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Des revues et des femmes

Numéro 2 - 2020 - féminisme littérature RevueNouvelle par Laurence Rosier

mars 2020

L’histoire du com­bat des femmes est atta­chée à l’histoire de l’évolution des moyens maté­riels de dif­fu­sion des théo­ri­sa­tions, pen­sées et avan­cées scien­ti­fiques en matière de fémi­nisme. Ain­si, aujourd’hui, on parle d’une qua­trième vague du fémi­nisme qui est inti­me­ment liée au web 2.0 et plus par­ti­cu­liè­re­ment à l’usage mili­tant des réseaux sociaux. Cette vague va de pair avec […]

Éditorial

L’histoire du com­bat des femmes est atta­chée à l’histoire de l’évolution des moyens maté­riels de dif­fu­sion des théo­ri­sa­tions, pen­sées et avan­cées scien­ti­fiques en matière de féminisme.

Ain­si, aujourd’hui, on parle d’une qua­trième vague du fémi­nisme qui est inti­me­ment liée au web 2.0 et plus par­ti­cu­liè­re­ment à l’usage mili­tant des réseaux sociaux. Cette vague va de pair avec un élar­gis­se­ment du public tou­ché par le fémi­nisme (et, effet col­la­té­ral, une visi­bi­li­té de dis­cours jusque-là réser­vés aux concerné·e·s et donc une démul­ti­pli­ca­tion du dis­cours d’opposition sous des formes viru­lentes et vio­lentes), des thé­ma­tiques spé­ci­fiques dans un pre­mier temps (dénon­cia­tion du har­cè­le­ment, du sexisme et de la miso­gy­nie via et sur la toile) et des modes d’expression de contre­dis­cours numé­riques. La dedi­pix est un exemple de ces nou­veaux modes : conçue au départ comme une dédi­cace par l’image de soi aug­men­tée d’une ins­crip­tion, pos­tée sur le Net, c’est deve­nu, entre autres, un moyen sémio­lo­gique et dis­cur­sif pour dénon­cer par les vic­times elles-mêmes, les pro­pos que leur ont tenus les har­ce­leurs et les violeurs.

Les modes de réflexion, d’action et de dif­fu­sion sont inti­me­ment dépen­dants des média­sphères et le mili­tan­tisme, au-delà d’ailleurs du fémi­nisme, se carac­té­risent jus­te­ment par l’appropriation et/ou le détour­ne­ment des moyens tech­no­lo­giques au ser­vice d’une cause.

Dès la nais­sance des mou­ve­ments fémi­nistes orga­ni­sés à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, on a vu des formes média­tiques mul­tiples comme des pros­pec­tus, des bro­chures, des tracts, des péti­tions, des pam­phlets, ser­vir la dif­fu­sion des reven­di­ca­tions des femmes en matière d’égalité des droits et de cri­tique sociale, médias éla­bo­rés par les femmes et pour les femmes.

La paru­tion du pros­pec­tus La Femme libre, consi­dé­ré comme le pre­mier jour­nal fémi­niste, date de 1832. Il était rédi­gé et publié uni­que­ment par des femmes. Sui­virent de nom­breuses ini­tia­tives dans la même veine : la presse était ain­si mise au ser­vice des avan­cées sociétales.

La deuxième moi­tié du XXe siècle ver­ra pro­gres­si­ve­ment sur­gir des canaux de recherche et de dif­fu­sion par le monde uni­ver­si­taire, paral­lè­le­ment à l’accès de plus en plus grand des femmes à l’enseignement supé­rieur, dans ce milieu res­té très mas­cu­lin. Occu­per du et le ter­rain en milieu uni­ver­si­taire est un enjeu scien­ti­fique, édu­ca­tif et poli­tique : « Pour le mou­ve­ment fémi­niste, les uni­ver­si­tés sont des lieux d’action, mais aus­si de recherche et de réflexion et les tra­vaux des uni­ver­si­taires viennent jus­ti­fier et sou­te­nir les actions entre­prises sur le ter­rain. Ces uni­ver­si­taires veulent exer­cer une influence sur l’éducation en trans­for­mant les pro­grammes sco­laires, pri­maires et secon­daires, ain­si qu’universitaires, amé­lio­rer la condi­tion fémi­nine, dans le milieu pro­fes­sion­nel comme dans la sphère pri­vée, et, à long terme, faire évo­luer les mœurs1. »

