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De quelle liberté d’enseignement se soucie le citoyen ?

Numéro 3 Mars 2013 - enseignement par Delgrange

mars 2013

À consi­dé­rer la qua­si-absence de recours des parents contre les dif­fé­rents décrets qui, depuis 1997, ont pri­vé l’é­cole de sa liber­té péda­go­gique, la liber­té qu’ils pri­vi­lé­gient est plu­tôt celle du droit à un « déve­lop­pe­ment sépa­ré» ; l’en­sei­gne­ment fran­co­phone deve­nant un ensei­gne­ment ségré­ga­tion­niste. Pour y remé­dier, subor­don­ner le libre choix au droit à l’ins­truc­tion et confis­quer par­tiel­le­ment ou tota­le­ment le pou­voir des éta­blis­se­ments libres au pro­fit de la com­mu­nau­té édu­ca­tive peuvent se faire sans révi­sion de la Constitution.

Dans l’introduction de sa thèse, (j’espère que l’origine aca­dé­mique de ce texte ne décou­ra­ge­ra pas l’honnête femme ou homme de s’y plon­ger, il s’en délec­te­ra tant le pro­pos est clair et l’écriture lim­pide) Mathias El Berhou­mi révèle que ce sont les polé­miques pro­vo­quées par les décrets ins­crip­tions qui l’ont inci­té à étu­dier la liber­té d’enseignement.

Les dif­fé­rents ava­tars de ces décrets ont fait l’objet de recours devant la Cour consti­tu­tion­nelle, intro­duits par des parents esti­mant que leur liber­té de choi­sir une école était entra­vée d’une manière exces­sive. Ces épi­sodes sont remar­quables tant il est rare que des citoyens se mobi­lisent de la sorte pour pro­té­ger le droit à l’enseignement.

Si l’enseignement n’a pas été confié aux Com­mu­nau­tés dès leur créa­tion en 1970, c’est parce qu’il fal­lait pré­ser­ver la paix sco­laire. Or celle-ci dépen­dait d’un rap­port de force équi­li­bré entre les laïcs et les catho­liques. Au niveau natio­nal, comme on disait à l’époque, les deux camps se neu­tra­li­saient. Le PSC était tou­te­fois conscient qu’abandonné par son grand frère CVP, il ne pèse­rait pas bien lourd au sein de la Com­mu­nau­té fran­çaise face à une éven­tuelle coa­li­tion laïque socia­liste libé­rale, qui aurait pu se for­mer sur le dos de l’enseignement. La pres­sion s’est néan­moins inten­si­fiée, si bien qu’en 1988, l’enseignement a été com­mu­nau­ta­ri­sé. Il a alors fal­lu rem­pla­cer les garan­ties poli­tiques par des garan­ties juri­dic­tion­nelles. Cette contrainte a per­mis à la Cour d’arbitrage — deve­nue depuis consti­tu­tion­nelle — d’étendre lar­ge­ment ses com­pé­tences. Jusqu’alors, elle était seule­ment l’arbitre de conflits entre les auto­ri­tés poli­tiques à pro­pos des fron­tières de com­pé­tences entre l’autorité fédé­rale, les Com­mu­nau­tés et les Régions. Elle sera désor­mais char­gée de veiller au res­pect du droit à l’enseignement et, pour ce faire, pour­ra être sai­sie par le citoyen ou par une asso­cia­tion. Dans un État qui a tou­jours refu­sé tout réfé­ren­dum, c’était une petite révo­lu­tion. En effet, intro­dui­sant un recours en annu­la­tion contre une loi ou un décret, le citoyen exerce une part du pou­voir légis­la­tif puisqu’il est à l’origine d’une modi­fi­ca­tion éven­tuelle de la légis­la­tion. Il intro­duit en quelque sorte une pro­po­si­tion de loi négative.

Une liberté de façade ?

