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De la traite arabo-musulmane à la négrophobie contemporaine
Les images font froid dans le dos, elles semblent tout droit surgir d’une autre époque. Elles ont été prises en 2017 pourtant, en Libye. On y voit des migrants nigérians réduits à l’état d’esclave et vendus comme du bétail. Leur diffusion au mois de novembre dernier a provoqué l’indignation à travers le monde, les Nations unies, l’Union africaine et […]
Les images font froid dans le dos, elles semblent tout droit surgir d’une autre époque. Elles ont été prises en 2017 pourtant, en Libye. On y voit des migrants nigérians réduits à l’état d’esclave et vendus comme du bétail. Leur diffusion au mois de novembre dernier a provoqué l’indignation à travers le monde, les Nations unies, l’Union africaine et l’Union européenne condamnant des actes intolérables. Ces faits n’étaient cependant pas neufs et avaient déjà été plusieurs fois signalés auparavant par des organisations humanitaires telles que Médecins sans frontières1 ou par des institutions comme l’Organisation internationale pour les migrations2. Dans un rapport récent3, Amnesty International explique même de quelle manière les politiques migratoires européennes contribuent à renforcer les maltraitances envers les migrant·e·s subsaharien·ne·s en Libye. Obsédés par leur volonté de limiter les afflux, les gouvernements européens coopèrent avec les autorités libyennes afin de limiter les tentatives de traversée de la Méditerranée. Cette collaboration se matérialise notamment par la fourniture de matériels aux garde-côtes libyens pour améliorer leur capacité de contrôle ; elle passe également par une assistance dans la gestion des centres libyens de détention où croupissent plus de vingt-mille personnes en séjour illégal. Ces mesures se sont avérées « efficaces » pour endiguer dans une certaine mesure l’arrivée de migrant·e·s sur les côtes italiennes4 et diminuer de ce fait le nombre de décès dus à la traversée de la Méditerranée. Pour autant le cauchemar migratoire n’a pas disparu, seul son centre de gravité a été quelque peu déplacé des profondeurs de la mer vers l’intérieur des terres libyennes et ses marchés aux esclaves. En matière de droits des migrant·e·s, en particulier des réfugié·e·s, la Libye est en effet très loin de respecter ses obligations (notamment envers l’Union africaine). Bien qu’inscrit dans la déclaration constitutionnelle de 2011, le droit d’asile n’a pas été transposé dans la législation nationale et n’est donc pas appliqué. Par ailleurs, la Libye refuse de longue date de signer la Convention de l’ONU relative au statut des réfugié·e·s, et elle ne reconnait pas officiellement la présence de l’agence des Nations unies pour les réfugiés (le HCR). En externalisant la gestion de leurs frontières en Libye, les États européens provoquent par conséquent un accroissement important de la présence des migrant·e·s dans un pays qui ne leur offre pas de garantie réelle de protection. Ils sous-traitent ainsi cette question politique en empêchant un maximum de migrant·e·s de fouler leur territoire. De la sorte, ils se lavent les mains du sort de milliers de personnes dans un État tiers où ils se garderont bien évidemment d’intervenir par « respect » de sa souveraineté. Mais ce faisant, et au vu du chaos qui règne en Libye, ils mettent ces populations vulnérables à la merci de la prédation des autorités et des divers groupes criminels qui y sévissent (détention arbitraire, racket, prise d’otage, demande de rançon, travail forcé, etc.).
