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Dépendance énergétique : la surprise !
L’agression russe à l’égard de l’Ukraine met l’Europe au défi de réagir. Au centre de l’action d’une Union européenne militairement faible, mais économiquement puissante : des sanctions économiques. Tandis qu’une foule de mesures est prise, allant de l’exclusion du système d’échanges bancaires à une cessation de collaboration avec toutes les institutions publiques russes, la question de l’arrêt des […]
L’agression russe à l’égard de l’Ukraine met l’Europe au défi de réagir. Au centre de l’action d’une Union européenne militairement faible, mais économiquement puissante : des sanctions économiques. Tandis qu’une foule de mesures est prise, allant de l’exclusion du système d’échanges bancaires à une cessation de collaboration avec toutes les institutions publiques russes, la question de l’arrêt des importations d’hydrocarbures revient de manière lancinante. Le gaz russe, mais aussi le pétrole sont au centre des débats, sur fond de marché extrêmement tendu depuis plusieurs semaines. En clair, fermer le robinet russe ne fera qu’aggraver chez nous une situation déjà problématique.
Bien entendu, les partisans du nucléaire, artisans repentis de la programmation de la fermeture des vieillissants réacteurs belges, après s’être découvert une vocation environnementaliste, se font défenseurs des plus pauvres pour lutter contre l’abandon du nucléaire. Il serait cependant illusoire de croire que le problème se limite au fait de trouver où nous approvisionner à bon compte ou de prolonger, pour quelques années, des infrastructures n’assurant que marginalement notre approvisionnement énergétique.
En effet, au-delà des interrogations de court terme, relatives aux manières adéquates de gérer la crise actuelle, se pose celle, plus globale, de notre capacité à réduire notre dépendance énergétique. Celle-ci est cruciale aujourd’hui, mais s’intègre plus largement dans la problématique de notre rapport aux énergies non renouvelables et tout particulièrement aux hydrocarbures.
Bien avant les tensions actuelles, nous savions qu’il nous fallait impérativement réduire notre consommation d’hydrocarbures. Il y eut les chocs des années 1970, les préoccupations autour des multiples pollutions causées par les produits pétroliers et gaziers, les guerres provoquées par l’avidité pétrolière, puis, plus récemment, la montée de l’inquiétude face au dérèglement climatique. Parallèlement, nos pays occidentaux se révélaient, pour de multiples raisons, incapables de mettre en place des programmes nucléaires modernes et ambitieux et préféraient vivre de leurs vieilles centrales. Du reste, le nucléaire ne fait pas voler les avions et ne chauffe que très peu de maisons, quant aux voitures, s’il peut en faire rouler, c’est au prix d’autres catastrophes écologiques. Bref, cinquante ans après, et malgré d’innombrables rappels, notre indépendance énergétique ne semble pas
s’être approchée.
Depuis cinquante ans, nous savons que notre économie fondée sur les ressources fossiles est un colosse aux pieds d’argile. Aujourd’hui, politiques et particuliers ont beau jeu de pleurer devant leur facture de gaz et de hurler à la station-service, la situation actuelle n’a rien de surprenant et signe notre incapacité à modifier profondément nos modes de vie et de développement.
Emblématique de ce fait : le maintien d’une société très largement basée sur l’automobilité, dans laquelle les autres modes de transport apparaissent comme accessoires. Cette question précise est, nous le pensons, une parfaite illustration à la fois de la complexité des défis qui s’offrent à nous et de notre refus de les affronter.
Depuis fort longtemps, nous savons en effet que l’automobile est inefficace en tant que mode de déplacement majoritaire, à fortiori dans des zones densément peuplées, et plus encore si l’on vise la frugalité et le respect de l’environnement. Qu’il s’agisse des embouteillages, du gaspillage énergétique, du cout des infrastructures, des investissements colossaux des ménages, des dégâts environnementaux ou encore du cout humain (morts prématurées liées à la pollution ou décès dans des accidents), la voiture est une catastrophe collective. Pourquoi ne pas tout changer, alors ? Parce que de nombreux obstacles se dressent sur notre route, qui tissent la toile serrée de notre dépendance.
Celle-ci est d’abord psychologique, tant la voiture est un marqueur social et permet d’affirmer sa puissance, sa richesse, sa virilité, sa liberté, sa réussite sociale, etc. Notre rapport à nos véhicules est donc largement affectif et il y a fort à parier qu’une part importante de la résistance à les abandonner tient à l’absence, pour bien des gens, de substitut à ce symbole. Les publicitaires ne s’y sont pas trompés, eux qui tentent rarement de nous vendre des véhicules en mettant en avant leurs qualités objectives.
