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Désertion douce

Numéro 3 Mars 2012 par Jacques Vandenschrick

février 2012

San­dra m’a­vait racon­té un jour que Tul­lio avait été enga­gé trop jeune dans l’ar­mée ita­lienne. (« À cette époque, tu n’é­tais pas là », ajou­­tait-elle en guise de réso­lu­tion chro­no­lo­gique.) Et dès le début de la guerre, il y avait déjà subi une ins­truc­tion mili­taire à la fois phy­si­que­ment très rude, mais dis­pen­sée par des demi-gra­­dés qui ne croyaient […]

San­dra m’a­vait racon­té un jour que Tul­lio avait été enga­gé trop jeune dans l’ar­mée ita­lienne. (« À cette époque, tu n’é­tais pas là », ajou­tait-elle en guise de réso­lu­tion chro­no­lo­gique.) Et dès le début de la guerre, il y avait déjà subi une ins­truc­tion mili­taire à la fois phy­si­que­ment très rude, mais dis­pen­sée par des demi-gra­dés qui ne croyaient pas exa­gé­ré­ment à l’i­déo­lo­gie fas­ciste. Son régi­ment sem­blait un joyeux ramas­sis de petits mar­chands, de fils de contre­ban­diers et de pêcheurs de pieuvres, par­lant autant le slo­vène ou le croate que le sabir ita­lien de Trieste. Et les soirs où la bora nera, la bise gla­cée de là-bas, souf­flait, il n’é­tait pas si rare qu’un homme, sub­mer­gé par une sorte de nos­tal­gie invin­cible, man­quât, au pre­mier appel du soir, dans la cour de la caserne, puis au cou­vre­feu, dans la cham­brée. À son retour, s’il reve­nait — ce qui n’ar­ri­vait pas tou­jours — on com­men­çait par pro­non­cer les arrêts de rigueur, mais ceux-ci ne tar­daient jamais à s’as­sou­plir pro­gres­si­ve­ment. Tul­lio sem­blait ain­si, à tra­vers le récit de San­dra, avoir décou­vert, en même temps, la bru­tale cama­ra­de­rie des trou­piers et l’o­dieux du fas­cisme dans une ver­sion molle et sans effet. Il fit aus­si très tôt la connais­sance de pas­seurs friou­lans avec les­quels il échan­geait des petits cigares sau­vages, tos­ca­nel­lis de tabac noir, mal rou­lés, contre « des mes­sages et des ren­sei­gne­ments » que San­dra disait n’a­voir jamais bien com­pris. Il fit six mois de Libye où il semble qu’il prit part à des faits de guerre par­ti­cu­liè­re­ment auda­cieux et réus­sit à ne pas être pri­son­nier des troupes de Mont­go­me­ry. San­dra ne savait que ce qu’il avait consen­ti à dire au retour, par bribes mal­ai­sées. Elle me racon­ta qu’il était ren­tré presque muet et le teint noir, pour une per­mis­sion de quinze jours. Mais dès la seconde semaine, il dis­pa­rut pour cou­rir la mon­tagne où plu­sieurs dirent l’a­voir entre­vu et crurent qu’il cher­chait à y retrou­ver ses amis pas­seurs du Frioul. C’est sans doute par eux qu’il apprit que le vent de la guerre avait com­men­cé à tour­ner. San­dra me dit qu’il était réap­pa­ru la veille de rejoindre la caserne, à nou­veau joyeux, disert, exci­té même. Et qu’il confia, d’un air triom­phant, à Ono­frio : « Cou­rage, bien­tôt nous serons libres. » Ce qui eut comme chaque fois, pour effet, d’é­ner­ver le père qui lui répon­dit : « Et on devra le payer à qui ? » San­dra racon­tait tout cela, les yeux brillants. J’é­cou­tais sans bien comprendre.