Les recherches fémi­nistes se sont donc dotées de revues spé­ci­fiques pour se déve­lop­per, dans des ancrages dis­ci­pli­naires mul­tiples (lit­té­ra­ture, socio­lo­gie, his­toire, sciences poli­tiques, droit, éco­no­mie, anthro­po­lo­gie, etc.). Le site Effi­gies en liste un nombre impres­sion­nant, au-delà du monde francophone.

Mais les fémi­nistes ont aus­si tou­jours conti­nué à déve­lop­per des modes de dif­fu­sion plus alter­na­tifs, tout comme elles ont sai­si à bras-le-corps les nou­veaux genres numé­riques tels que les blogues, les chaines you­tube, les comptes Ins­ta­gram…, en for­geant des mots-dièses ras­sem­bleurs (#metoo, #heforshe, #black­hair­chal­lenge, pour n’en citer que quelques-uns). Il y a là une constante : dépla­cer les fron­tières des dis­cours légi­times en termes d’énonciateur∙trice, de pos­tures, mais aus­si de thé­ma­tiques — je pense à la pers­pec­tive inter­sec­tion­nelle, décoloniale.

« Le déve­lop­pe­ment de la blo­go­sphère a com­plè­te­ment modi­fié les contours de la légi­ti­mi­té, puisqu’aujourd’hui, théo­ri­que­ment du moins, il suf­fit de tenir un blog pour dire au monde entier ce qu’on a envie de lui dire. Certes, on le dit en son nom per­son­nel, on sait qu’on ne repré­sente que soi-même, mais même dans ce cas, on pour­rait se poser la ques­tion : qui suis-je, moi, pour pou­voir affir­mer publi­que­ment ce que j’affirme ? Le seul fait que le conte­nu du blog soit acces­sible poten­tiel­le­ment à l’ensemble de la pla­nète est peut-être ce qui fonde cette légi­ti­mi­té indi­vi­duelle : puisque tout le monde ou presque peut me lire, et donc me contre­dire, qu’est-ce qui m’empêche de trans­mettre ce que d’autres peuvent contes­ter2 ? »

Dans les années 1970, en effet, des revues de très grande qua­li­té tiennent cepen­dant à prendre leurs dis­tances avec des uni­ver­si­tés (et ce fai­sant avec leur pro­cé­dure de légi­ti­ma­tion ins­ti­tu­tion­nelle), pei­nant à prendre au sérieux les ques­tions de genre. La créa­tion de l’Université des femmes à Bruxelles va éga­le­ment dans ce sens de lieux et donc de dis­cours alternatifs.

La revue belge Sex­tant, lan­cée en 1992, émet le même sou­hait : Sex­tant est la pre­mière revue à paraitre dans une uni­ver­si­té fran­co­phone avec la volon­té affir­mée de faire entrer dans les connais­sances les débats ouverts par le fémi­nisme contem­po­rain (mais aus­si ancien), et d’interpeler les sciences humaines et les sciences exactes sur les pra­tiques sociales de la démarche scien­ti­fique à l’intérieur d’une ins­ti­tu­tion qui appa­rais­sait comme les aca­dé­mies être le bas­tion d’une pen­sée asexuée domi­née par le sexe « dit — à tort — fort3 ».

L’actualité des luttes sociales est aus­si un cré­do des milieux fémi­nistes uni­ver­si­taires comme en témoigne cet encart sur le site de la revue les Cahiers du genre en cet hiver 2019 – 2020, tou­jours enga­gé en France contre les réformes tou­chant à la retraite : le comi­té de rédac­tion des Cahiers du genre est en grève depuis le 17 jan­vier et rejoint les luttes en cours contre la réforme des retraites et contre le pro­jet pré­fi­gu­rant la pro­chaine loi plu­ri­an­nuelle de pro­gram­ma­tion de la recherche (LPPR).