Mathias El Berhou­mi a défen­du sa thèse à l’université Saint-Louis Bruxelles où la recherche que l’on y pra­tique se dis­tingue par sa démarche inter­dis­ci­pli­naire. Notam­ment, l’appréciation de la vali­di­té d’une norme ne se fait pas selon des cri­tères exclu­si­ve­ment juri­diques. Les pro­fes­seurs Ost et van de Ker­chove ont déve­lop­pé une théo­rie des cercles de vali­di­té1, selon laquelle une norme est d’autant plus valide qu’elle par­vient à se situer au centre de trois pôles, la léga­li­té (sa confor­mi­té au sys­tème juri­dique), l’effectivité (son apti­tude à peser sur la réa­li­té sociale) et la légi­ti­mi­té (son res­pect des valeurs éthiques). Pour appré­cier le degré de vali­di­té d’une norme tel qu’il est per­çu par la socié­té, ne pour­rait-on pas uti­li­ser comme ins­tru­ment de mesure le fait qu’elle est entre­prise ou non devant la Cour consti­tu­tion­nelle ? Certes, pas plus que l’hirondelle, un recours ne fait pas le mou­ve­ment popu­laire. Mais lorsque pas un seul citoyen, pas une seule asso­cia­tion n’estime devoir la contes­ter, n’est-ce pas un signe que sa vali­di­té n’est pas mise en doute ? Et plus par­ti­cu­liè­re­ment que sa légi­ti­mi­té n’est pas mise en doute, les deux autres pôles n’étant guère concer­nés : le juge consti­tu­tion­nel paraît bien impuis­sant face à l’ineffectivité ; rare est le citoyen qui se mobi­lise pour la seule beau­té de l’architecture juri­dique, sans que les valeurs aux­quelles il croit ne soient en jeu.

Ain­si, la volon­té du poli­tique d’organiser l’inscription des élèves à l’entrée des huma­ni­tés dans la trans­pa­rence et l’égalité a‑t-elle été per­çue par une caté­go­rie de la popu­la­tion comme une dépos­ses­sion de son droit fon­da­men­tal de choi­sir libre­ment l’école à laquelle elle entend confier son enfant. Les recours se sont mul­ti­pliés et ont été intro­duits par de très nom­breux parents, prou­vant l’attachement d’une par­tie signi­fi­ca­tive de la socié­té belge au libre choix. Mais cet atta­che­ment à cette dimen­sion de la liber­té d’enseignement ne s’arrête-t-il pas à la façade de l’école, comme si le rôle des parents-citoyens s’arrêtait au seuil de la porte ?

Depuis 1997 et le fameux décret mis­sions, la liber­té des écoles dites libres en matière de conte­nu péda­go­gique s’est réduite comme une peau de cha­grin à mesure que des vagues suc­ces­sives de légis­la­tion com­plé­taient l’encerclement de la liber­té péda­go­gique. Le décret mis­sions avait appor­té les socles de com­pé­tences qui, en fait, fixent un stan­dard mini­mum, mais aus­si maxi­mum du conte­nu de l’enseignement. Est ensuite appa­rue par bribes, à par­tir de 2006, l’évaluation externe, qui prive l’enseignant de sa mai­trise de l’appréciation des connais­sances de l’élève. Enfin, en 2007, l’inspection a été fon­da­men­ta­le­ment réor­ga­ni­sée, de manière à lui per­mettre de contraindre les ensei­gnants à res­pec­ter et à ne pas dépas­ser les socles de com­pé­tences. De maitre, l’enseignant est en quelque sorte deve­nu un simple pré­pa­ra­teur phy­sique, œuvrant sous l’autorité de l’entraineur-inspecteur et le contrôle de l’arbitre-évaluateur. Cette évo­lu­tion a cer­tai­ne­ment ses ver­tus ; elle est sus­cep­tible de contri­buer à assu­rer davan­tage l’égalité des élèves ; dis­so­cier la péda­go­gie de l’évaluation peut avoir sa cohé­rence… Tou­te­fois, l’atteinte à la liber­té d’enseignement est mani­feste. Elle fut d’ailleurs rele­vée par le Conseil d’État. Que le Segec ou la Fel­si n’aient pas intro­duit de recours pour­rait dès lors sur­prendre. Il est vrai que ce qu’ils per­daient en liber­té, ils le gagnaient en pou­voir, ayant été éri­gés en coau­teurs de la légis­la­tion sco­laire. Quant aux syn­di­cats, ils se mobi­lisent mani­fes­te­ment davan­tage pour le sta­tut de leurs membres que pour les pré­ro­ga­tives des ensei­gnants et l’importance sociale de leur fonction.

Mais l’on aurait pu croire qu’une frange pri­vi­lé­giée de la popu­la­tion, celle-là même qui s’est mobi­li­sée contre les décrets ins­crip­tions adop­tés durant la même période, serait mon­tée au cré­neau. Il n’en a rien été. Aucun recours contre ces textes qui ont pour­tant pri­vé les écoles de la sub­stance de leur liber­té péda­go­gique (si l’on excepte le recours intro­duit par les écoles Stei­ner pour main­te­nir leurs spé­ci­fi­ci­tés mal­gré l’imposition des socles de com­pé­tences et celui contre le décret de 2008 orga­ni­sant un contrôle de l’enseignement pure­ment pri­vé). Mais alors, pour­quoi encore se battre pour le droit de choi­sir son école si, une fois la porte pas­sée, l’enseignement dis­pen­sé est identique ?

