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De la délation comme un des Beaux-Arts (ou comment se concocter un parfum d’infection en cinq leçons…)
Qui a dit que « l’appel à la délation ne serait jamais que le déguisement d’un subtil interdit de penser » ? N’en doutez plus : la délation fait partie du registre des comportements politiques classiques. De tout temps, l’État a fait appel aux délateurs pour ses œuvres de basse et de haute police. Dans L’Esprit des lois, Montesquieu analyse, selon les différents types de gouvernements, le régime des accusations d’individus contre d’autres individus. Et il cite ces « bouches de la vérité » promptes à accueillir, dans la Venise médiévale, les billets des sycophantes.
Ce n’est pas sans raison que le dictionnaire étymologique rapproche les termes de délation (issu du latin delator, de deferre, rapporter) et de déférence, attestant qu’un délateur ne cherche jamais qu’à se conformer à la volonté de quelqu’un. Et pour cause : la délation est un comportement indissociable du champ social qui la sollicite. Comme le relève Jacques Hassoun, la délation « est un mal endémique. Telle la peste, il ne connait aucune véritable éradication. Il peut frapper à chaque instant, chacun étant susceptible d’être considéré selon l’air du temps comme un non-conformiste propre à être mis à l’écart, à être donné, vendu, dénoncé ».
Si le délateur a un rapport non éthique à la loi, ce n’est que parce que la loi s’est faite complice du délateur ; parce que la loi présente elle-même l’acte de délation comme constituant un acte de salubrité publique. Les personnes qui n’attendent que de recueillir vos confidences en sont bien conscientes : la frontière entre information, témoignage et délation est souvent floue.
Vous trouverez ci-après quelques raisons (et quelques moyens) pour ne plus hésiter à cafter le (supposé) suspect de quelque inavouable délit…
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Première leçon. Une fois n’est pas coutume, vous avez décidé de vous octroyer un jour de congé. Vous avez soigneusement veillé à débrancher votre réveil, mais voilà : il s’agit aussi du jour choisi par votre voisin pour, accompagné de quelque main‑d’œuvre polonaise, lancer ses gros travaux de démolition…
Prenez dix minutes pour apprendre par cœur le « classique » article 12 de la loi du 16 novembre 1972, loi relative à l’inspection du travail, ainsi rédigé : « Sauf autorisation expresse de l’auteur d’une plainte ou d’une dénonciation relative à une infraction aux dispositions des législations dont ils exercent la surveillance, les inspecteurs sociaux ne peuvent révéler en aucun cas, même devant les tribunaux, le nom de l’auteur de cette plainte ou de cette dénonciation. Il leur est de même interdit de révéler à l’employeur ou à son représentant qu’il a été procédé à une enquête à la suite d’une plainte ou d’une dénonciation. » Et puis, sans oublier de vous présenter, appelez directement l’inspecteur du travail de votre ressort : il ne faudra pas une heure pour que cesse le tumulte, que vous puissiez vous recoucher et jouir enfin pleinement du calme retrouvé.
Si par la suite — et je ne doute pas que vous aurez à cœur de mettre à profit cette disposition que vous n’êtes plus censée ignorer — vous êtes confrontés à l’agression d’un justiciable peu coutumier de la pratique délationnelle ou (au contraire) belliqueux parce qu’il l’a (trop) fréquemment subie, vous pourrez même abréger l’article susdit par son pertinent condensé : «… en aucun cas, même devant les tribunaux…», sans hésiter à accentuer les termes libellés en italique.
Ce premier et meilleur outil du délateur a été jugé à ce point remarquable et substantiel qu’il ne cesse d’être plagié par toutes les dispositions sociales émises par toutes les instances du pays, toutes races et langues confondues. Ainsi, il siège à l’article 58 § 2 de la loi du 15 janvier 1990 (relative à l’institution et à l’organisation d’une Banque Carrefour de la sécurité sociale); il fleurit à l’article 11 du décret du 5 février 1998 de la Région wallonne (relatif à la surveillance et au contrôle des législations relatives à la politique de l’emploi) ainsi qu’à l’article 12 du décret du 5 février 1998 (sur la surveillance et le contrôle des législations relatives à la reconversion et au recyclage professionnels); et, dans la langue de Vondel, il enrichit l’article 8 § 2 du décret du 30 avril 2004 de la Communauté flamande (portant uniformisation des dispositions de contrôle de la réglementation en matière de législation sociale)…
Deuxième leçon. Infatué et toujours supérieur, votre beau-père vous exaspère ? Et, lors d’un repas familial fort arrosé, il s’est vanté de quelque forfaiture peu catholique… N’hésitez pas : allez directement vous en plaindre à la police. Elle aime les délateurs. Comme le dit Georges Marion, « l’indic est le gagne-pain du flic, son faire-valoir auprès de ses chefs, celui auquel est attachée une bonne partie de sa carrière professionnelle ». N’oubliez cependant pas votre carte d’identité : l’article 3.4 de l’arrêté ministériel du 28 décembre 2001 (portant exécution de l’AR du 30 mars 2001 sur le personnel des services de police) précise qu’une « plainte anonyme n’est pas prise en considération ».
