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Derrière les barreaux

Numéro 2 février 2014 par Renaud Bony Damien Scalia

février 2014

Dans une indif­fé­rence qua­si géné­rale, les droits des déte­nus régressent, ren­dant leur séjour dans des cel­lules sur­peu­plées un peu plus infer­nal et leurs chances de réin­ser­tion beau­coup plus ténues. Et les mesures au carac­tère popu­liste prises concer­nant la libé­ra­tion condi­tion­nelle risquent fort d’ac­croitre le res­sen­ti­ment de cer­tains pri­son­niers face à une socié­té qui les rejette.

[**Statut juridique interne du détenu : 2013 ou les contre-innovations législatives*]

[/Damien Sca­lia/]

Outre l’aggravation du sta­tut juri­dique externe du déte­nu, liée au dur­cis­se­ment des pos­si­bi­li­tés de mise en libé­ra­tion condi­tion­nelle, l’année 2013 marque aus­si un recul du sta­tut juri­dique interne du déte­nu, c’est-à-dire le dur­cis­se­ment des droits durant la pri­va­tion de liber­té. Ce sta­tut est régi prin­ci­pa­le­ment par la loi de prin­cipes concer­nant l’administration péni­ten­tiaire ain­si que le sta­tut juri­dique des déte­nus du 12 jan­vier 2005.

La loi de prin­cipes énonce cinq prin­cipes fon­da­men­taux de ges­tion, à appli­quer dans les éta­blis­se­ments péni­ten­tiaires. Marie-Aude Beer­naert, pré­si­dente de la com­mis­sion Pri­son de la LDH, les résume ain­si : res­pect, pro­tec­tion juri­dique, limi­ta­tion des effets pré­ju­di­ciables de la déten­tion, par­ti­ci­pa­tion et exi­gence géné­rale de moti­va­tion des déci­sions1. Bien que ces prin­cipes soient peut-être « sym­bo­liques et sans doute dif­fi­ciles à mobi­li­ser de manière opé­ra­tion­nelle2 », on ne peut que regret­ter les diverses modi­fi­ca­tions légis­la­tives qui, depuis 2005, ne les res­pectent pas. La loi du 1er juillet 2013 en est un triste exemple3 : quatre articles, notam­ment, portent atteinte à ces prin­cipes et marquent un recul net et inac­cep­table du sta­tut juri­dique interne du détenu.

Reculs législatifs

La sup­pres­sion de l’obligation, dans cer­tains cas, d’informer le déte­nu de la rédac­tion d’un rap­port dis­ci­pli­naire à son encontre (art. 9) crée un risque d’établir des anté­cé­dents « secrets » ou impli­cites éta­blis hors de toute pro­cé­dure, mais mobi­li­sables dans des pro­cé­dures dis­ci­pli­naires pos­té­rieures. En effet, cette modi­fi­ca­tion légis­la­tive va per­mettre de consi­gner des infor­ma­tions sur le déte­nu sans que celui-ci n’en soit infor­mé, mais qui sont néan­moins assez impor­tantes pour faire l’objet d’un rap­port. Les prin­cipes du contra­dic­toire (et de la publi­ci­té) sont évi­dem­ment mis à mal par cette « inno­va­tion » légis­la­tive. Et rien ne garan­tit que les infor­ma­tions conte­nues dans ces rap­ports seront exactes — le déte­nu n’aura pu les contester.

La deuxième modi­fi­ca­tion concerne la qua­li­fi­ca­tion du non-res­pect du règle­ment d’ordre inté­rieur (ROI) d’infraction de deuxième caté­go­rie (art. 7). Elle tra­duit un cer­tain para­doxe quant à l’entrée du droit en pri­son. Si la mise en place d’un ROI a entrai­né l’espoir de voir l’arbitraire dis­pa­raitre de der­rière les murs, cette règle­men­ta­tion de la vie en pri­son semble se retour­ner contre le déte­nu. En effet, toute vio­la­tion du ROI sera sus­cep­tible d’être sanc­tion­née par l’administration et pas­sible d’une sanc­tion dis­ci­pli­naire (jusqu’à trois jours de cachot et quinze jours de pri­va­tion d’activités, de visite et de télé­phone), alors que ce règle­ment est peu connu des déte­nus, pour des rai­sons lin­guis­tiques notam­ment, et peut varier d’une pri­son à l’autre. Le prin­cipe d’accessibilité (et donc de léga­li­té) risque ain­si d’être violé.