Une négrophobie enracinée dans l’histoire du Maghreb
Si la responsabilité politique des États européens est écrasante dans l’irruption de cette situation, elle est également tributaire de la configuration sociopolitique de la société libyenne. Les violences envers les migrant·e·s, singulièrement ceux et celles provenant d’Afrique subsaharienne, scandent depuis plusieurs décennies la politique libyenne. Au début des années 2000, par exemple, au moment où le pays sortait de l’embargo imposé par l’ONU, des émeutes « populaires » faisaient des centaines de morts parmi les migrant·e·s subsaharien·ne·s. En réaction, les autorités ont procédé à l’expulsion massive de ces groupes5. La Libye est cependant loin d’être une exception au sein des pays d’Afrique du Nord. Dans les médias maghrébins, les discours haineux qui tendent à les criminaliser sont légion6, et on peut évoquer à cet égard le cas emblématique de la Une du magazine Maroc Hebdo en 2012 qui titrait « Le péril noir » (photo choc à l’appui) pour dénoncer la menace que l’immigration subsaharienne représenterait pour le royaume marocain. Mais les violences ne se limitent pas seulement aux discours, les agressions verbales et physiques n’étant pas exceptionnelles. Au Maroc par exemple, les Subsaharien·ne·s se font régulièrement insulter dans l’espace public (notamment en étant traités d’esclaves)7. Des associations de défense des droits humains dénoncent également des brutalités régulières à leur encontre de la part des pouvoirs publics ou de groupements d’individus, qui aboutissent parfois à des meurtres8. À Oran en Algérie, une Camerounaise ayant subi un viol en novembre 2015 a vu sa plainte ne pas être traitée par les autorités (dans un premier temps en tout cas, avant que des mouvements de solidarité ne les fassent plier) sous prétexte qu’elle n’était pas musulmane et n’avait pas de papiers de séjour en règle9.
Pour mieux comprendre les ressorts de cette situation, et notamment la persistance des pratiques « modernes » d’esclavage, un détour par certaines périodes historiques n’est pas inutile. L’histoire de la traite orientale des Noir·e·s est en effet éclairante à ce sujet. Du VIIe siècle jusqu’au début du XXe, ce sont des millions d’hommes et de femmes qui ont ainsi été réduit·e·s en esclavage et qui ont fait l’objet d’un commerce dans nombre de pays arabo-musulmans. Plusieurs routes commerciales transsahariennes partant d’Afrique subsaharienne aboutissaient au Maghreb avec beaucoup d’esclaves parmi leurs « marchandises »10. Les captif·ve·s remplissaient diverses fonctions telles que domestiques, concubines, eunuques, ouvriers agricoles, soldats, etc. Leurs conditions de vie pouvaient être extrêmement difficiles et entrainer des taux de mortalité parfois très élevés11. Une des spécificités du système esclavagiste oriental était de ne pas avoir favorisé l’établissement de communautés d’esclaves pérennes, d’où la nécessité de razzias régulières pour conserver des effectifs suffisants12. Par ailleurs, alors que le XIXe siècle a vu une lente période d’abolition de l’esclavage occidental13, la traite orientale a au contraire connu une augmentation14. Les schémas de la domination se révèlent ainsi complexes. Bien qu’ils soient nombreux à avoir subi le joug colonial occidental, cela n’a pas empêché plusieurs pays arabo-musulmans de pratiquer diverses formes d’oppression radicale à l’encontre de populations encore plus vulnérables. Une vision plus globale de l’histoire ne peut donc qu’encourager à se défaire de tout essentialisme : « l’Occidental », pas plus que « l’Arabe », « le Noir », etc. ne sauraient être par nature d’éternels oppresseurs ou à contrario d’inéluctables victimes. Un tel argument ne saurait néanmoins alimenter le moulin du relativisme et accréditer l’idée que, au fond, puisque personne n’a le monopole théorique de l’oppression, nul n’en porte alors la responsabilité concernant des faits. Bien que les peuples arabes aient pratiqué massivement l’esclavage des Noir·e·s, ils ne méritaient donc pas d’être colonisés ; bien que certains peuples subsahariens aient pu en faire autant, les traites occidentales et orientales n’en étaient pas pour autant légitimes.