J’ai­mais beau­coup Tul­lio. Il s’é­tait tou­jours mis en tra­vers de ce qui lui parais­sait ne pas me conve­nir, tout en recom­man­dant aux autres de me lais­ser faire le reste. Il était ain­si deve­nu un peu mon grand frère pro­tec­teur. Je me sou­viens que les copines de l’é­cole chu­cho­taient dans mon dos quand par­fois — rare­ment — pas­sant par là, il venait me prendre à la sor­tie de l’é­cole. « J’ te dis que c’est son père ! » Ça jasait : « Non mais, t’as vu son âge ? » Et tout à l’a­ve­nant. J’é­tais un peu gênée. Je savais bien que cela ne pou­vait être vrai. Je vou­lais qu’on presse le pas. Lui sou­riait, ne disait rien. J’a­vais racon­té la scène à Mam­ma San­dra en lui deman­dant si Ono­frio n’ac­cep­te­rait pas de venir à l’oc­ca­sion me cher­cher. Celui que je pen­sais être mon vrai père sau­rait faire taire les bobards. San­dra m’a­vait répon­du sèche­ment qu’il n’en était pas ques­tion. « Tes copines sont des idiotes. Ono­frio est fati­gué. Tul­lio est ton grand frère et sur­tout ne va pas les embê­ter avec ces bêtises. » C’é­tait sans appel. J’ai quand même un jour dit à Tul­lio que mes copines vou­laient savoir qui il était. Il écla­ta de rire et me répon­dit : « Com­ment ? Tu ne savais pas ? Je m’ap­pelle Tul­lio. » Et puis les copines rede­ve­naient des copines. J’en avais beau­coup. On ren­trait bras des­sus, bras des­sous. On se disait amou­reuse. On ne se connais­sait, au fond, pas du tout. Il arri­vait que les unes parlent slo­vène. Et d’autres, un lourd patois autri­chien. Nous ânon­nions toutes, en classe, les mêmes vers de Leo­par­di, sous l’œil exal­té de la Signo­ra Gavo­ni. On m’ap­pe­lait Cocar­lit­ta. Les ins­ti­tu­trices me dési­gnaient par­fois en m’ap­pe­lant Car­la Fran­ca Tries­ti­na. J’ai­mais beau­coup mon nom. Tout cela n’é­veillait pas en moi de curio­si­té par­ti­cu­lière. Je vivais là, sans autres sou­cis que ceux de mon âge, entre San­dra, une femme mira­cu­leuse et qui s’é­tait accom­mo­dée de tout, avec cou­rage, je le vois mieux aujourd’­hui, et Ono­frio, un vieil homme énig­ma­tique, affec­tueux et colé­reux, tou­jours plon­gé dans ses réflexions et qui voyait par­tout les contra­dic­tions des choses. Enfance soyeuse, comme glis­sée, sans que les ques­tions d’o­ri­gine ne viennent assom­brir de leur gra­vi­té la rela­tive insou­ciance des jours où le soleil et Tul­lio étaient les vrais maitres de ma petite vie de gamine.

À dix ans, j’es­sayais de lire ce roman dif­fi­cile de G.V. que toutes les biblio­thèques sco­laires pos­sé­daient. J’é­tais atti­rée par l’ab­sur­di­té cruelle de la phrase d’ou­ver­ture qui me fai­sait rire et qui disait, à peu près : « Mes parents n’eurent qu’un seul enfant ; c’é­tait ma sœur. » Je ne sais pour­quoi, j’y reve­nais sou­vent sans aller beau­coup plus loin dans la lec­ture de la suite. Je riais du non-sens. Que savais-je de ce qui m’ad­vien­drait ? Tout cela n’é­tait qu’af­faire de livres et de lec­tures dont San­dra, ma mère, s’a­ga­çait que j’y passe, à ses yeux, trop de temps. Je ne crois d’ailleurs pas que cette phrase fai­sait, plus par­ti­cu­liè­re­ment qu’autre chose, murir en moi quelque révé­la­tion obs­cure. C’est plu­tôt main­te­nant, tant d’an­nées après la décou­verte, que j’y repense. Et que me frappe la coïn­ci­dence qui figu­rait tout autre chose qu’un début de roman.

Et ce que j’ap­pelle la décou­verte ne m’est pas venue de l’ex­té­rieur. J’ai sim­ple­ment tout com­pris très brus­que­ment, un jour, plus tard. Je n’a­vais pas tout à fait quinze ans. Tout m’est deve­nu alors, d’un coup, abso­lu­ment clair : tous les indices et les mutismes par où, sans le vou­loir, mes parents — pas ceux du livre de G.V. — étaient, secrè­te­ment, silen­cieu­se­ment, pas­sés aux aveux. Ou, au contraire, les assu­rances gênées qu’ils avaient construites afin de me cacher une véri­té trop lourde pour mon âge… Tout ce qu’a­vec la fruste géné­ro­si­té des simples, où il entrait pour­tant une sourde habi­le­té, ils pla­çaient taci­te­ment depuis presque quinze ans, au rayon de la honte, tout était deve­nu évident. Et je ne sais pas pour­quoi cela se fit de cette façon. C’é­tait un matin et main­te­nant, je savais. De science sûre. Un peu comme les pre­mières règles, une expé­rience intime dont on ne peut dou­ter, une fois qu’elle s’est produite.

