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Délit d’opinion au Cercle de Wallonie
Dans sa tombe au Panthéon, Voltaire a dû en soupirer de consternation. L’histoire de ces quelques élus du peuple belge qui parviennent à interdire de parole un quidam politiquement incorrect heurtait de plein fouet la célèbre déclaration attribuée (erronément) au philosophe des Lumières : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai […]
Dans sa tombe au Panthéon, Voltaire a dû en soupirer de consternation. L’histoire de ces quelques élus du peuple belge qui parviennent à interdire de parole un quidam politiquement incorrect heurtait de plein fouet la célèbre déclaration attribuée (erronément) au philosophe des Lumières : « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire. »
Avocat de renom, le Français Gilbert Collard figurait au nombre des orateurs invités du Cercle de Wallonie pour y parler, le 13 octobre dernier, de son livre Les dérives judiciaires. Mais l’invité du club namurois n’est pas seulement un ténor du barreau. Il préside aussi le comité de soutien à Marine Le Pen, candidate du Front national au prochain scrutin présidentiel français. Cet engagement suffit à rendre le personnage idéologiquement détestable aux yeux des démocrates attachés aux valeurs voltairiennes de tolérance, d’humanisme et de progrès social, il n’y a pas de doute à ce propos. Il eût été compréhensible, pour cette raison, que des habitués du Cercle de Wallonie boudent la conférence ou, mieux, viennent y porter la contradiction, voire la contestation (mais ce concept est-il de mise chez les membres du cercle?) quand bien même le sujet de l’exposé n’était pas la campagne du FN. Au lieu de quoi, des parlementaires wallons se sont placés sur un tout autre registre, celui de la pression pour faire écarter l’indésirable. Les uns ont confié leur embarras aux micros de la RTBF. Les autres ont souhaité à haute voix l’annulation de cette conférence. Le ministre PS Paul Magnette, invité du cercle pour une conférence à une autre date, est allé jusqu’au chantage. Il reviendrait sur son engagement si Collard était maintenu. Manœuvre réussie : l’avocat français a été déprogrammé.
Ainsi, dans un État qui se flatte à juste titre de cultiver les libertés d’expression et de presse jusqu’à inscrire dans sa Constitution l’interdiction de toute censure, des élus s’octroient le privilège insensé d’approuver ou non les choix d’un club privé, de régenter par la pression l’accès à une tribune, de redessiner sur mesure les contours d’une liberté d’expression en fonction de l’antipathie idéologique qu’inspire l’orateur.
On peut se réjouir, peut-être, qu’un frontiste n’ait pas foulé le sol wallon. On peut aussi n’éprouver aucune estime pour ces cercles — gaulois, de Lorraine, de Wallonie — haut lieu de conservatisme et de confinement d’une espèce sociale qui vient là s’autocélébrer et se rassurer sur son appartenance de caste. Le débat wallon mériterait assurément un autre espace, réellement ouvert et pluriel. Il n’en reste pas moins que l’éviction de Gilbert Collard est une atteinte inquiétante et un accroc honteux porté aux valeurs de liberté. Une liberté d’expression qui n’est pas absolue et que l’autorité publique peut restreindre lorsqu’elle risque de troubler l’ordre public, comme ce fut évoqué lors des tournées de l’«humoriste » Dieudonné ; lorsqu’elle contrevient aux lois réprimant le révisionnisme ou les propos racistes notamment ; ou lorsqu’elle met gravement en péril des droits de la personne, justifiant une ordonnance en référé. Aucun de ces motifs ne pouvait être invoqué contre l’avocat français. Les pressions des milieux politiques wallons n’avaient dès lors d’autres objets que de prononcer à priori un délit d’opinion, au nom du politiquement correct.
À première vue, mais à première vue seulement, cela semblait appliquer le concept du cordon sanitaire politico-médiatique, instauré dans la foulée des élections du 24 novembre 1991 qui virent le Vlaams Blok recueillir 10% des suffrages et le FN wallon faire son entrée à la Chambre. En 1993, des élus démocratiques s’engageaient à ne conclure aucun accord avec des partis d’extrême droite. On sait ce qu’il en advint au Nord du pays, tandis que ce cordon perdait sa nécessité au Sud, avec la disparition du FN des assemblées parlementaires et sa quasi-disparition au niveau communal.
Reste le cordon médiatique, tombé en désuétude dans les médias flamands, toujours appliqué, mais de plus en plus discuté côté francophone. Il ne consiste pas à ignorer le phénomène de l’extrême droite et des mouvements xénophobes ou racistes : ce serait contraire, pour la presse, à son devoir d’informer et à sa vocation d’analyser. Mais le cordon entend priver les représentants et militants de ces mouvements d’un accès direct à l’espace public. Pas de tribune libre, de débats en direct ou d’interviews, qui ne permettraient pas de remettre les propos en perspective critique et de repérer ceux qui contreviendraient aux dispositifs légaux.
Ce principe s’entend dans le cadre médiatique et il concerne dès lors ceux qui en ont la responsabilité fonctionnelle, les journalistes. Le Cercle de Wallonie n’est pas un média et ses organisateurs n’ont ni les responsabilités sociales ni le cadre déontologique des journalistes. Justifier l’«affaire Collard » par le cordon politico-médiatique procèderait d’un élargissement abusif du concept dont il y aurait tout lieu de s’inquiéter. Pour l’heure, on peut toujours suggérer de relire Voltaire.