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Décevante démocratie

Numéro 4 – 2022 - élections France par Christophe Mincke

juin 2022

Les élec­tions pré­si­den­tielles fran­çaises nous ont une fois de plus offert le spec­tacle affli­geant d’une nation déchi­rée et déçue. Ont pas­sé le pre­mier tour deux can­di­dats qui avaient joué la carte de la rete­nue. Rete­nue d’Emmanuel Macron, appa­rais­sant comme un choix rai­son­nable face aux excès du débat élec­to­ral. Rete­nue de Marine Le Pen, peau­fi­nant sa […]

Éditorial

Les élec­tions pré­si­den­tielles fran­çaises nous ont une fois de plus offert le spec­tacle affli­geant d’une nation déchi­rée et déçue. Ont pas­sé le pre­mier tour deux can­di­dats qui avaient joué la carte de la rete­nue. Rete­nue d’Emmanuel Macron, appa­rais­sant comme un choix rai­son­nable face aux excès du débat élec­to­ral. Rete­nue de Marine Le Pen, peau­fi­nant sa mue en figure res­pec­table, tout par­ti­cu­liè­re­ment aidée en cela par l’écœurante course aux outrances d’un Éric Zem­mour. La décep­tion de l’entre-deux tours fut avant tout celle de ceux qui espé­raient un pro­jet de socié­té renou­ve­lé, qui ne soit pas celui de la pour­suite des poli­tiques libé­rales et droi­tistes macro­niennes ni celui de la bêtise et de la haine lepé­niennes. Elle fut, plus lar­ge­ment, celle de tous les sou­tiens des grands hommes et des grandes femmes de tout poil qui se pres­saient au por­tillon, pro­met­tant à qui mieux mieux que demain serait un autre jour, qu’on rase­rait gra­tis et qu’on allait voir ce qu’on allait voir.

La clô­ture du second tour ouvre lar­ge­ment sur un deuxième temps de décep­tion. En effet, la réélec­tion d’un pré­sident déjà lar­ge­ment hon­ni par la popu­la­tion par un élec­to­rat divi­sé et aux attentes contra­dic­toires augure de cinq années de pro­tes­ta­tions, de mani­fes­ta­tions et de révoltes. On peine à ima­gi­ner que le bilan de ce deuxième man­dat puisse être per­çu comme posi­tif par les Fran­çais. En outre, des défis majeurs devront être rele­vés et tout porte à dou­ter qu’ils puissent l’être. On peut ain­si pré­voir que, dans cinq ans, quand il sera encore plus patent que la France n’atteindra pas en 2030 les objec­tifs de réduc­tion des émis­sions de gaz à effet de serre fixés par les Accords de Paris et par l’Union euro­péenne, cet échec catas­tro­phique — au sens lit­té­ral — n’en sera qu’un par­mi d’autres.

Mais on peut encore anti­ci­per un motif de décep­tion, sans doute plus étrange pour des obser­va­teurs étran­gers, celui de consta­ter, dans cinq ans, qu’Emmanuel Macron sera demeu­ré Emma­nuel Macron et n’aura, lui non plus, pas été subli­mé par la fonc­tion. Bref, c’est le rêve de pla­cer à la tête de la nation un homme pro­vi­den­tiel qui sera déçu.

Le refus de la demi-mesure

Ce qui frappe dans cet enche­vê­tre­ment de décep­tions, c’est qu’elles sont par­fai­te­ment pré­vi­sibles et qu’elles doivent beau­coup à une forme de refus du prin­cipe de réa­li­té et des accom­mo­de­ments exi­gés du sys­tème politique.

Ain­si, le pre­mier tour du scru­tin pré­si­den­tiel fran­çais a‑t-il été mar­qué par le refus de se démettre de ceux qui étaient pour­tant, depuis le début, pro­mis à l’échec. Com­ment une Valé­rie Pécresse
pou­vait-elle se rêver en pré­si­dente, ou une Anne Hidal­go, un Nico­las Dupont-
Aignan, sans par­ler d’un Jean Las­salle ? Qui pou­vait les ima­gi­ner pesant dans le jeu ? Qui pou­vait les croire sus­cep­tibles de por­ter un pro­jet spé­ci­fique ? Le jusqu’au-boutisme, la volon­té d’incarner seul une des­ti­née pro­vi­den­tielle, le rejet de toute idée de com­pro­mis, le fan­tasme d’une pos­sible vic­toire sans le sou­tien de par­te­naires, la croyance en la pos­si­bi­li­té de vendre cher son ral­lie­ment au second tour et, enfin, la convic­tion que l’élection pré­si­den­tielle est un plé­bis­cite plus que la consé­cra­tion d’un pro­jet poli­tique spé­ci­fique, tout ça a fait que per­sonne, ou presque, ne s’est démis.