À par­tir de main­te­nant et jusqu’à nou­vel ordre, le comi­té n’examinera aucune nou­velle pro­po­si­tion d’article ni de dos­sier. En effet, la réforme des retraites, la LPPR, ain­si que de nom­breuses réformes en cours par­ti­cipent à la des­truc­tion d’une uni­ver­si­té et d’une recherche publiques et ouvertes, fra­gi­lisent les mis­sions des revues scien­ti­fiques et accen­tuent les inéga­li­tés, en par­ti­cu­lier celles de genre, déjà fortes au sein de l’enseignement supé­rieur et de la recherche.

Nous appe­lons celles et ceux qui le peuvent à rejoindre le mou­ve­ment et à par­ti­ci­per aux caisses de grève.

La paru­tion en 1974 d’un numé­ro de La Revue nou­velle entiè­re­ment consa­cré aux ques­tions fémi­nistes et inti­tu­lé « La nais­sance de la femme » se situe sans doute dans la ligne decette volon­té d’articuler une réflexion uni­ver­si­taire à des pos­tures davan­tage mili­tantes pour une revue qui n’est certes pas de large audience, mais plus éten­due qu’une revue scien­ti­fique et qui pré­ci­sé­ment repré­sente un vec­teur spé­ci­fique de dif­fu­sion des idées fémi­nistes dans un cadre « inha­bi­tuel»… et, qui plus est, d’inspiration catholique.

Les contri­bu­tions sont majo­ri­tai­re­ment rédi­gées par des femmes, un seul article l’est par un homme et un autre émane de la revue elle-même : les femmes qui par­ti­cipent au numé­ro sont des « poin­tures » du fémi­nisme, aux pre­miers fronts des com­bats modernes. Issues de champs d’étude et d’expertise dif­fé­rents (Éliane Bouc­quey est roma­niste, Odette Thi­bault est bio­lo­giste, Fran­çoise Col­lin phi­lo­sophe et écri­vaine, Hed­wege Pee­mans Poul­let et Éliane Vogel juristes…), elles ont des acti­vi­tés mili­tantes et scien­ti­fiques qui les lient et les relient. Les Cahiers du Grif, créés par Fran­çoise Col­lin et Jac­que­line Aube­nas en 1973, par exemple, les font se rejoindre pour des publi­ca­tions fémi­nistes et éga­le­ment pour le numé­ro de La Revue nou­velle en 1974, les affi­ni­tés élec­tives ou la soro­ri­té entre­tiennent entre elles ou avec d’autres femmes la réflexion sociale, poli­tique et gen­rée. Mariette Raway est aus­si syn­di­ca­liste à la CSC de Liège et Marie-Thé­rèse van Lunen Che­nu est la cofon­da­trice des Femmes et hommes en Église et du centre Genre en christianisme.

Ces mélanges d’approches dis­ci­pli­naires diver­si­fiées, de posi­tions poli­tiques (et leur arti­cu­la­tion comme spé­ci­fi­ci­té du com­bat fémi­niste) et de par­cours (même si on y voit quand même une mise en avant des femmes diplô­mées, dépas­sant les « filles et sœurs des hommes culti­vés » comme se plai­sait à iro­ni­ser Vir­gi­nia Woolf) offrent un numé­ro remar­quable et historique.

