les idées modernes en la matière, mais bien plus sim­ple­ment avec les exi­gences élé­men­taires du res­pect des droits de l’homme.

Une refonte glo­bale des dis­po­si­tions règle­men­taires actuelles et l’instauration de voies effi­caces de recours sont des reven­di­ca­tions essen­tielles, dont l’administration semble vou­loir dif­fé­rer la satis­fac­tion au pro­fit de conces­sions par­tielles quel­que­fois impor­tantes, telle la res­tric­tion de la cen­sure sur la cor­res­pon­dance, sou­vent secon­daires comme les normes nou­velles sur le port de la mous­tache, la lon­gueur des che­veux et la pério­di­ci­té du change­ment de chaus­settes9

Paru dans le dos­sier « En pri­son » du n° 3, mars 1979.

  1. J. Howard, The State of the pri­sons, Lon­don, Dent & Sons Ltd., Evenyman’s library.
  2. Dupreel, « La ver­sion euro­péenne de l’ensemble de règles mini­males pour le trai­te­ment de déte­nus. Pré­sen­ta­tion et com­men­taire », dans Bul­le­tin de l’administration péni­ten­tiaire, Bruxelles, 1975, p. 5.
  3. Arrê­té minis­té­riel du 7 avril 1975, Moni­teur du 3 mai.
  4. CN Robert, La par­ti­ci­pa­tion du juge à l’application des sanc­tions pénales, Genève, Librai­rie de l’Université, 1974, p. 41.
  5. P. Lan­dre­ville, A. Gagnon et S. Des­ro­siers, Les pri­sons de par ici, Mont­réal, Ed. Par­ti-Pris, 1976, p. 151.
  6. Arrêt du 30 juin 1976, cité dans Revue inter­na­tio­nale de cri­mi­no­lo­gie et police tech­nique, 1976, 3, p. 332.
  7. Y. Pré­vost (prés.), La socié­té face au crime : com­mis­sion d’enquête sur l’administration de la jus­tice en matière cri­mi­nelle et pénale au Qué­bec, Qué­bec, 1969, Édi­teur offi­ciel du Qué­bec, cité dans H. Dumont et P. Lan­dre­ville, « Dis­ci­pline et droits des déte­nus dans les ins­ti­tu­tions pénales au Qué­bec », Revue cana­dienne de cri­mi­no­lo­gie, Mont­réal, 1973, 15, 3.
  8. Chiffres cités in C.N. Robert, op. cit., p. 56.
  9. Cir­cu­laire 1223/VII du 5 mars 1975, Bul­le­tin de l’administration péniten­tiaire, 1975, p. 157 et ss.

François Jean


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