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Dépendance énergétique : la surprise !

Numéro 3 – 2022 - énergie guerre Russie UE (Union européenne) Ukraine par Christophe Mincke

avril 2022

L’agression russe à l’égard de l’Ukraine met l’Europe au défi de réagir. Au centre de l’action d’une Union euro­péenne mili­tai­re­ment faible, mais éco­no­mi­que­ment puis­sante : des sanc­tions éco­no­miques. Tan­dis qu’une foule de mesures est prise, allant de l’exclusion du sys­tème d’échanges ban­caires à une ces­sa­tion de col­la­bo­ra­tion avec toutes les ins­ti­tu­tions publiques russes, la ques­tion de l’arrêt des […]

Billet d’humeur

L’agression russe à l’égard de l’Ukraine met l’Europe au défi de réagir. Au centre de l’action d’une Union euro­péenne mili­tai­re­ment faible, mais éco­no­mi­que­ment puis­sante : des sanc­tions éco­no­miques. Tan­dis qu’une foule de mesures est prise, allant de l’exclusion du sys­tème d’échanges ban­caires à une ces­sa­tion de col­la­bo­ra­tion avec toutes les ins­ti­tu­tions publiques russes, la ques­tion de l’arrêt des impor­ta­tions d’hydrocarbures revient de manière lan­ci­nante. Le gaz russe, mais aus­si le pétrole sont au centre des débats, sur fond de mar­ché extrê­me­ment ten­du depuis plu­sieurs semaines. En clair, fer­mer le robi­net russe ne fera qu’aggraver chez nous une situa­tion déjà problématique. 

Bien enten­du, les par­ti­sans du nucléaire, arti­sans repen­tis de la pro­gram­ma­tion de la fer­me­ture des vieillis­sants réac­teurs belges, après s’être décou­vert une voca­tion envi­ron­ne­men­ta­liste, se font défen­seurs des plus pauvres pour lut­ter contre l’abandon du nucléaire. Il serait cepen­dant illu­soire de croire que le pro­blème se limite au fait de trou­ver où nous appro­vi­sion­ner à bon compte ou de pro­lon­ger, pour quelques années, des infra­struc­tures n’assurant que mar­gi­na­le­ment notre appro­vi­sion­ne­ment énergétique. 

En effet, au-delà des inter­ro­ga­tions de court terme, rela­tives aux manières adé­quates de gérer la crise actuelle, se pose celle, plus glo­bale, de notre capa­ci­té à réduire notre dépen­dance éner­gé­tique. Celle-ci est cru­ciale aujourd’hui, mais s’intègre plus lar­ge­ment dans la pro­blé­ma­tique de notre rap­port aux éner­gies non renou­ve­lables et tout par­ti­cu­liè­re­ment aux hydrocarbures. 

Bien avant les ten­sions actuelles, nous savions qu’il nous fal­lait impé­ra­ti­ve­ment réduire notre consom­ma­tion d’hydrocarbures. Il y eut les chocs des années 1970, les pré­oc­cu­pa­tions autour des mul­tiples pol­lu­tions cau­sées par les pro­duits pétro­liers et gaziers, les guerres pro­vo­quées par l’avidité pétro­lière, puis, plus récem­ment, la mon­tée de l’inquiétude face au dérè­gle­ment cli­ma­tique. Paral­lè­le­ment, nos pays occi­den­taux se révé­laient, pour de mul­tiples rai­sons, inca­pables de mettre en place des pro­grammes nucléaires modernes et ambi­tieux et pré­fé­raient vivre de leurs vieilles cen­trales. Du reste, le nucléaire ne fait pas voler les avions et ne chauffe que très peu de mai­sons, quant aux voi­tures, s’il peut en faire rou­ler, c’est au prix d’autres catas­trophes éco­lo­giques. Bref, cin­quante ans après, et mal­gré d’innombrables rap­pels, notre indé­pen­dance éner­gé­tique ne semble pas
s’être approchée. 

Depuis cin­quante ans, nous savons que notre éco­no­mie fon­dée sur les res­sources fos­siles est un colosse aux pieds d’argile. Aujourd’hui, poli­tiques et par­ti­cu­liers ont beau jeu de pleu­rer devant leur fac­ture de gaz et de hur­ler à la sta­tion-ser­vice, la situa­tion actuelle n’a rien de sur­pre­nant et signe notre inca­pa­ci­té à modi­fier pro­fon­dé­ment nos modes de vie et de développement. 