Une affirmation identitaire qui alimente la négation de l’Autre
Pour des Belges d’ascendance maghrébine, ces constatations peuvent paraitre lointaines et abstraites. La présence simultanée de groupes et d’individus afro-descendants en Belgique rend toutefois prégnantes les interrogations qu’elle suscite. L’exemple du film Black, coréalisé en 2015 par deux Belges d’origine marocaine15 et truffé de stéréotypes racistes envers les personnes noires de peau, illustre la réalité de la négrophobie chez nous16. Se pose dès lors la question de l’attitude que ces Belges sont susceptibles d’adopter face au constat de cette réalité. Pourrait-on les voir affirmer, pour reprendre un discours du candidat républicain à la dernière élection présidentielle française17, que « Non, le Maroc ou l’Islam ne sont pas coupables d’avoir voulu faire “partager” leur culture aux peuples d’Afrique et que, non, ils n’ont pas inventé l’esclavage ! » Pourrait-on les voir s’offusquer des injonctions à la « repentance » qui les rendraient personnellement coupables des maltraitances commises par leurs ancêtres ? Les verrait-on évoquer les splendeurs passées de la civilisation de l’Al-Andalus afin d’occulter la brutalité du système social sur laquelle elle s’est pourtant bâtie ? Se mettront-ils·elles à vanter les aspects « positifs » des apports civilisationnels dont auraient bénéficié les peuples subsahariens pour minimiser l’impact du système esclavagiste ? Après tout, la doctrine islamique orthodoxe limite théoriquement le recours à la pratique de l’esclavage et encourage même l’affranchissement des esclaves. Mais outre qu’elle n’interdit pas formellement l’asservissement d’un être humain par un autre, l’expansion musulmane en a favorisé le commerce dans les faits18. Faudrait-il considérer pour autant la reconnaissance de cette réalité comme une attaque portée contre les identités arabo-musulmanes ? Verrait-on ceux et celles qui se réclament de cette foi riposter par le déni farouche de la violence qui s’est déversée sur autrui durant des siècles ? À l’image de cette hagiographie française qui justifie la conquête de l’Algérie par la résistance qui a été opposée à la France, elle se serait alors vu « obligée » de ne plus se contenter d’en conquérir le seul littoral19. Sur la base d’un tel raisonnement, rien n’empêcherait certain·e·s de prétendre que, si les peuples africains ne s’étaient pas laissé gentiment convertir à l’islam, une partie de leur population n’aurait pas été ponctionnée pour être réduite en esclavage…
Dans la même veine, que penser de cet argument souvent entendu qui minimise l’impact de la traite (orientale et occidentale) par l’existence d’un esclavage intra-africain ? Cette dilution de la responsabilité est en fait sous-tendue par un relativisme culturel qui ne dit pas son nom. Les pratiques esclavagistes anciennes ne seraient pas condamnables car elles s’inscrivaient dans la normalité de leur époque. Tou·te·s ceux et celles qui cherchent à en relever le caractère violent se rendraient donc coupables d’anachronisme en transposant des normes qui ne prendraient sens que dans un contexte contemporain. Adopter une telle position serait pourtant faire preuve d’un mépris absolu envers ceux et celles qui ont personnellement subi le joug esclavagiste. Ces personnes trouvaient-elles « normal » d’être aliénées et de se voir réduites à l’état de choses soumises au droit de propriété ? Faudrait-il croire à la suite d’Aristote que la nature profonde de certains groupes humains est qu’ils soient prédestinés à l’esclavage20 ? Il n’en est rien car ces hommes et ces femmes se sont révolté·e·s contre le système esclavagiste quand ils·elles en avaient la possibilité. L’exemple emblématique des révoltes « Zandj » en Mésopotamie, entre la fin des VIIe et IXe siècles, l’illustre bien21. Plutôt que d’interpréter l’histoire à travers les normes dominantes de ces époques, pourquoi ne pas les saisir à la lumière des motifs qui ont poussé ces groupes opprimés à s’insurger contre leur servitude ? Peut-être tout simplement parce que, si ces luttes étaient naguère illégitimes, résister aujourd’hui aux formes contemporaines de domination le serait quelque part aussi… Si les enjeux mémoriels sont si prégnants, s’ils provoquent des débats aussi vifs, c’est donc probablement qu’ils révèlent sous un autre jour la réalité des luttes sociales actuelles. On comprend donc pourquoi toute cette rhétorique vise finalement à susciter le ressentiment identitaire en faisant passer toute conscience critique de son passé pour une forme d’humiliation.
