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Décevante démocratie
Les élections présidentielles françaises nous ont une fois de plus offert le spectacle affligeant d’une nation déchirée et déçue. Ont passé le premier tour deux candidats qui avaient joué la carte de la retenue. Retenue d’Emmanuel Macron, apparaissant comme un choix raisonnable face aux excès du débat électoral. Retenue de Marine Le Pen, peaufinant sa […]
Les élections présidentielles françaises nous ont une fois de plus offert le spectacle affligeant d’une nation déchirée et déçue. Ont passé le premier tour deux candidats qui avaient joué la carte de la retenue. Retenue d’Emmanuel Macron, apparaissant comme un choix raisonnable face aux excès du débat électoral. Retenue de Marine Le Pen, peaufinant sa mue en figure respectable, tout particulièrement aidée en cela par l’écœurante course aux outrances d’un Éric Zemmour. La déception de l’entre-deux tours fut avant tout celle de ceux qui espéraient un projet de société renouvelé, qui ne soit pas celui de la poursuite des politiques libérales et droitistes macroniennes ni celui de la bêtise et de la haine lepéniennes. Elle fut, plus largement, celle de tous les soutiens des grands hommes et des grandes femmes de tout poil qui se pressaient au portillon, promettant à qui mieux mieux que demain serait un autre jour, qu’on raserait gratis et qu’on allait voir ce qu’on allait voir.
La clôture du second tour ouvre largement sur un deuxième temps de déception. En effet, la réélection d’un président déjà largement honni par la population par un électorat divisé et aux attentes contradictoires augure de cinq années de protestations, de manifestations et de révoltes. On peine à imaginer que le bilan de ce deuxième mandat puisse être perçu comme positif par les Français. En outre, des défis majeurs devront être relevés et tout porte à douter qu’ils puissent l’être. On peut ainsi prévoir que, dans cinq ans, quand il sera encore plus patent que la France n’atteindra pas en 2030 les objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre fixés par les Accords de Paris et par l’Union européenne, cet échec catastrophique — au sens littéral — n’en sera qu’un parmi d’autres.
Mais on peut encore anticiper un motif de déception, sans doute plus étrange pour des observateurs étrangers, celui de constater, dans cinq ans, qu’Emmanuel Macron sera demeuré Emmanuel Macron et n’aura, lui non plus, pas été sublimé par la fonction. Bref, c’est le rêve de placer à la tête de la nation un homme providentiel qui sera déçu.
Le refus de la demi-mesure
Ce qui frappe dans cet enchevêtrement de déceptions, c’est qu’elles sont parfaitement prévisibles et qu’elles doivent beaucoup à une forme de refus du principe de réalité et des accommodements exigés du système politique.
Ainsi, le premier tour du scrutin présidentiel français a‑t-il été marqué par le refus de se démettre de ceux qui étaient pourtant, depuis le début, promis à l’échec. Comment une Valérie Pécresse
pouvait-elle se rêver en présidente, ou une Anne Hidalgo, un Nicolas Dupont-
Aignan, sans parler d’un Jean Lassalle ? Qui pouvait les imaginer pesant dans le jeu ? Qui pouvait les croire susceptibles de porter un projet spécifique ? Le jusqu’au-boutisme, la volonté d’incarner seul une destinée providentielle, le rejet de toute idée de compromis, le fantasme d’une possible victoire sans le soutien de partenaires, la croyance en la possibilité de vendre cher son ralliement au second tour et, enfin, la conviction que l’élection présidentielle est un plébiscite plus que la consécration d’un projet politique spécifique, tout ça a fait que personne, ou presque, ne s’est démis.
De même, l’incapacité de certains à appeler au vote, au second tour, pour l’un ou l’autre des deux candidats restants a indiqué une répugnance au rapprochement, à la convergence et, au fond, au compromis. Pour certains, alors même que l’extrême droite frappe à la porte du pouvoir, il continue d’être inimaginable de prôner un moindre mal et de dire qu’entre deux déceptions, il est raisonnable de choisir la moindre. Il reste visiblement difficile de penser qu’on puisse appeler à un vote de raison, sans que celui-ci implique un blanc-seing, ou une reconnaissance des qualités du « chef » en devenir.
Ce rapport très particulier à l’élection présidentielle semble devoir beaucoup, d’une part, à un système de représentations du politique et, d’autre part, au système particulier de la Ve République.