Non moins pro­blé­ma­tique, mais peut-être déjà avor­tée, la troi­sième modi­fi­ca­tion de juillet der­nier sys­té­ma­tise les fouilles cor­po­relles (art. 5), mesure intru­sive et sou­vent humi­liante, à l’entrée en pri­son, avant tout pla­ce­ment en cel­lule sécu­ri­sée ou de puni­tion, et après les visites en salle com­mune. La fouille cor­po­relle requé­rait jusqu’alors une déci­sion indi­vi­duelle et moti­vée du direc­teur de l’établissement péni­ten­tiaire, jus­ti­fiée par l’insuffisance de la fouille des vête­ments pour garan­tir l’ordre et la sécu­ri­té. En l’automatisant, et alors que des mesures moins intru­sives auraient pu être mises en place, sans qu’aucun risque concret et per­son­na­li­sé ne doive être démon­tré, le légis­la­teur viole la juris­pru­dence de la Cour euro­péenne des droits de l’homme : les juges de Stras­bourg ont en effet consi­dé­ré que les fouilles à nu sys­té­ma­tiques consti­tuent un trai­te­ment inhu­main ou dégra­dant. Le 30 octobre der­nier, la Cour consti­tu­tion­nelle a sus­pen­du cette dis­po­si­tion de la loi du 1er juillet 2013, dont on espère la sup­pres­sion rapide.

Enfin, par la qua­trième modi­fi­ca­tion, le légis­la­teur ins­crit dans la loi une pra­tique ancienne : désor­mais, « le tra­vail mis à dis­po­si­tion en pri­son ne fait pas l’objet d’un contrat de tra­vail » (art. 2). Le légis­la­teur refuse donc au tra­vailleur déte­nu l’accès au droit du tra­vail et aux garan­ties sociales conco­mi­tantes — en termes d’égalité, de droits fon­da­men­taux et de réin­ser­tion, voi­là cer­tai­ne­ment un non-pro­grès. Une telle modi­fi­ca­tion n’est sans doute pas conforme aux pres­crip­tions inter­na­tio­nales de l’Organisation inter­na­tio­nale du travail.

Ain­si, en quatre coups dou­lou­reux, la loi du 1er juillet 2013 tra­duit un recul du sta­tut juri­dique interne du déte­nu. Et c’est d’autant plus dom­ma­geable qu’elle s’ajoute à d’autres man­que­ments, comme l’instauration de com­mis­sions de plaintes au sein de chaque com­mis­sion de sur­veillance, ins­crite dans la loi de prin­cipes, mais qui attend tou­jours son entrée en vigueur ou encore l’absence de mise en place d’un organe de contrôle indé­pen­dant des lieux pri­va­tifs de liberté.

**
Dif­fi­cul­tés de déten­tion renforcées

On peut l’affirmer : d’inapplications en contre-inno­va­tions, le légis­la­teur n’améliore pas le sta­tut juri­dique interne du déte­nu. Il ren­force même les dif­fi­cul­tés de la déten­tion, déjà pro­blé­ma­tique sous tous ses aspects de prin­cipe (déten­tion pré­ven­tive et inef­fi­ca­ci­té) et de mise en œuvre (bâti­ments, sur­po­pu­la­tion, finances, etc.). La Bel­gique ne res­pecte plus (mais l’a‑t-elle res­pec­té un jour ?) le prin­cipe fon­da­men­tal, énon­cé dans la loi de prin­cipes elle-même, selon lequel « le déte­nu n’est sou­mis à aucune limi­ta­tion de ses droits poli­tiques, civils, sociaux, éco­no­miques ou cultu­rels autre que les limi­ta­tions qui découlent de sa condam­na­tion pénale ou de la mesure pri­va­tive de liber­té, celles qui sont indis­so­ciables de la pri­va­tion de liber­té et celles qui sont déter­mi­nées par ou en ver­tu de la loi ».