De même, l’incapacité de cer­tains à appe­ler au vote, au second tour, pour l’un ou l’autre des deux can­di­dats res­tants a indi­qué une répu­gnance au rap­pro­che­ment, à la conver­gence et, au fond, au com­pro­mis. Pour cer­tains, alors même que l’extrême droite frappe à la porte du pou­voir, il conti­nue d’être inima­gi­nable de prô­ner un moindre mal et de dire qu’entre deux décep­tions, il est rai­son­nable de choi­sir la moindre. Il reste visi­ble­ment dif­fi­cile de pen­ser qu’on puisse appe­ler à un vote de rai­son, sans que celui-ci implique un blanc-seing, ou une recon­nais­sance des qua­li­tés du « chef » en devenir.

Ce rap­port très par­ti­cu­lier à l’élection pré­si­den­tielle semble devoir beau­coup, d’une part, à un sys­tème de repré­sen­ta­tions du poli­tique et, d’autre part, au sys­tème par­ti­cu­lier de la Ve République.

En effet, en fili­grane de ces élec­tions, se don­naient à voir les plé­bis­cites du Géné­ral, la foule en liesse de 1981, Jacques Chi­rac vic­to­rieux tra­ver­sant Paris dans sa Citroën CX, sui­vi des motos de la presse, ou encore les explo­sions de joie qui accom­pa­gnèrent l’élection de Fran­çois Hol­lande, le pré­sident ordi­naire. Bref, c’est tout un ima­gi­naire qui imprègne le rap­port aux pré­si­den­tielles, et dans lequel ne semblent exis­ter que le triomphe écla­tant ou la défaite hon­teuse. Dès lors, nul ne peut perdre ou se démettre sans se cou­vrir de honte, de même qu’un pré­sident dont l’élection ne serait pas triom­phale serait néces­sai­re­ment faible, mal élu et, pour tout dire, indigne de sa fonc­tion. Tout se passe comme s’il était ques­tion d’élire un sou­ve­rain, lequel serait abso­lu ou ne serait pas. Le chef, le pré­sident, le roi — incar­na­tion par­faite de la nation, lieu­te­nant de Dieu sur terre ou ser­vi­teur zélé d’un pro­jet poli­tique escha­to­lo­gique — ne peut devoir son règne à des accom­mo­de­ments, des demi-mesures et des ral­lie­ments inté­res­sés. Il est en retour impos­sible de le sou­te­nir sans se sou­mettre, sans recon­naitre en lui l’élu, choi­si entre tous.

De là pro­cède sans doute lar­ge­ment la décep­tion du second tour : une popu­la­tion qui fut ber­cée de dis­cours sur la vic­toire, le grand homme et la pos­si­bi­li­té d’un triomphe abso­lu, doit, à une très large majo­ri­té, voter pour un pis-aller. De la même manière, de nom­breux obser­va­teurs s’empressent de décla­rer « mal élu » le pré­sident Macron, consi­dé­rant que l’assemblage hété­ro­clite de ses élec­teurs est une inquié­tante ano­ma­lie, et non l’aboutissement du fonc­tion­ne­ment nor­mal du sys­tème électoral.

Car, au-delà des attentes et des repré­sen­ta­tions de la nation fran­çaise, agit le sys­tème de la Ve Répu­blique dont le régime pré­si­den­tiel et l’élection du pré­sident au suf­frage uni­ver­sel contri­buent à faire du scru­tin pré­si­den­tiel un com­bat des titans, abou­tis­sant à la dési­gna­tion d’un seul, des­ti­né à être, pen­dant les cinq ans à venir, au centre du jeu poli­tique, ayant la haute main sur l’Exécutif (si les chambres lui sont favo­rables) ou s’arcboutant sur ses pré­ro­ga­tives dans la guerre d’usure que peut être la coha­bi­ta­tion si les légis­la­tives le désavouent.