Le financement de l’école

Serait-ce pour se pré­mu­nir de tout risque de mixi­té sociale ? En tout cas, il est des normes qui ne font l’objet d’aucun recours alors qu’elles mécon­naissent mani­fes­te­ment le droit inter­na­tio­nal des droits de l’homme. Ce sont celles qui imposent une contri­bu­tion des parents dans l’enseignement pri­maire, voire secon­daire. Ain­si le décret mis­sions de 1997 a‑t-il réin­sé­ré dans la légis­la­tion l’autorisation pour les éta­blis­se­ments sco­laires de per­ce­voir des frais pour cer­taines acti­vi­tés sco­laires. La sec­tion de légis­la­tion du Conseil d’État avait dénon­cé une vio­la­tion du Pacte rela­tif aux droits éco­no­miques, sociaux et cultu­rels ain­si que de la Conven­tion inter­na­tio­nale rela­tive aux droits de l’enfant. Aucun recours ne fut tou­te­fois intro­duit. Évi­dem­ment, les per­sonnes les plus affec­tées par l’absence de gra­tui­té ne sont pas néces­sai­re­ment celles qui sont les plus à même d’exprimer juri­di­que­ment l’injustice qu’elles endurent, tan­dis que les autres ne voient pas néces­sai­re­ment d’un mau­vais œil une sélec­tion per­met­tant de res­pec­ter la hié­rar­chie sociale. Mais pour­quoi cer­taines asso­cia­tions, telle la Ligue des familles qui dénonce pério­di­que­ment le cout de l’enseignement obli­ga­toire, ne montent-elles pas au cré­neau ? Par réa­lisme ou fata­lisme ? On constate que, dans l’enseignement supé­rieur, les étu­diants, plus au fait il est vrai de leurs droits, n’hésitent pas à contes­ter tout accrois­se­ment du cout des études, engran­geant d’ailleurs quelques succès.

L’école ne peut être gra­tuite que si elle dis­pose de suf­fi­sam­ment de res­sources pour ne pas aller pui­ser dans la poche des parents. La ques­tion de son finan­ce­ment est donc cru­ciale. Le com­pro­mis issu du Pacte sco­laire vou­lait que, pour leurs frais de fonc­tion­ne­ment, les éta­blis­se­ments libres reçoivent une sub­ven­tion équi­va­lant aux trois quarts de la dota­tion attri­buée aux éta­blis­se­ments orga­ni­sés par l’État. Non seule­ment ce mon­tant ne fut jamais atteint, mais il s’est réduit peu à peu, au point de des­cendre sous les 50%. Pour rétri­bu­tion de son sou­tien, des bancs de l’opposition, à la réforme de l’État de 2001, le PSC obtint, dans le cadre des accords de la Saint-Boni­face, le retour à la norme des 75% à l’horizon 2010. Las, ce rat­tra­page est sans cesse repor­té. Bien plus, dans le même temps où le gou­ver­ne­ment arc-en-ciel s’engageait à ce rat­tra­page envers le PSC, il accor­dait dans son dos une sub­ven­tion réser­vée à l’enseignement non confes­sion­nel. Tou­jours au même moment, un décret restrei­gnait les « avan­tages sociaux », ces sub­sides que les com­munes et pro­vinces doivent accor­der aux éta­blis­se­ments libres lorsqu’elles les octroient à leurs propres éta­blis­se­ments, dans la logique du Pacte sco­laire visant à évi­ter une concur­rence éco­no­mique entre les réseaux sco­laires. La ques­tion du finan­ce­ment des éta­blis­se­ments libres n’est plus conten­tieuse. Il est vrai que le Segec a dû être échau­dé par l’échec de recours intro­duits devant la Cour consti­tu­tion­nelle par un éta­blis­se­ment libre contes­tant le sous-finan­ce­ment de son inter­nat puis par le rejet de son propre recours contre la nou­velle défi­ni­tion des avan­tages sociaux.

