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De quelle liberté d’enseignement se soucie le citoyen ?
À considérer la quasi-absence de recours des parents contre les différents décrets qui, depuis 1997, ont privé l’école de sa liberté pédagogique, la liberté qu’ils privilégient est plutôt celle du droit à un « développement séparé» ; l’enseignement francophone devenant un enseignement ségrégationniste. Pour y remédier, subordonner le libre choix au droit à l’instruction et confisquer partiellement ou totalement le pouvoir des établissements libres au profit de la communauté éducative peuvent se faire sans révision de la Constitution.
Dans l’introduction de sa thèse, (j’espère que l’origine académique de ce texte ne découragera pas l’honnête femme ou homme de s’y plonger, il s’en délectera tant le propos est clair et l’écriture limpide) Mathias El Berhoumi révèle que ce sont les polémiques provoquées par les décrets inscriptions qui l’ont incité à étudier la liberté d’enseignement.
Les différents avatars de ces décrets ont fait l’objet de recours devant la Cour constitutionnelle, introduits par des parents estimant que leur liberté de choisir une école était entravée d’une manière excessive. Ces épisodes sont remarquables tant il est rare que des citoyens se mobilisent de la sorte pour protéger le droit à l’enseignement.
Si l’enseignement n’a pas été confié aux Communautés dès leur création en 1970, c’est parce qu’il fallait préserver la paix scolaire. Or celle-ci dépendait d’un rapport de force équilibré entre les laïcs et les catholiques. Au niveau national, comme on disait à l’époque, les deux camps se neutralisaient. Le PSC était toutefois conscient qu’abandonné par son grand frère CVP, il ne pèserait pas bien lourd au sein de la Communauté française face à une éventuelle coalition laïque socialiste libérale, qui aurait pu se former sur le dos de l’enseignement. La pression s’est néanmoins intensifiée, si bien qu’en 1988, l’enseignement a été communautarisé. Il a alors fallu remplacer les garanties politiques par des garanties juridictionnelles. Cette contrainte a permis à la Cour d’arbitrage — devenue depuis constitutionnelle — d’étendre largement ses compétences. Jusqu’alors, elle était seulement l’arbitre de conflits entre les autorités politiques à propos des frontières de compétences entre l’autorité fédérale, les Communautés et les Régions. Elle sera désormais chargée de veiller au respect du droit à l’enseignement et, pour ce faire, pourra être saisie par le citoyen ou par une association. Dans un État qui a toujours refusé tout référendum, c’était une petite révolution. En effet, introduisant un recours en annulation contre une loi ou un décret, le citoyen exerce une part du pouvoir législatif puisqu’il est à l’origine d’une modification éventuelle de la législation. Il introduit en quelque sorte une proposition de loi négative.
Une liberté de façade ?
Mathias El Berhoumi a défendu sa thèse à l’université Saint-Louis Bruxelles où la recherche que l’on y pratique se distingue par sa démarche interdisciplinaire. Notamment, l’appréciation de la validité d’une norme ne se fait pas selon des critères exclusivement juridiques. Les professeurs Ost et van de Kerchove ont développé une théorie des cercles de validité1, selon laquelle une norme est d’autant plus valide qu’elle parvient à se situer au centre de trois pôles, la légalité (sa conformité au système juridique), l’effectivité (son aptitude à peser sur la réalité sociale) et la légitimité (son respect des valeurs éthiques). Pour apprécier le degré de validité d’une norme tel qu’il est perçu par la société, ne pourrait-on pas utiliser comme instrument de mesure le fait qu’elle est entreprise ou non devant la Cour constitutionnelle ? Certes, pas plus que l’hirondelle, un recours ne fait pas le mouvement populaire. Mais lorsque pas un seul citoyen, pas une seule association n’estime devoir la contester, n’est-ce pas un signe que sa validité n’est pas mise en doute ? Et plus particulièrement que sa légitimité n’est pas mise en doute, les deux autres pôles n’étant guère concernés : le juge constitutionnel paraît bien impuissant face à l’ineffectivité ; rare est le citoyen qui se mobilise pour la seule beauté de l’architecture juridique, sans que les valeurs auxquelles il croit ne soient en jeu.