Emblé­ma­tique de ce fait : le main­tien d’une socié­té très lar­ge­ment basée sur l’automobilité, dans laquelle les autres modes de trans­port appa­raissent comme acces­soires. Cette ques­tion pré­cise est, nous le pen­sons, une par­faite illus­tra­tion à la fois de la com­plexi­té des défis qui s’offrent à nous et de notre refus de les affronter. 

Depuis fort long­temps, nous savons en effet que l’automobile est inef­fi­cace en tant que mode de dépla­ce­ment majo­ri­taire, à for­tio­ri dans des zones den­sé­ment peu­plées, et plus encore si l’on vise la fru­ga­li­té et le res­pect de l’environnement. Qu’il s’agisse des embou­teillages, du gas­pillage éner­gé­tique, du cout des infra­struc­tures, des inves­tis­se­ments colos­saux des ménages, des dégâts envi­ron­ne­men­taux ou encore du cout humain (morts pré­ma­tu­rées liées à la pol­lu­tion ou décès dans des acci­dents), la voi­ture est une catas­trophe col­lec­tive. Pour­quoi ne pas tout chan­ger, alors ? Parce que de nom­breux obs­tacles se dressent sur notre route, qui tissent la toile ser­rée de notre dépendance. 

Celle-ci est d’abord psy­cho­lo­gique, tant la voi­ture est un mar­queur social et per­met d’affirmer sa puis­sance, sa richesse, sa viri­li­té, sa liber­té, sa réus­site sociale, etc. Notre rap­port à nos véhi­cules est donc lar­ge­ment affec­tif et il y a fort à parier qu’une part impor­tante de la résis­tance à les aban­don­ner tient à l’absence, pour bien des gens, de sub­sti­tut à ce sym­bole. Les publi­ci­taires ne s’y sont pas trom­pés, eux qui tentent rare­ment de nous vendre des véhi­cules en met­tant en avant leurs qua­li­tés objectives. 

Notre dépen­dance est aus­si intel­lec­tuelle, tant il semble dif­fi­cile, par­fois, d’envisager de nous dépla­cer autre­ment qu’en voi­ture, de nous orga­ni­ser pour prendre un bus ou un train, de nous équi­per cor­rec­te­ment pour nous dépla­cer à vélo. De la même manière, les entre­prises peinent à conce­voir les dépla­ce­ments de leur per­son­nel ou de leurs mar­chan­dises autre­ment que via la route. 

L’intégration de l’automobile dans notre rela­tion au monde concerne bien enten­du aus­si l’aménagement du ter­ri­toire : les mai­sons quatre façades qui pol­luent la « péri­phé­rie » de n’importe quel vil­lage per­du, la péri­ur­ba­ni­sa­tion, l’implantation de « zonings » en bor­dure des auto­routes sont autant de choix d’aménagement du ter­ri­toire qui capi­ta­lisent sur un usage mas­sif des véhi­cules auto­mo­biles et qui accen­tuent leur carac­tère indis­pen­sable. Construire un centre com­mer­cial hors de la ville, fer­mer le bureau de poste d’un vil­lage, regrou­per divers petits hôpi­taux en une struc­ture cen­tra­li­sée sont autant de déci­sions qui comptent sur le fait que la voi­ture per­met­tra les dépla­ce­ments néces­saires et qui, en retour, incitent cha­cun à uti­li­ser quo­ti­dien­ne­ment son véhicule. 

De la même manière, entou­rer nos villes de « rings » dif­fi­ci­le­ment fran­chis­sables, consa­crer la très grande majo­ri­té de la voi­rie et, plus lar­ge­ment, de l’espace public à la cir­cu­la­tion et à l’entreposage de véhi­cules moto­ri­sés, tolé­rer le par­king sur des zones réser­vées aux usa­gers faibles, des­si­ner les voi­ries autour de la cir­cu­la­tion auto­mo­bile rendent la pra­tique de la marche ou du vélo mal­com­modes, voire dan­ge­reuses. Ain­si, là où les auto­mo­bi­listes vivent dans un espace tout en conti­nui­té, les autres usa­gers de la route sont confron­tés à mille obs­tacles : bor­dures, tra­ver­sées dan­ge­reuses, fins de pistes cyclables, etc. 