J’a­vais ain­si vécu quinze ans, presque comme leur fille que je n’a­vais, jamais jus­qu’a­lors, dou­té d’être. C’é­tait bien autre chose qu’une pre­mière phrase d’un roman.

J’y repense souvent.

J’a­vais pour­tant enten­du cette autre for­mule, cent et cent fois répé­tée, au long de mon enfance : « Fran­ca, ce n’est pas parce qu’on parle ita­lien à la mai­son, qu’on est ita­lien. » Cette phrase-là ne me fai­sait pas rire. Et quand il m’ar­ri­vait de deman­der pru­dem­ment qu’on en dise plus long sur ce que je croyais n’être qu’un pro­verbe un peu obs­cur pour l’en­fant que j’é­tais, ou bien Papa Ono­frio lâchait, bour­ru : « Il faut encore aimer le vin. » Ou bien il se fai­sait un grand silence. Et par­fois Tul­lio, qui était beau­coup plus âgé que moi, le rom­pait et disait à mon inten­tion, d’un air enten­du : « Toi, tu es vrai­ment de Trieste et Trieste, c’est l’I­ta­lie. » Je ne com­pre­nais rien. Mais cela me suffisait.

Tul­lio pra­ti­quait l’art de dire les choses en « par­lant à côté », comme le pré­ten­dait Mam­ma San­dra, la femme d’O­no­frio. Il par­lait, par exemple, non pas de la « Deuxième Guerre mon­diale », mais de la « deuxième guerre civile ». J’é­tais à nou­veau trop jeune pour com­prendre, mais je sen­tais bien que cela tra­his­sait, chez mon grand frère, une inten­tion sub­tile. Celle d’un adulte plein d’ex­pé­rience. Papa Ono­frio s’é­ner­vait sou­vent devant cette forme de lan­gage oblique. Et, par-des­sus tout, pré­ci­sé­ment, la for­mule « deuxième guerre civile » pro­vo­quait imman­qua­ble­ment sa réac­tion ton­nante : « Bas­ta Tul­lio, crois-tu que tu n’es pas d’un pays ? » Et Tul­lio répon­dait imper­tur­ba­ble­ment, tout en me regar­dant, à la déro­bée : « Je parle ita­lien, alla casa », ce qui ajou­tait à ma per­plexi­té et me fai­sait vague­ment sen­tir que je vivais sur un secret. Mais je n’a­vais pas l’âge des angoisses existentielles.

Jus­qu’à presque quinze ans, j’ai donc cru que Tul­lio était mon grand frère et que San­dra et Ono­frio, ses parents, étaient aus­si les miens. Et, de toute manière, même quand les évi­dences se firent, je n’ai jamais rien osé dire de ce que j’a­vais si brus­que­ment décou­vert. Cou­vrant d’un secret sup­plé­men­taire le secret où l’on m’a­vait lais­sé gran­dir, non sans m’ai­mer, j’ai accep­té de conti­nuer à me loger dans la fic­tion silen­cieuse où j’a­van­çais en âge et je n’ai jamais par­ta­gé ce que j’a­vais com­pris. Tul­lio mis à part.

Je ne sais pas plus pour­quoi, aujourd’­hui, errant dans Rome, tant d’an­nées plus tard, le poids de ce que j’ai com­pris alors, à ce loin­tain tour­nant de ma maigre ado­les­cence, revient m’ob­sé­der si crument.