Dans son arrêt du 6 décembre 2005, la Cour de cassation a rappelé que « tant avant la loi du 8 avril 2002 qu’aujourd’hui encore, la personne qui collabore à l’instruction et qui est entendue en témoignage sous serment par le juge d’instruction ou le juge pénal peut refuser de révéler l’identité de la personne qui a fait la dénonciation du fait instruit ». C’est ce qu’on appelle être « témoin X ». Une qualité facilement accessible puisque la même Cour de cassation a confirmé (dans le même arrêt) qu’il appartient à ce collaborateur [entendez le fonctionnaire de police qui a dressé le procès-verbal] de « décider, pour des motifs raisonnables, en son âme et conscience, de promettre l’anonymat au dénonciateur ». Cet anonymat est d’autant plus accessible que la Cour rappelle enfin que celui-ci est octroyé non seulement « dans l’intérêt de l’action publique », mais aussi « aux fins de protection dudit dénonciateur ». Des juridictions n’ont pu qu’acter qu’il n’existait effectivement « pas de moyens légaux pour contraindre les verbalisants à révéler cette identité ».
Vous savez donc ce qui vous reste à faire : feindre quelque panique liée à une crainte de rétorsion [ajoutez une ceinture noire de karaté et un pitbull aux possessions indues de votre beau-père] et, par les bonnes grâces (et l’opiniâtreté) de la police elle-même, votre anonymat sera pleinement conservé.
Rappelez-vous aussi qu’il est des cas dans lesquels vous ne pourrez faire autrement que de rendre visite à votre commissaire : dénoncer un crime est un devoir civique et s’y soustraire constitue un délit sanctionné par le code pénal. De nombreux « numéros confidentiels et gratuits » sont, jour et nuit, disponibles qui contrera votre force morale en cas de défaillance et, à titre de stimulant, vous pouvez même escompter, dans certains cas, quelque récompense pécuniaire non imposable.
Troisième leçon. Votre beau-père est en prison. Comme votre voisin d’ailleurs. Et c’est maintenant votre employeur que vous tenez dans votre ligne de mire, ayant obtenu une preuve patente de ses turpitudes en recopiant, pendant que vous exerciez comme portier de nuit, sa « double comptabilité ». Vous connaissez par cœur tous les flics de votre brigade ? Ou vous souhaitez simplement changer ? Expérimentez la dénonciation anonyme, qui a ici toutes les chances d’aboutir.
N’en doutez pas : toutes les juridictions, Cour de cassation en tête, vous rappelleront qu’un juge ne peut déclarer établie une infraction si la preuve en a été obtenue de manière irrégulière. Mais ces mêmes juges (et la Cour de cassation aussi) vous diront tout autant que ce principe ne vaut pas « si la preuve de l’infraction est rapportée par d’autres éléments de preuve qui ne résultent ni directement ni indirectement de la preuve obtenue irrégulièrement ».