Il me sem­blait de bon ton et d’époque, pour célé­brer les sep­tante-cinq ans de la revue, outre de rap­pe­ler que le dis­cours fémi­niste pas­sait aus­si par ici, d’insister sur l’imbrication ori­gi­nale qu’elle pro­pose, entre dis­cours scien­ti­fique acces­sible, poli­tique et mili­tant. « Les femmes qui écrivent vivent dan­ge­reu­se­ment », ont écrit Laure Adler et Ste­fan Boll­mann. L’ouvrage était certes avant tout consa­cré aux femmes de lettres et écri­vaines et à leurs luttes sociales et inté­rieures pour pou­voir s’exprimer libre­ment par la plume (on dirait par le cla­vier aujourd’hui). Mais au-delà, écrire dans la diver­si­té des genres et des sup­ports, des chro­niques, des articles, des édi­to­riaux, des comptes ren­dus, pos­ter des prises de posi­tion, relayer des indi­gna­tions et les com­men­ter sur les réseaux sociaux, inves­tir dans l’écriture de com­bat et d’analyse (les deux pers­pec­tives pou­vant aller de pair): la vie dan­ge­reuse est celle de l’échange intel­lec­tuel, poli­tique, scien­ti­fique, mili­tant avec ses contro­verses, ses polé­miques, ses viru­lences, mais avec, aus­si, la volon­té de mon­trer qu’envers et contre tout, la dis­cus­sion comme échange éman­ci­pa­toire est pos­sible. Et une revue comme La Revue nou­velle per­met cette coexis­tence sti­mu­lante, où se rejoignent des per­sonnes d’horizons idéo­lo­giques dif­fé­rents, aux par­cours originaux.

Les femmes y ont joué un rôle, un peu à la manière des « com­pagnes de route », nous sommes neuf dans le comi­té de rédac­tion aujourd’hui : par­mi toutes les formes de mili­tance autour de et avec l’écriture, l’orientation de la poli­tique édi­to­riale d’une revue est un beau com­bat… à poursuivre…

  1. Mon­ta­gu­tel­li M., « Les fémi­nistes et l’université amé­ri­caine », Revue Lisa/Lisa e‑journal, vol. II, n° 1, 2004, p. 99 – 100.
  2. Cha­pon­nière M., Ruault L. et Roux P., « Légi­ti­mi­té du fémi­nisme contem­po­rain », Nou­velles ques­tions fémi­nistes, 2017/2, vol. 36, p. 6 – 14.
  3. Puis­sant J., « La revue Sex­tant : l’occasion de faire le point », Clio. His­toire, femmes et socié­tés, 16/2002, p. 51 – 60.

Laurence Rosier


Auteur

Née en 1967, Laurence Rosier est licenciée et docteure en philosophie et lettres. Elle est professeure de linguistique, d’analyse du discours et de didactique du français à l’ULB. Auteure de nombreux ouvrages, elle a publié plus de soixante articles dans des revues internationales, a organisé et participé à plus de cinquante colloques internationaux, codirigé de nombreux ouvrages sur des thèmes aussi divers que la ponctuation, le discours comique ou la citation ou encore la langue française sur laquelle elle a coécrit M.A. Paveau, "La langue française passions et polémiques" en 2008. Elle a collaboré au Dictionnaire Colette (Pléiade). Spécialiste de la citation, sa thèse publiée sous le titre "Le discours rapporté : histoire, théories, pratiques" a reçu le prix de l’essai Léopold Rosy de l’Académie belge des langues et lettres. Son "petit traité de l’insulte" (rééd en 2009) a connu un vif succès donnant lieu à un reportage : Espèce de…l’insulte est pas inculte. Elle dirige une revue internationale de linguistique qu’elle a créée avec sa collègue Laura Calabrese : Le discours et la langue. Avec son compagnon Christophe Holemans, elle a organisé deux expositions consacrées aux décrottoirs de Bruxelles : "Décrottoirs !" en 2012. En 2015, elle est commissaire de l’exposition "Salope et autres noms d’oiselles". En novembre 2017 parait son dernier ouvrage intitulé L’insulte … aux femmes (180°), couronné par le prix de l’enseignement et de la formation continue du parlement de la communauté WBI (2019). Elle a été la co-commissaire de l’expo Porno avec Valérie Piette (2018). Laurence Rosier est régulièrement consultée par les médias pour son expertise langagière et féministe. Elle est chroniqueuse du média Les Grenades RTBF et à La Revue nouvelle (Blogue de l’irrégulière). Elle a été élue au comité de gestion de la SCAM en juin 2019.
 Avec le groupe de recherche Ladisco et Striges (études de genres), elle développe des projets autour d’une linguistique « utile » et dans la cité.