Bien enten­du, le bud­get des col­lec­ti­vi­tés publiques est, à l’avenant, mar­qué par la pré­do­mi­nance auto­mo­bile, notam­ment en ce que les couts de l’automobilité sont col­lec­ti­ve­ment pris en charge par tous, quel que soit leur niveau de contri­bu­tion au pro­blème. On pour­rait par­ler de la fac­ture astro­no­mique du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, mais on peut plus sim­ple­ment évo­quer les mala­dies dues aux micro­par­ti­cules dont les couts sont pris en charge par la sécu­ri­té sociale, ou les dégâts aux bâti­ments pro­vo­qués par la pol­lu­tion qui obligent les pou­voirs publics à les net­toyer et res­tau­rer à inter­valles régu­liers. Il faut évi­dem­ment encore évo­quer l’énorme bud­get consa­cré à l’équipement, à la répa­ra­tion et à l’entretien des infra­struc­tures dédiées à l’automobile. Il n’est que de se pen­cher sur des pho­tos et des cartes anciennes pour prendre la mesure de la marque impri­mée à notre envi­ron­ne­ment par l’automobile. Enfin, il ne faut pas oublier les sub­ven­tions à l’automobile, au pre­mier rang des­quelles, les cadeaux fis­caux consen­tis via le sys­tème des voi­tures salaires que sont la plu­part des voi­tures de société. 

Évi­dem­ment au rang des couts, il y a aus­si le compte des morts dus à la cir­cu­la­tion auto­mo­bile, direc­te­ment ou par le biais de la pol­lu­tion atmo­sphé­rique et sonore qu’elle engendre. En 2019, la route a fait six-cent-qua­rante-quatre morts en Bel­gique, et trois-mille-six-cent-cinq bles­sés graves, ce décompte est loin d’être anec­do­tique et indique ce que nous sommes prêts à sacri­fier à l’automobile.

Ces quelques élé­ments, non exhaus­tifs, bros­sés à grands traits indiquent bien la com­plexi­té de notre dépen­dance à la route et, à tra­vers elle, à des éner­gies repo­sant sur des appro­vi­sion­ne­ments étran­gers. Aujourd’hui, les pro­duits pétro­liers dominent, mais demain, avec l’électrification, se met­tront en place d’autres appro­vi­sion­ne­ments pro­blé­ma­tiques. Bien enten­du, l’usage de la voi­ture n’est qu’une petite par­tie du défi éner­gé­tique (et envi­ron­ne­men­tal), mais sa grande com­plexi­té aide à com­prendre que la ques­tion à laquelle nous sommes aujourd’hui confron­tés n’est pas seule­ment celle des voies d’approvisionnement en com­bus­tibles fos­siles. C’est tout un modèle de déve­lop­pe­ment, mais aus­si de ges­tion du ter­ri­toire, de répar­ti­tion géo­gra­phique des ser­vices, d’organisation du tra­vail ou encore de repré­sen­ta­tions sociales qui tissent notre rap­port spé­ci­fique aux éner­gies fos­siles, comme à l’automobile.

Pour­tant, nous savons depuis cin­quante ans que ce sys­tème est inte­nable et qu’en sor­tir nous pro­cu­re­rait d’innombrables avan­tages éco­no­miques, envi­ron­ne­men­taux, sani­taires… et géo­po­li­tiques. Il faut donc défi­ni­ti­ve­ment renon­cer aux dis­cours sim­plistes — y com­pris chez les par­ti­sans d’une rup­ture éco­lo­gique —, mais éga­le­ment à l’attentisme tech­no­lo­gique s’appuyant sur l’illusion d’une rup­ture tech­no­lo­gique qui, telle un deus ex machi­na, nous tire­rait d’affaire. Il est grand temps d’assumer col­lec­ti­ve­ment la com­plexi­té de la pro­blé­ma­tique, d’accepter l’échec d’un modèle et de cher­cher ensemble, démo­cra­ti­que­ment et avec luci­di­té, des moyens de conti­nuer d’occuper notre pla­nète sans être à la mer­ci des crises mul­tiples qui ébranlent nos socié­tés et leurs populations. 

Il ne nous faut pas cinq minutes de cou­rage poli­tique, mais cin­quante ans. Au moins.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.