L’exécution de la peine, en Bel­gique, est ain­si loin de s’effectuer « dans des condi­tions psy­cho­so­ciales, phy­siques et maté­rielles qui res­pectent la digni­té humaine » affir­mées dans la loi de prin­cipes. C’est en sub­stance ce que le Comi­té contre la tor­ture de l’ONU vient de rap­pe­ler une fois de plus, en novembre der­nier, dans ses obser­va­tions finales du troi­sième rap­port pério­dique de la Belgique.

[**Libération conditionnelle : cent-vingt-cinquième anniversaire…*]

[/Renaud Bony/]

La Bel­gique aurait pu s’enorgueillir, en 2013, de fêter une loi de 1888, dite loi Lejeune, ins­tau­rant la libé­ra­tion condi­tion­nelle des déte­nus. Cette loi était fon­dée sur un pos­tu­lat huma­niste : un être humain, même s’il a com­mis un acte condam­nable, peut s’amender, chan­ger, se recons­truire… pour autant que les moyens néces­saires soient mis à sa disposition.

Cette dis­po­si­tion du Code pénal a prou­vé, durant plus d’un siècle, son effi­ca­ci­té dans la lutte contre la réci­dive. Toutes les études démontrent que les libé­rés condi­tion­nels sont ceux qui réci­divent le moins…, contrai­re­ment aux déte­nus accom­plis­sant l’intégralité de leur peine. La libé­ra­tion condi­tion­nelle contri­bue donc à une socié­té plus sure et, par consé­quent, plus res­pec­tueuse des droits de cha­cun, dont le droit à la sécu­ri­té, au sens le plus large du terme, fait bien sûr partie.

Ain­si donc, ce qui aurait dû être une année jubi­laire d’une de ces nom­breuses (petites) avan­cées vers une socié­té plus humaine s’est trans­for­mé, à l’image des ten­dances poli­tiques et socié­tales actuelles, en une régres­sion des droits fondamentaux.

Une Justice désavouée

Retour à l’été 2012 et aux réac­tions à l’annonce de la libé­ra­tion condi­tion­nelle de Michelle Mar­tin… « Dites-le : faut qu’elle crève ! Allez, criez-le bien fort ! Allez, Ryan, vas‑y p’tit mafio­si ! Crie-le, crie-le ! Faut qu’elle crève, ma couille ! (Ryan-ma-couille s’exécute timi­de­ment : “Faut qu’elle crève…”, mur­mure-t-il) Ouais, c’est bien, ma couille ! C’est une grosse pou­fiasse. Allez, dites-le… » Un brave père de famille fait ain­si par­ta­ger à ses enfants et au monde entier, par la grâce d’internet, son idéal de justice…

Même si l’ensemble des réac­tions n’étaient pas aus­si fine­ment expri­mées, ces paroles reflètent le cli­mat de l’époque et le fonds de la pen­sée d’une par­tie de la population.

Fort de cet « élan citoyen », la classe poli­tique belge a cou­ra­geu­se­ment embrayé et, une fois encore, a cares­sé cette frange de la popu­la­tion dans le sens du poil. Per­sonne, ni à droite, ni au centre, ni à gauche, n’a osé oppo­ser un rai­son­ne­ment léga­liste à ces cris de ven­geance. La Jus­tice, dans son idéal et dans son ins­ti­tu­tion, a été fou­lée au pied, décré­di­bi­li­sée, désa­vouée. Seule la frange du peuple qui hurle a raison…