À l’inverse, la liber­té reli­gieuse pré­oc­cupe tou­jours cer­tains citoyens. C’est ain­si que la saga de l’interdiction du port du voile par les pro­fes­seurs ou les élèves a eu pour théâtre de nom­breux pré­toires. Par contre, d’autres règle­men­ta­tions contes­tables, telle que l’interdiction faite à une école confes­sion­nelle de pro­po­ser un cours de reli­gion autre que celui de sa propre confes­sion, n’ont pas fait l’objet de contestation.

Séparés, mais égaux

En défi­ni­tive, l’image de la socié­té belge fran­co­phone que ren­voie un sur­vol des recours citoyens intro­duits en matière de liber­té d’enseignement est celle d’une des­cen­dante, certes lar­ge­ment poli­cée, de la socié­té amé­ri­caine du début du XXe siècle, celle de la ségré­ga­tion raciale selon la doc­trine du « sépa­rés, mais égaux ». Les parents belges tolèrent une uni­for­mi­sa­tion de l’offre d’enseignement tant qu’ils peuvent tou­jours choi­sir libre­ment l’école qui cor­res­pond à leurs aspi­ra­tions sociales et où leurs enfants sont pro­té­gés d’une trop grande alté­ri­té par des bar­rières notam­ment pécu­niaires. L’histoire enseigne tou­te­fois que la doc­trine « sépa­rés mais égaux » a net­te­ment mieux réus­si à réa­li­ser le pre­mier terme que le second, au point d’être regar­dée comme abjecte par nos yeux contem­po­rains. Il en va de même de l’école belge. L’égalité des élèves est affir­mée et tous les diplô­més sont cen­sés avoir atteint un niveau équi­valent. On est loin du compte, toutes les enquêtes inter­na­tio­nales stig­ma­ti­sant l’enseignement belge comme étant l’un des plus ségré­ga­tion­nistes du point de vue de la mixi­té sociale.

Avec ses pro­po­si­tions de révi­sion de l’article 24 de la Consti­tu­tion, Mathias El Berhou­mi s’attaque fron­ta­le­ment au modèle de l’école que semble défendre le citoyen pri­vi­lé­gié. Ses chances de réus­site sont donc minces, en tout cas à rela­ti­ve­ment brève échéance. Pour­tant, je serais ten­té de le titiller en sug­gé­rant encore davan­tage d’audace : mise à part sa troi­sième sug­ges­tion, rela­tive à la place de la reli­gion dans l’école, ses deux pre­mières ne pour­raient-elles pas être mises direc­te­ment en chan­tier par le légis­la­teur décrétal ?

Faut-il réel­le­ment révi­ser la Consti­tu­tion pour subor­don­ner le libre choix au droit à l’instruction ? La Cour consti­tu­tion­nelle n’a‑t-elle pas vali­dé le décret enca­drant l’enseignement à domi­cile en déve­lop­pant déjà cette vision de la hié­rar­chie entre les dif­fé­rents titu­laires du droit à l’enseignement ? C’est en tout cas en se fon­dant sur le droit à l’instruction de l’enfant qu’elle a vali­dé le contrôle du conte­nu de l’enseignement dis­pen­sé dans un éta­blis­se­ment tota­le­ment pri­vé, consi­dé­rant en sub­stance que le droit de l’enfant à un ensei­gne­ment de qua­li­té peut pri­mer la liber­té de choix de ses parents (arrêt 107/2009).

De même, la révo­lu­tion qui consis­te­rait à confis­quer par­tiel­le­ment ou tota­le­ment le pou­voir des éta­blis­se­ments libres au pro­fit de la com­mu­nau­té édu­ca­tive, notam­ment les ensei­gnants et les parents, est-il inen­vi­sa­geable ? Les uni­ver­si­tés libres ont appris à leurs dépens qu’elles pou­vaient être contraintes d’accueillir dans leurs organes de déci­sion des repré­sen­tants étu­diants (arrêt 48/2005). Le décret mis­sions va d’ailleurs en ce sens avec la créa­tion des conseils de par­ti­ci­pa­tion. Ne pour­rait-il faire un pas plus loin en impo­sant une repré­sen­ta­tion du corps ensei­gnant, voire des parents, dans le pou­voir organisateur ?

  1. De la pyra­mide au réseau ? Pour une théo­rie dia­lec­tique du droit, FUSL, 2002.

Delgrange


Auteur

Xavier Delgrange est premier auditeur chef de section au [Conseil d'État->http://www.raadvst-consetat.be/] et chargé d'enseignement aux [facultés universitaires Saint-Louis->http://www;fusl.ac.be], maitre de conférences à l'[Université libre de Belgique->http://www.ulb.ac.be].