Notre dépendance est aussi intellectuelle, tant il semble difficile, parfois, d’envisager de nous déplacer autrement qu’en voiture, de nous organiser pour prendre un bus ou un train, de nous équiper correctement pour nous déplacer à vélo. De la même manière, les entreprises peinent à concevoir les déplacements de leur personnel ou de leurs marchandises autrement que via la route.
L’intégration de l’automobile dans notre relation au monde concerne bien entendu aussi l’aménagement du territoire : les maisons quatre façades qui polluent la « périphérie » de n’importe quel village perdu, la périurbanisation, l’implantation de « zonings » en bordure des autoroutes sont autant de choix d’aménagement du territoire qui capitalisent sur un usage massif des véhicules automobiles et qui accentuent leur caractère indispensable. Construire un centre commercial hors de la ville, fermer le bureau de poste d’un village, regrouper divers petits hôpitaux en une structure centralisée sont autant de décisions qui comptent sur le fait que la voiture permettra les déplacements nécessaires et qui, en retour, incitent chacun à utiliser quotidiennement son véhicule.
De la même manière, entourer nos villes de « rings » difficilement franchissables, consacrer la très grande majorité de la voirie et, plus largement, de l’espace public à la circulation et à l’entreposage de véhicules motorisés, tolérer le parking sur des zones réservées aux usagers faibles, dessiner les voiries autour de la circulation automobile rendent la pratique de la marche ou du vélo malcommodes, voire dangereuses. Ainsi, là où les automobilistes vivent dans un espace tout en continuité, les autres usagers de la route sont confrontés à mille obstacles : bordures, traversées dangereuses, fins de pistes cyclables, etc.
Bien entendu, le budget des collectivités publiques est, à l’avenant, marqué par la prédominance automobile, notamment en ce que les couts de l’automobilité sont collectivement pris en charge par tous, quel que soit leur niveau de contribution au problème. On pourrait parler de la facture astronomique du réchauffement climatique, mais on peut plus simplement évoquer les maladies dues aux microparticules dont les couts sont pris en charge par la sécurité sociale, ou les dégâts aux bâtiments provoqués par la pollution qui obligent les pouvoirs publics à les nettoyer et restaurer à intervalles réguliers. Il faut évidemment encore évoquer l’énorme budget consacré à l’équipement, à la réparation et à l’entretien des infrastructures dédiées à l’automobile. Il n’est que de se pencher sur des photos et des cartes anciennes pour prendre la mesure de la marque imprimée à notre environnement par l’automobile. Enfin, il ne faut pas oublier les subventions à l’automobile, au premier rang desquelles, les cadeaux fiscaux consentis via le système des voitures salaires que sont la plupart des voitures de société.
Évidemment au rang des couts, il y a aussi le compte des morts dus à la circulation automobile, directement ou par le biais de la pollution atmosphérique et sonore qu’elle engendre. En 2019, la route a fait six-cent-quarante-quatre morts en Belgique, et trois-mille-six-cent-cinq blessés graves, ce décompte est loin d’être anecdotique et indique ce que nous sommes prêts à sacrifier à l’automobile.
Ces quelques éléments, non exhaustifs, brossés à grands traits indiquent bien la complexité de notre dépendance à la route et, à travers elle, à des énergies reposant sur des approvisionnements étrangers. Aujourd’hui, les produits pétroliers dominent, mais demain, avec l’électrification, se mettront en place d’autres approvisionnements problématiques. Bien entendu, l’usage de la voiture n’est qu’une petite partie du défi énergétique (et environnemental), mais sa grande complexité aide à comprendre que la question à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés n’est pas seulement celle des voies d’approvisionnement en combustibles fossiles. C’est tout un modèle de développement, mais aussi de gestion du territoire, de répartition géographique des services, d’organisation du travail ou encore de représentations sociales qui tissent notre rapport spécifique aux énergies fossiles, comme à l’automobile.
Pourtant, nous savons depuis cinquante ans que ce système est intenable et qu’en sortir nous procurerait d’innombrables avantages économiques, environnementaux, sanitaires… et géopolitiques. Il faut donc définitivement renoncer aux discours simplistes — y compris chez les partisans d’une rupture écologique —, mais également à l’attentisme technologique s’appuyant sur l’illusion d’une rupture technologique qui, telle un deus ex machina, nous tirerait d’affaire. Il est grand temps d’assumer collectivement la complexité de la problématique, d’accepter l’échec d’un modèle et de chercher ensemble, démocratiquement et avec lucidité, des moyens de continuer d’occuper notre planète sans être à la merci des crises multiples qui ébranlent nos sociétés et leurs populations.
Il ne nous faut pas cinq minutes de courage politique, mais cinquante ans. Au moins.