J’ap­pe­lais Tul­lio « mon dieu de fin de semaine ». Par­fois, les same­dis après-midi où il me voyait rêveuse, il m’an­non­çait : « Ce soir, tu iras tôt au lit. Demain, je t’emmène. » Nous par­tions, avant l’aube. Mar­cher. À l’as­saut du Pare­sio ! J’a­do­rais ces départs, dans le noir, avec les sacs, dans la vieille camion­nette, jus­qu’au pied des pre­mières hautes col­lines, où la piste se perd et où l’alpe com­mence. Il lais­sait la machine sous un vieux mélèze et nous mon­tions, vers les crêtes, presque au hasard, du pas lent qu’il m’a­vait appris. Il avait tou­jours aux pieds, des chaus­sures que je trou­vais fan­tas­ma­go­riques, qu’il avait, paraît-il, cou­sues lui-même et qui sem­blaient sans âge. Il m’a­vait confié, à leur pro­pos : « Si tu savais ce qu’elles ont vu…» Il arri­vait qu’on lève des cailles en train de se gaver de graines, à l’a­bri d’un petit car­ré d’é­peautre qu’il avait expres­sé­ment semé pour pou­voir obser­ver les oiseaux. Il me fai­sait sou­vent admi­rer une sorte d’hi­ron­delles des rochers dont il me disait qu’elles étaient les plus élé­gantes des vir­gules. Et je trou­vais que ces accès de poé­sie subite valaient tel­le­ment mieux que ceux que la signo­ra Gavo­ni nous assé­nait à l’é­cole. Il était mon poète, mon frère-roi…

Au cours d’une de ces ran­don­nées — je me sou­viens, j’a­vais quinze ans, je venais de com­prendre que je n’é­tais pas vrai­ment la fille de San­dra et Ono­frio, mais je n’a­vais pas encore osé en par­ler à Tul­lio ni pous­ser plus loin le coin dans ce secret — nous pas­sâmes à proxi­mi­té d’une combe que l’on abor­dait par le haut et qui s’ou­vrait sur un joli petit lac miroi­tant. Tul­lio me fit remar­quer de l’autre côté de l’eau, à moi­tié ados­sée à la pente, une petite bâtisse, qui avait dû être, en son temps, un refuge, sans doute une cabane de ber­ger et qui, main­te­nant, était à demi rui­née. Un peu à sa gauche, il y avait une vieille croix.

Tul­lio, de cou­tume si enjoué, m’a­vait déjà sem­blé, ce jour-là, comme dis­trait et plus tai­seux qu’à l’or­di­naire. Je ne sais au juste à quel moment la gra­vi­té de son visage me trou­bla. Nous pro­gres­sions de bloc en bloc, sur un des ver­sants de la petite combe, quand il posa sa main sur mon avant-bras en me disant : « Tu vois la cabane. Je ne viens presque plus jamais dans ce coin. Arrê­tons ici. » Je vou­lus en savoir plus. Il enta­ma d’une voix que je ne lui connais­sais pas et avec un débit un peu haché, comme s’il s’es­souf­flait, un récit dont je devi­nai qu’il ne m’é­tait pas adres­sé par hasard. Ses mots exacts m’ont fui tant les images de ce qu’il me nar­rait s’ins­cri­vaient au plus intime de ce que je com­men­çais à com­prendre que j’é­tais. J’a­vais quinze ans et ma nais­sance venait à moi avec un poids terrible.

Il était mon­té ici, pen­dant la guerre, bien après son retour de Libye. Il y avait obser­vé, un matin, l’é­trange manège d’une jeune femme qui, après s’être lavé le visage et les bras à la rive du lac, était entrée dans la cabane de ber­ger. Il avait vu une fumée. Intri­gué, il était reve­nu là, le len­de­main et les jours sui­vants, puis, à chaque per­mis­sion. Il avait aus­si pris langue avec des par­ti­sans qui avaient leur repaire sur les hau­teurs de la combe. Le pres­tige qu’au sein de son régi­ment et aux yeux des gra­dés de la caserne, ses anciens exploits de Libye lui don­naient, per­met­tait à Tul­lio de prendre toutes sortes de petites liber­tés. Tan­tôt dis­traire à l’in­ten­dance quelques vivres qu’il fai­sait pas­ser à la fille de la combe. Et petit à petit, ce furent aus­si des car­touches, quelques beret­tas déro­bés à l’ar­se­nal qui pas­sèrent ain­si, par elle, aux partisans.