Il suf­fit d’ajouter que la popu­la­tion ado­re­ra haïr ce chef pour par­ache­ver le tableau d’un fias­co sans cesse réin­ven­té. Car, comme le pré­sident ordi­naire était appa­ru trop ordi­naire, ou le pré­sident actif, fol­le­ment hyper­ac­tif ; le pré­sident entre­pre­neur déce­vra parce que trop (ou trop peu) entre­pre­neu­rial… De toute façon, de grandes choses sont atten­dues de lui, qui seront l’occasion de révoltes s’il s’avise de ten­ter de les réa­li­ser, ou qui ser­vi­ront à le hon­nir s’il s’en abs­tient. Bref, le pré­sident appa­rai­tra, comme tou­jours, mal atti­fé dans l’habit de lumière présidentiel.

L’inévitable déception

Est-il pos­sible de sor­tir de ce cycle de décep­tions, ou faut-il au contraire plu­tôt admettre le carac­tère onto­lo­gi­que­ment déce­vant de l’entreprise poli­tique, à for­tio­ri lorsqu’elle se veut démocratique ?

Se pour­rait-il donc que l’entreprise poli­tique ne puisse qu’être déce­vante ? Bien enten­du. Elle est en effet un des pro­jets les plus fous qui se puissent conce­voir : ten­ter de peser sur un réel d’une com­plexi­té inouïe, pour réa­li­ser des pro­jets col­lec­tifs for­gés au sein d’une socié­té elle-même infi­ni­ment com­plexe. Com­ment ima­gi­ner que nous pour­rions faire autre chose qu’échouer (par­tiel­le­ment) dans l’entreprise de nous rendre maitre d’un réel que nous ne com­pre­nons que très médio­cre­ment ? Qui est un tant soit peu fami­lier des sciences humaines et sociales sait que n’importe quel pro­blème, même d’apparence déri­soire, recèle des tré­sors de com­plexi­té. Que pen­ser dès lors de ques­tions aus­si immenses que celles de la san­té publique, de la pau­vre­té, de l’éducation, de la Jus­tice ou de la sécurité ?

Plus encore, non seule­ment per­sonne ne com­prend le réel, mais, en outre, per­sonne ne com­prend non plus nos sys­tèmes poli­tiques et admi­nis­tra­tifs. Rien n’est dès lors plus com­plexe que de par­ve­nir à obte­nir du bras armé de la col­lec­ti­vi­té poli­tique qu’il effec­tue les mou­ve­ments qu’on attend de lui. Il suf­fit de voir la constante insa­tis­fac­tion vis-à-vis de la qua­li­té et de l’efficacité de l’action des auto­ri­tés publiques pour s’en per­sua­der, et ce n’est pas le fan­tasme de l’efficacité du « pri­vé » qui pour­rait tem­pé­rer ce constat.

Pour ces deux rai­sons au moins — et sans doute pour une foule d’autres — l’action poli­tique ne peut qu’être un échec (par­tiel), de même que, plus lar­ge­ment, l’action des auto­ri­tés publiques au sens large. Les poli­tiques ne peuvent donc pas être de grands hommes qui tracent leur voie et plient le réel à leur volon­té, ils sont des Sisyphe qui échouent imman­qua­ble­ment et sont ren­voyés à leur déri­soire humanité…

Dans ce contexte, on admet­tra qu’il est absurde de refu­ser les com­pro­mis, les ral­lie­ments de cir­cons­tance ou l’élaboration dou­lou­reuse d’un pro­gramme insa­tis­fai­sant pour tous, mais com­mun. De même on com­prend le carac­tère ridi­cule du rêve de voir un être humain se révé­ler à la hau­teur de l’idée que l’on peut se faire du sau­veur. Bref, c’est tout un rap­port cultu­rel au poli­tique que la France devrait accep­ter de faire évo­luer pour sor­tir de la spi­rale dans laquelle elle s’est elle-même piégée.

Dans le même temps, l’échec, s’il est cer­tain, n’est, la plu­part du temps, que par­tiel. Et c’est en cela que réside la beau­té de la geste poli­tique : dans le fait de per­sis­ter à pro­je­ter un monde meilleur, mal­gré la dif­fi­cul­té de l’entreprise, mal­gré les échecs, en se satis­fai­sant de lents et maigres pro­grès et en espé­rant, qui sait, l’une ou l’autre avan­cée spectaculaire.