En effet, en filigrane de ces élections, se donnaient à voir les plébiscites du Général, la foule en liesse de 1981, Jacques Chirac victorieux traversant Paris dans sa Citroën CX, suivi des motos de la presse, ou encore les explosions de joie qui accompagnèrent l’élection de François Hollande, le président ordinaire. Bref, c’est tout un imaginaire qui imprègne le rapport aux présidentielles, et dans lequel ne semblent exister que le triomphe éclatant ou la défaite honteuse. Dès lors, nul ne peut perdre ou se démettre sans se couvrir de honte, de même qu’un président dont l’élection ne serait pas triomphale serait nécessairement faible, mal élu et, pour tout dire, indigne de sa fonction. Tout se passe comme s’il était question d’élire un souverain, lequel serait absolu ou ne serait pas. Le chef, le président, le roi — incarnation parfaite de la nation, lieutenant de Dieu sur terre ou serviteur zélé d’un projet politique eschatologique — ne peut devoir son règne à des accommodements, des demi-mesures et des ralliements intéressés. Il est en retour impossible de le soutenir sans se soumettre, sans reconnaitre en lui l’élu, choisi entre tous.
De là procède sans doute largement la déception du second tour : une population qui fut bercée de discours sur la victoire, le grand homme et la possibilité d’un triomphe absolu, doit, à une très large majorité, voter pour un pis-aller. De la même manière, de nombreux observateurs s’empressent de déclarer « mal élu » le président Macron, considérant que l’assemblage hétéroclite de ses électeurs est une inquiétante anomalie, et non l’aboutissement du fonctionnement normal du système électoral.
Car, au-delà des attentes et des représentations de la nation française, agit le système de la Ve République dont le régime présidentiel et l’élection du président au suffrage universel contribuent à faire du scrutin présidentiel un combat des titans, aboutissant à la désignation d’un seul, destiné à être, pendant les cinq ans à venir, au centre du jeu politique, ayant la haute main sur l’Exécutif (si les chambres lui sont favorables) ou s’arcboutant sur ses prérogatives dans la guerre d’usure que peut être la cohabitation si les législatives le désavouent.
Il suffit d’ajouter que la population adorera haïr ce chef pour parachever le tableau d’un fiasco sans cesse réinventé. Car, comme le président ordinaire était apparu trop ordinaire, ou le président actif, follement hyperactif ; le président entrepreneur décevra parce que trop (ou trop peu) entrepreneurial… De toute façon, de grandes choses sont attendues de lui, qui seront l’occasion de révoltes s’il s’avise de tenter de les réaliser, ou qui serviront à le honnir s’il s’en abstient. Bref, le président apparaitra, comme toujours, mal attifé dans l’habit de lumière présidentiel.
L’inévitable déception
Est-il possible de sortir de ce cycle de déceptions, ou faut-il au contraire plutôt admettre le caractère ontologiquement décevant de l’entreprise politique, à fortiori lorsqu’elle se veut démocratique ?
Se pourrait-il donc que l’entreprise politique ne puisse qu’être décevante ? Bien entendu. Elle est en effet un des projets les plus fous qui se puissent concevoir : tenter de peser sur un réel d’une complexité inouïe, pour réaliser des projets collectifs forgés au sein d’une société elle-même infiniment complexe. Comment imaginer que nous pourrions faire autre chose qu’échouer (partiellement) dans l’entreprise de nous rendre maitre d’un réel que nous ne comprenons que très médiocrement ? Qui est un tant soit peu familier des sciences humaines et sociales sait que n’importe quel problème, même d’apparence dérisoire, recèle des trésors de complexité. Que penser dès lors de questions aussi immenses que celles de la santé publique, de la pauvreté, de l’éducation, de la Justice ou de la sécurité ?
Plus encore, non seulement personne ne comprend le réel, mais, en outre, personne ne comprend non plus nos systèmes politiques et administratifs. Rien n’est dès lors plus complexe que de parvenir à obtenir du bras armé de la collectivité politique qu’il effectue les mouvements qu’on attend de lui. Il suffit de voir la constante insatisfaction vis-à-vis de la qualité et de l’efficacité de l’action des autorités publiques pour s’en persuader, et ce n’est pas le fantasme de l’efficacité du « privé » qui pourrait tempérer ce constat.