Tout en par­lant, Tul­lio ne quit­tait pas des yeux la ruine de la cabane. Il reprit son souffle, un moment. Je sen­tais bien qu’il s’a­van­çait dans son sou­ve­nir vers quelque chose d’en­core plus intense. Il se remit à par­ler, tout à coup très vite. Il me dit que la fille était très belle. Qu’elle ne par­lait que mal­ai­sé­ment l’i­ta­lien avec un fort accent slo­vène. Qu’un jour de pluie gla­ciale, au lieu de cacher les vivres au lieu conve­nu, à l’a­bri de quelques dalles, à l’ar­rière de la cabane, il était entré. Que stu­pé­fait, il y avait décou­vert un enfant, appa­rem­ment de quelques mois. Et que la jeune femme fai­sait dan­ser dou­ce­ment l’en­fant sur ses genoux. Il ajou­ta que la femme disait s’ap­pe­ler Yva. Qu’elle avait des yeux de feu gris. Il répé­tait : « Des yeux de feu gris. » Je com­pris à sa voix qui par­fois trem­blait un peu, que l’é­vo­ca­tion de ce pas­sé remuait en lui les choses les plus graves.

L’aide que Tul­lio appor­tait aux par­ti­sans, par son tra­fic sub­til, l’au­dace de ses ran­don­nées vers l’alpe et la combe, au gré des liber­tés qu’il pre­nait avec ses jours et soi­rées de per­mis­sion avait dû prendre une telle place dans sa vie que rap­pe­ler ce pas­sé héroïque à moi, une gamine, qui, jamais, n’en avais enten­du par­ler, suf­fi­sait à émou­voir en lui des zones obs­cures. J’a­vais été frap­pé par l’in­sis­tance avec laquelle il m’a­vait décrit la beau­té de la fille de la combe, ses longs bras blancs, son regard. Bête­ment — je le regrette encore — je finis par lui dire, pour rompre l’é­mo­tion qui finis­sait par me gagner : « Tu n’é­tais pas un peu amou­reux de la fille ? » Au lieu de me répondre, il pour­sui­vait. Le père de l’en­fant s’ap­pe­lait Lud, un déser­teur alle­mand que les par­ti­sans avaient fina­le­ment inté­gré à leur bande hété­ro­clite. Sa connais­sance, en plus de l’al­le­mand, de l’i­ta­lien, du friou­lan et du slo­vène, l’a­vait dési­gné pro­vi­den­tiel­le­ment aux contacts à prendre sur les cols. Yva et le petit enfant — une fille — ne le voyaient pas­ser fur­ti­ve­ment que toutes les trois ou quatre nuits. Tul­lio avait trin­qué une seule fois avec lui, au-des­sus du Pare­sio, un soir de bora cin­glante. Ils s’é­taient congra­tu­lés en évo­quant la vic­toire pro­chaine et en se racon­tant ce qu’ils savaient, par bribes, de l’a­van­cée des Amé­ri­cains et des Polo­nais, si pas­sion­né­ment atten­dus. Ils étaient exal­tés. Lud avait même deman­dé à Tul­lio de prendre soin d’Y­va, au cas où il lui arri­ve­rait quelque chose. Trois jours plus tard, un faux Friou­lan ven­dait à une patrouille alle­mande ce qu’il savait sur les allées et venues de Lud. Une escouade l’at­ten­dit un soir, à l’en­trée de la combe, l’emmena jus­qu’à la cabane où ils l’exé­cu­tèrent en même temps qu’Y­va, devant la vieille porte.

Tul­lio, aver­ti par un ancien des douanes qu’il se pas­sait quelque chose au-des­sus du Pare­sio et qu’il valait mieux « res­ter au ter­rier », vou­lut pour­tant y cou­rir immé­dia­te­ment, à la nuit tom­bée. Après avoir lon­gue­ment obser­vé les crêtes, sous une lune très claire, et s’être assu­ré que la combe était déserte — les Alle­mands étaient par­tis à la pour­suite de pas­seurs qui les ber­naient en les atti­rant de failles en res­sauts — il des­cen­dit à la cabane, trou­va les deux corps tom­bés en tra­vers l’un de l’autre, sang mêlé déjà sec, ain­si qu’à l’in­té­rieur, l’en­fant indemne, qui gei­gnait, presque incons­ciente, épui­sée d’a­voir hur­lé en vain tout le jour. Tul­lio me dit qu’il ten­ta de lui faire ava­ler quelques gor­gées d’eau de sa gourde et qu’il la des­cen­dit à toute allure vers la ville. San­dra et Ono­frio firent le reste. Tul­lio se tut. J’é­tais foudroyée.

Jacques Vandenschrick


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