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Délit d’opinion au Cercle de Wallonie

Numéro 11 Novembre 2011 par Simon Tourol

octobre 2011

Dans sa tombe au Pan­théon, Vol­taire a dû en sou­pi­rer de conster­na­tion. L’histoire de ces quelques élus du peuple belge qui par­viennent à inter­dire de parole un qui­dam poli­ti­que­ment incor­rect heur­tait de plein fouet la célèbre décla­ra­tion attri­buée (erro­né­ment) au phi­lo­sophe des Lumières : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai […]

Dans sa tombe au Pan­théon, Vol­taire a dû en sou­pi­rer de conster­na­tion. L’histoire de ces quelques élus du peuple belge qui par­viennent à inter­dire de parole un qui­dam poli­ti­que­ment incor­rect heur­tait de plein fouet la célèbre décla­ra­tion attri­buée (erro­né­ment) au phi­lo­sophe des Lumières : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me bat­trai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. »

Avo­cat de renom, le Fran­çais Gil­bert Col­lard figu­rait au nombre des ora­teurs invi­tés du Cercle de Wal­lo­nie pour y par­ler, le 13 octobre der­nier, de son livre Les dérives judi­ciaires. Mais l’invité du club namu­rois n’est pas seule­ment un ténor du bar­reau. Il pré­side aus­si le comi­té de sou­tien à Marine Le Pen, can­di­date du Front natio­nal au pro­chain scru­tin pré­si­den­tiel fran­çais. Cet enga­ge­ment suf­fit à rendre le per­son­nage idéo­lo­gi­que­ment détes­table aux yeux des démo­crates atta­chés aux valeurs vol­tai­riennes de tolé­rance, d’humanisme et de pro­grès social, il n’y a pas de doute à ce pro­pos. Il eût été com­pré­hen­sible, pour cette rai­son, que des habi­tués du Cercle de Wal­lo­nie boudent la confé­rence ou, mieux, viennent y por­ter la contra­dic­tion, voire la contes­ta­tion (mais ce concept est-il de mise chez les membres du cercle?) quand bien même le sujet de l’exposé n’était pas la cam­pagne du FN. Au lieu de quoi, des par­le­men­taires wal­lons se sont pla­cés sur un tout autre registre, celui de la pres­sion pour faire écar­ter l’indésirable. Les uns ont confié leur embar­ras aux micros de la RTBF. Les autres ont sou­hai­té à haute voix l’annulation de cette confé­rence. Le ministre PS Paul Magnette, invi­té du cercle pour une confé­rence à une autre date, est allé jusqu’au chan­tage. Il revien­drait sur son enga­ge­ment si Col­lard était main­te­nu. Manœuvre réus­sie : l’avocat fran­çais a été déprogrammé.

Ain­si, dans un État qui se flatte à juste titre de culti­ver les liber­tés d’expression et de presse jusqu’à ins­crire dans sa Consti­tu­tion l’interdiction de toute cen­sure, des élus s’octroient le pri­vi­lège insen­sé d’approuver ou non les choix d’un club pri­vé, de régen­ter par la pres­sion l’accès à une tri­bune, de redes­si­ner sur mesure les contours d’une liber­té d’expression en fonc­tion de l’antipathie idéo­lo­gique qu’inspire l’orateur.

On peut se réjouir, peut-être, qu’un fron­tiste n’ait pas fou­lé le sol wal­lon. On peut aus­si n’éprouver aucune estime pour ces cercles — gau­lois, de Lor­raine, de Wal­lo­nie — haut lieu de conser­va­tisme et de confi­ne­ment d’une espèce sociale qui vient là s’autocélébrer et se ras­su­rer sur son appar­te­nance de caste. Le débat wal­lon méri­te­rait assu­ré­ment un autre espace, réel­le­ment ouvert et plu­riel. Il n’en reste pas moins que l’éviction de Gil­bert Col­lard est une atteinte inquié­tante et un accroc hon­teux por­té aux valeurs de liber­té. Une liber­té d’expression qui n’est pas abso­lue et que l’autorité publique peut res­treindre lorsqu’elle risque de trou­bler l’ordre public, comme ce fut évo­qué lors des tour­nées de l’«humoriste » Dieu­don­né ; lorsqu’elle contre­vient aux lois répri­mant le révi­sion­nisme ou les pro­pos racistes notam­ment ; ou lorsqu’elle met gra­ve­ment en péril des droits de la per­sonne, jus­ti­fiant une ordon­nance en réfé­ré. Aucun de ces motifs ne pou­vait être invo­qué contre l’avocat fran­çais. Les pres­sions des milieux poli­tiques wal­lons n’avaient dès lors d’autres objets que de pro­non­cer à prio­ri un délit d’opinion, au nom du poli­ti­que­ment correct.

À pre­mière vue, mais à pre­mière vue seule­ment, cela sem­blait appli­quer le concept du cor­don sani­taire poli­ti­co-média­tique, ins­tau­ré dans la fou­lée des élec­tions du 24 novembre 1991 qui virent le Vlaams Blok recueillir 10% des suf­frages et le FN wal­lon faire son entrée à la Chambre. En 1993, des élus démo­cra­tiques s’engageaient à ne conclure aucun accord avec des par­tis d’extrême droite. On sait ce qu’il en advint au Nord du pays, tan­dis que ce cor­don per­dait sa néces­si­té au Sud, avec la dis­pa­ri­tion du FN des assem­blées par­le­men­taires et sa qua­si-dis­pa­ri­tion au niveau communal.

Reste le cor­don média­tique, tom­bé en désué­tude dans les médias fla­mands, tou­jours appli­qué, mais de plus en plus dis­cu­té côté fran­co­phone. Il ne consiste pas à igno­rer le phé­no­mène de l’extrême droite et des mou­ve­ments xéno­phobes ou racistes : ce serait contraire, pour la presse, à son devoir d’informer et à sa voca­tion d’analyser. Mais le cor­don entend pri­ver les repré­sen­tants et mili­tants de ces mou­ve­ments d’un accès direct à l’espace public. Pas de tri­bune libre, de débats en direct ou d’interviews, qui ne per­met­traient pas de remettre les pro­pos en pers­pec­tive cri­tique et de repé­rer ceux qui contre­vien­draient aux dis­po­si­tifs légaux.

Ce prin­cipe s’entend dans le cadre média­tique et il concerne dès lors ceux qui en ont la res­pon­sa­bi­li­té fonc­tion­nelle, les jour­na­listes. Le Cercle de Wal­lo­nie n’est pas un média et ses orga­ni­sa­teurs n’ont ni les res­pon­sa­bi­li­tés sociales ni le cadre déon­to­lo­gique des jour­na­listes. Jus­ti­fier l’«affaire Col­lard » par le cor­don poli­ti­co-média­tique pro­cè­de­rait d’un élar­gis­se­ment abu­sif du concept dont il y aurait tout lieu de s’inquiéter. Pour l’heure, on peut tou­jours sug­gé­rer de relire Voltaire.

Simon Tourol


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