Ainsi, la volonté du politique d’organiser l’inscription des élèves à l’entrée des humanités dans la transparence et l’égalité a‑t-elle été perçue par une catégorie de la population comme une dépossession de son droit fondamental de choisir librement l’école à laquelle elle entend confier son enfant. Les recours se sont multipliés et ont été introduits par de très nombreux parents, prouvant l’attachement d’une partie significative de la société belge au libre choix. Mais cet attachement à cette dimension de la liberté d’enseignement ne s’arrête-t-il pas à la façade de l’école, comme si le rôle des parents-citoyens s’arrêtait au seuil de la porte ?
Depuis 1997 et le fameux décret missions, la liberté des écoles dites libres en matière de contenu pédagogique s’est réduite comme une peau de chagrin à mesure que des vagues successives de législation complétaient l’encerclement de la liberté pédagogique. Le décret missions avait apporté les socles de compétences qui, en fait, fixent un standard minimum, mais aussi maximum du contenu de l’enseignement. Est ensuite apparue par bribes, à partir de 2006, l’évaluation externe, qui prive l’enseignant de sa maitrise de l’appréciation des connaissances de l’élève. Enfin, en 2007, l’inspection a été fondamentalement réorganisée, de manière à lui permettre de contraindre les enseignants à respecter et à ne pas dépasser les socles de compétences. De maitre, l’enseignant est en quelque sorte devenu un simple préparateur physique, œuvrant sous l’autorité de l’entraineur-inspecteur et le contrôle de l’arbitre-évaluateur. Cette évolution a certainement ses vertus ; elle est susceptible de contribuer à assurer davantage l’égalité des élèves ; dissocier la pédagogie de l’évaluation peut avoir sa cohérence… Toutefois, l’atteinte à la liberté d’enseignement est manifeste. Elle fut d’ailleurs relevée par le Conseil d’État. Que le Segec ou la Felsi n’aient pas introduit de recours pourrait dès lors surprendre. Il est vrai que ce qu’ils perdaient en liberté, ils le gagnaient en pouvoir, ayant été érigés en coauteurs de la législation scolaire. Quant aux syndicats, ils se mobilisent manifestement davantage pour le statut de leurs membres que pour les prérogatives des enseignants et l’importance sociale de leur fonction.
Mais l’on aurait pu croire qu’une frange privilégiée de la population, celle-là même qui s’est mobilisée contre les décrets inscriptions adoptés durant la même période, serait montée au créneau. Il n’en a rien été. Aucun recours contre ces textes qui ont pourtant privé les écoles de la substance de leur liberté pédagogique (si l’on excepte le recours introduit par les écoles Steiner pour maintenir leurs spécificités malgré l’imposition des socles de compétences et celui contre le décret de 2008 organisant un contrôle de l’enseignement purement privé). Mais alors, pourquoi encore se battre pour le droit de choisir son école si, une fois la porte passée, l’enseignement dispensé est identique ?
Le financement de l’école
Serait-ce pour se prémunir de tout risque de mixité sociale ? En tout cas, il est des normes qui ne font l’objet d’aucun recours alors qu’elles méconnaissent manifestement le droit international des droits de l’homme. Ce sont celles qui imposent une contribution des parents dans l’enseignement primaire, voire secondaire. Ainsi le décret missions de 1997 a‑t-il réinséré dans la législation l’autorisation pour les établissements scolaires de percevoir des frais pour certaines activités scolaires. La section de législation du Conseil d’État avait dénoncé une violation du Pacte relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ainsi que de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant. Aucun recours ne fut toutefois introduit. Évidemment, les personnes les plus affectées par l’absence de gratuité ne sont pas nécessairement celles qui sont les plus à même d’exprimer juridiquement l’injustice qu’elles endurent, tandis que les autres ne voient pas nécessairement d’un mauvais œil une sélection permettant de respecter la hiérarchie sociale. Mais pourquoi certaines associations, telle la Ligue des familles qui dénonce périodiquement le cout de l’enseignement obligatoire, ne montent-elles pas au créneau ? Par réalisme ou fatalisme ? On constate que, dans l’enseignement supérieur, les étudiants, plus au fait il est vrai de leurs droits, n’hésitent pas à contester tout accroissement du cout des études, engrangeant d’ailleurs quelques succès.