Cer­tains ont osé ramer à contre­cou­rant : des avo­cats et des juges, vite taxés de cor­po­ra­tistes. Puis des phi­lo­sophes, des socio­logues, des scien­ti­fiques que d’aucuns n’ont pas hési­té à trai­ter de pseu­do-intel­lec­tuels, voire bien pire. Et enfin des vic­times elles-mêmes, qui nous fai­saient pas­ser, par leur silence ou en quelques mots, de la bar­ba­rie à l’humanité : « Il existe des lois. […] Si Mar­tin répond aux condi­tions éta­blies par la loi, il n’y a aucune rai­son que cette même loi ne s’applique pas aus­si à son cas, et c’est ce que nous devrions respecter. »

Mais le gou­ver­ne­ment n’a pas pro­fi­té de cette brèche pour ouvrir le débat et faire œuvre de péda­go­gie. Il fal­lait, à tout prix, appli­quer le fameux « accord de gou­ver­ne­ment » et aller vers plus de sévé­ri­té, vers un amoin­dris­se­ment des droits des détenus.

Trois mesures régressives

Pour en reve­nir au cœur du sujet, la libé­ra­tion condi­tion­nelle est une mesure qui per­met à un déte­nu de finir sa peine au sein de la socié­té, en vue de sa réin­ser­tion, moyen­nant le res­pect d’une série de condi­tions. Il s’agit donc d’un outil visant à la pré­pa­ra­tion d’une libé­ra­tion défi­ni­tive et, en aucun cas, d’une mesure quel­conque de grâce ou d’un acte géné­reux. Il néces­site un enca­dre­ment rigou­reux et, de la part du condam­né, un tra­vail sur lui-même et un inves­tis­se­ment de tous les ins­tants pour prou­ver qu’il peut retrou­ver sa place dans la société.

Nos par­le­men­taires ont dévoyé l’image d’une mesure aux ambi­tions posi­tives pour la socié­té en lais­sant à pen­ser que la socié­té était trop géné­reuse avec ces personnes.

Trois mesures essen­tielles ont donc été votées. La pre­mière est l’allongement de la durée pré­cé­dant l’admissibilité à la libé­ra­tion condi­tion­nelle pour les déte­nus condam­nés à des peines de trente ans et plus. Elle passe de la moi­tié aux deux tiers de la peine.

La seconde est le dur­cis­se­ment des condi­tions d’accès à la libé­ra­tion condi­tion­nelle pour les réci­di­vistes, alour­die encore en fusion­nant et addi­tion­nant les peines cor­rec­tion­nelles et les peines criminelles.

La der­nière et, à notre avis, la plus atten­ta­toire aux droits des déte­nus, est le dur­cis­se­ment du pro­ces­sus déci­sion­nel du tri­bu­nal de l’application des peines (TAP). Outre que, pour les peines de plus de trente ans, la déci­sion una­nime d’un TAP com­po­sé de cinq juges sera néces­saire (contre, aupa­ra­vant, la majo­ri­té simple de trois juges) pour être admis à la libé­ra­tion condi­tion­nelle, elle sup­prime sur­tout l’automaticité de l’examen de l’admissibilité pour tous les condamnés.

Ain­si donc, les déte­nus devront intro­duire eux-mêmes et de façon expli­cite leur demande de libé­ra­tion condi­tion­nelle. Inutile de pré­ci­ser que compte tenu de la mécon­nais­sance de leurs droits, de leurs dif­fi­cul­tés à mai­tri­ser le lan­gage (qui plus est juri­dique), de leurs dif­fi­cul­tés finan­cières pour faire appel à un avo­cat, des freins sans cesse mis par l’administration péni­ten­tiaire à l’élaboration d’un plan de réin­ser­tion… la libé­ra­tion condi­tion­nelle risque de pas­ser, au fil des années, d’un outil de réha­bi­li­ta­tion à un simple objet d’étude pour les his­to­riens du droit…

  1. M.-A. Beer­naert, Manuel de droit péni­ten­tiaire, 2e éd., Anthe­mis, 2012, p. 87 – 92.
  2. Ibid., p. 87.
  3. MB, 6 sep­tembre 2013.

Renaud Bony


Auteur

Damien Scalia


Auteur

docteur en droit, chercheur et enseignant, membre de la commision Prison (LDH)