Ce à quoi invite ce texte qui vise les entrepreneurs de morale identitaire de tous bords est donc à une lecture politique de l’histoire car les conséquences de certains évènements passés continuent à peser lourdement sur la structure des rapports sociaux22. Pas question pour autant de « repentance » ou autre excuse, ce ne serait qu’une autre manière d’évacuer hâtivement un passé qui dérange. Ce dont il est question avant tout est de cesser d’occulter certaines facettes de l’histoire et de reconnaitre qu’elles ont des choses à nous dire sur notre présent et notre avenir. Qu’elles soient déplaisantes à entendre les rendent d’autant plus nécessaires car elles poussent à s’interroger sur certaines contradictions relatives aux valeurs auxquelles on déclare adhérer. Si l’islam était une religion tolérante, pourquoi son expansion aurait-elle ainsi favorisé la traite des esclaves23 ? Et par corollaire, pourquoi parmi nombre d’arabo-musulmans tolère-t-on encore aujourd’hui la négrophobie ? Quelle valeur aurait un antiracisme sélectif qui s’attacherait à combattre la xénophobie envers les Arabo-musulman·e·s tout en occultant le racisme envers les afro-descendant·e·s ? Qui espère-t-on ainsi convaincre de la nécessité de lutter contre le racisme et les discriminations si cette lutte apparait d’emblée comme biaisée ? Adopter un point de vue critique sur sa propre histoire ne revient donc pas à déforcer ses propres valeurs. Bien au contraire, c’est en rusant avec elles, comme disait Césaire, par le refus d’un examen critique que l’on scie la branche sur laquelle elles sont assises. Et en les instrumentalisant pour le contraire de ce qu’elles sont, à des fins de domination sociale, on contribue bien plus surement à leur anéantissement que n’importe quel supposé péril civilisationnel ou identitaire.
- Liu J., « Les gouvernements européens alimentent le business de la souffrance en Lybie », Le Soir, 7 septembre 2017.
- Dépêche de l’AFP, 24 novembre 2017, « Esclavage en Libye : “tout le monde savait”, dénoncent ONG et analystes ».
- Amnesty International, « Libye. Un obscur réseau de complicités. Violences contre les réfugiés et les migrants qui cherchent à se rendre en Europe ».
- Amnesty estime la baisse à 67 % durant le second semestre 2017 dans son rapport.
- Bensaâd A., « L’immigration en Libye : une ressource et la diversité de ses usages », Politique africaine, 2012/1 (n° 125), p. 83 – 103.
- Temlali Y., « Les migrations subsahariennes dans la presse quotidienne algérienne », Confluences Méditerranée, 2013/4 (n° 87), p. 149 – 162.
- Bâ B., « Dans la peau d’un noir au Maroc », Slate Afrique, 13 novembre 2012.
- Communiqué de presse du Gadem, 1er juillet 2015, « Tanger-quartier Boukhalef : Opération d’évacuation discriminatoire contre les Noirs non ressortissants ».
- Daoud K., « Être noir en Algérie », Jeune Afrique, 17 mai 2016.
- Pétré-Grenouilleau O., Les traites négrières. Essai d’histoire globale, Gallimard, 2004, p. 113 – 118.
- Ibid., p. 444 – 452.
- Ibid., p. 454.
- Sans que cesse pour autant l’assujettissement qui prendra progressivement une forme proprement coloniale.
- Pétré-Grenouilleau O., op. cit., p. 151 – 156.
- Il s’agit d’Adil El Arbi et de Bilall Fallah. Il est à préciser que le scénario est tiré d’un roman écrit par Dirk Bracke.
- Demart S. et Robert M.-T., « Le film Black : un cocktail de racisme postcolonial ! », La Libre Belgique, 23 novembre 2015.
- Fillon F., « Je veux faire pour les Français ! », discours du 28 aout 2016 à Sablé-sur-Sarthe (en particulier à partir de 6’50’’).
- Pétré-Grenouilleau O., op. cit., p. 26 – 34.
- Lefeuvre D., Pour en finir avec la repentance coloniale, Flammarion, 2006, p. 21 – 23.
- Lévy E., « La théorie aristotélicienne de l’esclavage et ses contradictions », dans M.-M. Mactoux, E. Geny (Éds), Mélanges Pierre Lévêque, Tome 3, Anthropologie et société (p. 197 – 213), université de Franche-Comté, 1987.
- Popovic A., « La révolte des Zandj, esclaves noirs importés en Mésopotamie », Cahiers de la Méditerranée, 2002 (n°65), p. 159 – 167.
- Voir à ce propos le dossier « Hantise (dé)coloniale », La Revue nouvelle, n° 1/2018.
- On pourrait dire de même que si la Belgique avait voulu défendre les valeurs de liberté en délivrant les Congolais·es de l’esclavage des Arabes, pourquoi les aurait-elle ensuite privé·e·s de leur auto-détermination pour les exploiter par le travail forcé ?