L’école ne peut être gratuite que si elle dispose de suffisamment de ressources pour ne pas aller puiser dans la poche des parents. La question de son financement est donc cruciale. Le compromis issu du Pacte scolaire voulait que, pour leurs frais de fonctionnement, les établissements libres reçoivent une subvention équivalant aux trois quarts de la dotation attribuée aux établissements organisés par l’État. Non seulement ce montant ne fut jamais atteint, mais il s’est réduit peu à peu, au point de descendre sous les 50%. Pour rétribution de son soutien, des bancs de l’opposition, à la réforme de l’État de 2001, le PSC obtint, dans le cadre des accords de la Saint-Boniface, le retour à la norme des 75% à l’horizon 2010. Las, ce rattrapage est sans cesse reporté. Bien plus, dans le même temps où le gouvernement arc-en-ciel s’engageait à ce rattrapage envers le PSC, il accordait dans son dos une subvention réservée à l’enseignement non confessionnel. Toujours au même moment, un décret restreignait les « avantages sociaux », ces subsides que les communes et provinces doivent accorder aux établissements libres lorsqu’elles les octroient à leurs propres établissements, dans la logique du Pacte scolaire visant à éviter une concurrence économique entre les réseaux scolaires. La question du financement des établissements libres n’est plus contentieuse. Il est vrai que le Segec a dû être échaudé par l’échec de recours introduits devant la Cour constitutionnelle par un établissement libre contestant le sous-financement de son internat puis par le rejet de son propre recours contre la nouvelle définition des avantages sociaux.
À l’inverse, la liberté religieuse préoccupe toujours certains citoyens. C’est ainsi que la saga de l’interdiction du port du voile par les professeurs ou les élèves a eu pour théâtre de nombreux prétoires. Par contre, d’autres règlementations contestables, telle que l’interdiction faite à une école confessionnelle de proposer un cours de religion autre que celui de sa propre confession, n’ont pas fait l’objet de contestation.
Séparés, mais égaux
En définitive, l’image de la société belge francophone que renvoie un survol des recours citoyens introduits en matière de liberté d’enseignement est celle d’une descendante, certes largement policée, de la société américaine du début du XXe siècle, celle de la ségrégation raciale selon la doctrine du « séparés, mais égaux ». Les parents belges tolèrent une uniformisation de l’offre d’enseignement tant qu’ils peuvent toujours choisir librement l’école qui correspond à leurs aspirations sociales et où leurs enfants sont protégés d’une trop grande altérité par des barrières notamment pécuniaires. L’histoire enseigne toutefois que la doctrine « séparés mais égaux » a nettement mieux réussi à réaliser le premier terme que le second, au point d’être regardée comme abjecte par nos yeux contemporains. Il en va de même de l’école belge. L’égalité des élèves est affirmée et tous les diplômés sont censés avoir atteint un niveau équivalent. On est loin du compte, toutes les enquêtes internationales stigmatisant l’enseignement belge comme étant l’un des plus ségrégationnistes du point de vue de la mixité sociale.
Avec ses propositions de révision de l’article 24 de la Constitution, Mathias El Berhoumi s’attaque frontalement au modèle de l’école que semble défendre le citoyen privilégié. Ses chances de réussite sont donc minces, en tout cas à relativement brève échéance. Pourtant, je serais tenté de le titiller en suggérant encore davantage d’audace : mise à part sa troisième suggestion, relative à la place de la religion dans l’école, ses deux premières ne pourraient-elles pas être mises directement en chantier par le législateur décrétal ?
Faut-il réellement réviser la Constitution pour subordonner le libre choix au droit à l’instruction ? La Cour constitutionnelle n’a‑t-elle pas validé le décret encadrant l’enseignement à domicile en développant déjà cette vision de la hiérarchie entre les différents titulaires du droit à l’enseignement ? C’est en tout cas en se fondant sur le droit à l’instruction de l’enfant qu’elle a validé le contrôle du contenu de l’enseignement dispensé dans un établissement totalement privé, considérant en substance que le droit de l’enfant à un enseignement de qualité peut primer la liberté de choix de ses parents (arrêt 107/2009).
De même, la révolution qui consisterait à confisquer partiellement ou totalement le pouvoir des établissements libres au profit de la communauté éducative, notamment les enseignants et les parents, est-il inenvisageable ? Les universités libres ont appris à leurs dépens qu’elles pouvaient être contraintes d’accueillir dans leurs organes de décision des représentants étudiants (arrêt 48/2005). Le décret missions va d’ailleurs en ce sens avec la création des conseils de participation. Ne pourrait-il faire un pas plus loin en imposant une représentation du corps enseignant, voire des parents, dans le pouvoir organisateur ?