Démocratique médiocrité

Au carac­tère inévi­ta­ble­ment déce­vant de l’entreprise poli­tique, s’ajoute la vul­né­ra­bi­li­té spé­ci­fique des démo­cra­ties. En pre­mier lieu, il semble évident que le rêve una­ni­miste dis­si­mu­lé der­rière le tro­pisme plé­bis­ci­taire de la pré­si­den­tielle fran­çaise ne peut qu’être en ten­sion avec un corps poli­tique diver­si­fié et éten­du. Toute l’histoire de la démo­cra­tie fut celle de l’extension de son corps élec­to­ral et chaque élar­gis­se­ment fut l’occasion d’en accroitre la diver­si­té. En un sens, le fan­tasme plé­bis­ci­taire repose sur une nos­tal­gie plus ou moins consciente de l’entre-soi de la bour­geoi­sie des débuts de la démo­cra­tie qui per­met­tait encore de rêver à une grande récon­ci­lia­tion autour d’une figure consen­suelle. L’accroissement de l’hétérogénéité du groupe des citoyens dotés du droit de vote ne peut mener qu’à la néces­si­té de com­pro­mis plus nom­breux et plus complexes.

Il ne faut par ailleurs pas oublier que le per­son­nel poli­tique, en démo­cra­tie, est entra­vé. En effet, le sys­tème démo­cra­tique a renon­cé à cher­cher un sou­ve­rain idéal pour intro­ni­ser un groupe hété­ro­clite et inca­pable de gou­ver­ner : la nation. Par consé­quent, les diri­geants ne sont pas des sou­ve­rains, ce sont des agents tem­po­raires de la nation, tou­jours de pas­sage et entra­vés dans leur action, ne serait-ce que du fait de leur mul­ti­pli­ci­té et de la diver­si­té de leurs attri­bu­tions. Ne pou­vant comp­ter sur la bon­té d’un seul, ne vou­lant se résoudre à l’idée de la mau­vai­se­té de tous, la démo­cra­tie a donc parié sur l’entrave. Cer­tains exercent le pou­voir, certes, mais de nom­breux obs­tacles tem­po­rels et légaux les empêchent de don­ner libre cours à leurs mau­vais pen­chants, tout en s’opposant aus­si, sans doute, au plein épa­nouis­se­ment de leurs qua­li­tés. Bref, la démo­cra­tie, plu­tôt que de rêver de gran­deur et de per­fec­tion, pour récol­ter, au mieux la médio­cri­té et au pire la tyran­nie, a pris le par­ti d’assumer la médiocrité.

Dans un tel contexte, à quoi bon faire cam­pagne pour un homme seul et le pré­sen­ter comme le sau­veur que la nation attend ? Pour­quoi cher­cher à réduire la com­plexi­té poli­tique au tra­vers d’un sys­tème majo­ri­taire fai­sant des élec­tions des duels, et éli­mi­nant les nuances du pay­sage poli­tique ? Un sys­tème cha­peau­té par un chef d’État faible et dont le per­son­nel est dési­gné au tra­vers d’un scru­tin pro­por­tion­nel semble bien plus logique. Y a‑t-il en effet manière plus claire d’assumer dès l’abord le carac­tère néces­sai­re­ment déce­vant du pro­ces­sus poli­tique qu’en garan­tis­sant que per­sonne ne gou­ver­ne­ra seul, qu’aucun pro­gramme ne sera appli­qué tel quel et que l’adversaire élec­to­ral d’aujourd’hui sera peut-être l’allié gou­ver­ne­men­tal de demain ? Au-delà de la ques­tion de la culture poli­tique, c’est donc aus­si le sys­tème ins­ti­tu­tion­nel de la Ve Répu­blique qui pose question.

Sans doute peut-on évi­ter frus­tra­tions, décep­tions et rages en admet­tant d’emblée que les pro­ces­sus poli­tiques que sont que des pis-aller, des « faute de mieux » aux­quels il faut bien se résoudre… aux­quels il est ver­tueux de se résoudre. Car si cette modes­tie est accep­tée préa­la­ble­ment, elle peut s’incarner dans des ins­ti­tu­tions à sa mesure et peut alors émer­ger une folle et enthou­sias­mante ambi­tion : celle de peser un tant soit peu sur le cours des choses, au pro­fit du plus grand nombre, et en évi­tant les dérives tyran­niques. N’est-ce pas là un pro­gramme suf­fi­sam­ment déme­su­ré pour nos socié­tés ? Un pro­gramme qui, jamais, ne fut rem­pli et, à ce titre, un véri­table hori­zon pour l’action.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.