Pour ces deux raisons au moins — et sans doute pour une foule d’autres — l’action politique ne peut qu’être un échec (partiel), de même que, plus largement, l’action des autorités publiques au sens large. Les politiques ne peuvent donc pas être de grands hommes qui tracent leur voie et plient le réel à leur volonté, ils sont des Sisyphe qui échouent immanquablement et sont renvoyés à leur dérisoire humanité…
Dans ce contexte, on admettra qu’il est absurde de refuser les compromis, les ralliements de circonstance ou l’élaboration douloureuse d’un programme insatisfaisant pour tous, mais commun. De même on comprend le caractère ridicule du rêve de voir un être humain se révéler à la hauteur de l’idée que l’on peut se faire du sauveur. Bref, c’est tout un rapport culturel au politique que la France devrait accepter de faire évoluer pour sortir de la spirale dans laquelle elle s’est elle-même piégée.
Dans le même temps, l’échec, s’il est certain, n’est, la plupart du temps, que partiel. Et c’est en cela que réside la beauté de la geste politique : dans le fait de persister à projeter un monde meilleur, malgré la difficulté de l’entreprise, malgré les échecs, en se satisfaisant de lents et maigres progrès et en espérant, qui sait, l’une ou l’autre avancée spectaculaire.
Démocratique médiocrité
Au caractère inévitablement décevant de l’entreprise politique, s’ajoute la vulnérabilité spécifique des démocraties. En premier lieu, il semble évident que le rêve unanimiste dissimulé derrière le tropisme plébiscitaire de la présidentielle française ne peut qu’être en tension avec un corps politique diversifié et étendu. Toute l’histoire de la démocratie fut celle de l’extension de son corps électoral et chaque élargissement fut l’occasion d’en accroitre la diversité. En un sens, le fantasme plébiscitaire repose sur une nostalgie plus ou moins consciente de l’entre-soi de la bourgeoisie des débuts de la démocratie qui permettait encore de rêver à une grande réconciliation autour d’une figure consensuelle. L’accroissement de l’hétérogénéité du groupe des citoyens dotés du droit de vote ne peut mener qu’à la nécessité de compromis plus nombreux et plus complexes.
Il ne faut par ailleurs pas oublier que le personnel politique, en démocratie, est entravé. En effet, le système démocratique a renoncé à chercher un souverain idéal pour introniser un groupe hétéroclite et incapable de gouverner : la nation. Par conséquent, les dirigeants ne sont pas des souverains, ce sont des agents temporaires de la nation, toujours de passage et entravés dans leur action, ne serait-ce que du fait de leur multiplicité et de la diversité de leurs attributions. Ne pouvant compter sur la bonté d’un seul, ne voulant se résoudre à l’idée de la mauvaiseté de tous, la démocratie a donc parié sur l’entrave. Certains exercent le pouvoir, certes, mais de nombreux obstacles temporels et légaux les empêchent de donner libre cours à leurs mauvais penchants, tout en s’opposant aussi, sans doute, au plein épanouissement de leurs qualités. Bref, la démocratie, plutôt que de rêver de grandeur et de perfection, pour récolter, au mieux la médiocrité et au pire la tyrannie, a pris le parti d’assumer la médiocrité.
Dans un tel contexte, à quoi bon faire campagne pour un homme seul et le présenter comme le sauveur que la nation attend ? Pourquoi chercher à réduire la complexité politique au travers d’un système majoritaire faisant des élections des duels, et éliminant les nuances du paysage politique ? Un système chapeauté par un chef d’État faible et dont le personnel est désigné au travers d’un scrutin proportionnel semble bien plus logique. Y a‑t-il en effet manière plus claire d’assumer dès l’abord le caractère nécessairement décevant du processus politique qu’en garantissant que personne ne gouvernera seul, qu’aucun programme ne sera appliqué tel quel et que l’adversaire électoral d’aujourd’hui sera peut-être l’allié gouvernemental de demain ? Au-delà de la question de la culture politique, c’est donc aussi le système institutionnel de la Ve République qui pose question.
Sans doute peut-on éviter frustrations, déceptions et rages en admettant d’emblée que les processus politiques que sont que des pis-aller, des « faute de mieux » auxquels il faut bien se résoudre… auxquels il est vertueux de se résoudre. Car si cette modestie est acceptée préalablement, elle peut s’incarner dans des institutions à sa mesure et peut alors émerger une folle et enthousiasmante ambition : celle de peser un tant soit peu sur le cours des choses, au profit du plus grand nombre, et en évitant les dérives tyranniques. N’est-ce pas là un programme suffisamment démesuré pour nos sociétés ? Un programme qui, jamais, ne fut rempli et, à ce titre, un véritable horizon pour l’action.