Or vous imaginez bien que l’autorité poursuivante — cette bonne âme — ne va pas s’empresser de jeter à la corbeille [« cachez cette comptabilité que je ne saurais voir…»] la copie de cette « double comptabilité » tombée du ciel. Elle va chercher, ingénument, autour et alentour, quelque autre élément probant et confortant…
Et quand une juridiction [Gand, 7 janvier 1992] ose acquitter un prévenu au (si louable) motif que « la preuve des infractions mises à sa charge est fondée sur une preuve obtenue dans son ensemble de manière irrégulière parce qu’elle trouve son origine dans les pièces jointes à la dénonciation anonyme, obtenues en abusant gravement de la relation de confiance existant entre l’employé et ses employeurs»…, la Cour de cassation [4 janvier 1994] s’empresse de la remettre sur le bon chemin : « La circonstance que le dénonciateur prend note de documents auxquels il a accès par sa fonction ne constitue ni une infraction ni aucune obtention irrégulière de documents, de sorte que la preuve d’une infraction qui peut, le cas échéant, être rapportée de cette manière, ne contient aucune irrégularité. »
Et il ne s’agit pas là d’une incongruité passagère : à plusieurs reprises, la Cour de cassation, chambre néerlandophone [23 avril 2002, 21 janvier 2003] comme francophone [4 avril 2001], a confirmé cette bonne argumentation sous la forme du syllogisme suivant : « La preuve d’une infraction diffère de la dénonciation d’une infraction ; une dénonciation ne peut être considérée comme inexistante ; en cas de dénonciation d’une infraction, il appartient au ministère public compétent d’apprécier les suites qu’il y a lieu d’y donner et s’il paraît possible de recueillir une preuve régulière ; la circonstance que le dénonciateur d’une infraction en a eu connaissance à la suite d’une illégalité n’affecte pas la régularité de la preuve qui a été obtenue ultérieurement sans aucune illégalité. »
Quand je vous disais qu’une dénonciation anonyme a toutes les chances d’aboutir puisque vous pouvez ici compter sur le « ministère public compétent » qui fera « son possible » pour recueillir quelque « preuve régulière»…
Un secteur dans lequel cette « douce » pratique profite du bon vent, c’est évidemment le domaine fiscal. Ici aussi, évidemment, le secteur se gargarise de l’illégalité de toute information reçue en violation du secret des lettres ou par lettre anonyme. Et pourtant…
Confrontée à un cas de dénonciation par lettre anonyme, la cour d’appel d’Anvers [17 juin 2003] s’offusque vertement de ce procédé, « inconciliable avec le principe du droit de la défense et inacceptable du point de vue de l’éthique […] L’administration, qui doit servir d’exemple dans notre société, ne peut y prêter sa collaboration. Le fisc ne peut en aucun cas encourager des dénonciations en utilisant des informations anonymes et en donnant ainsi aux citoyens l’impression que la dénonciation peut constituer un comportement acceptable ».
Mais, l’offuscation n’est que de principe, la Cour s’empressant de préciser, conformément à sa jurisprudence constante [Anvers, 27 oct. 1981, 21 sept. 1993, 14 mars 1994…], que « des informations anonymes constituent des données à vérifier»… Et, montrant l’exemple de ce qu’il faut (ou ne faut pas?) faire, elle applique cette vision au cas concret qu’elle avait à juger. En l’espèce, une lettre anonyme avait accusé un contribuable au chômage d’exercer une activité complémentaire de photographe générant des « revenus non déclarés ». Après avoir effectué sa propre enquête, l’administration n’avait obtenu aucune preuve de ce que cette activité (qu’elle qualifiait de simple passe-temps) lui avait procuré des revenus, mais elle avait établi malgré tout un décompte indiciaire parce qu’elle arrivait à la conclusion que les dépenses exposées par le contribuable étaient supérieures à ses « revenus connus ». L’administration lui ayant imposé le manque indiciaire à titre de revenus professionnels complémentaires, le contribuable contestait cette taxation devant la cour d’appel d’Anvers. Celle-ci, après avoir « constaté » que, sur la base de sa « propre enquête », l’administration avait elle-même admis que le passe-temps du contribuable ne lui procurait aucun revenu, annule effectivement la cotisation querellée, mais uniquement dans la mesure où le manque indiciaire y était qualifié de « revenus professionnels » puisqu’elle l’impose… à titre de « revenus d’origine indéterminée » !
Le résultat qu’il escomptait étant atteint, le délateur anonyme a donc, ici aussi, toutes les raisons de se réjouir. Et de recommencer à dénoncer puisque, même si les faits qu’il dénonce sont parfaitement faux, l’administration et le juge se contenteront d’indices — fussent-ils d’origine indéterminée… — pour condamner !
Quatrième leçon. Vous avez réussi : vous êtes (enfin) notaire, huissier de justice, réviseur d’entreprise, expert comptable ou avocat ? Ou vous travaillez dans une de leurs études ? Ou dans une banque, un établissement de crédit, une compagnie d’assurances, à la Poste, dans une entreprise de gardiennage, dans une société de conseil en placements ou de location-financement, dans le commerce des diamants… ?
La loi du 11 janvier 1993 (relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux) vous prie de « transmettre des informations » à la Cetif (la Cellule de traitement des informations financières) lorsque vous « savez ou soupçonnez qu’une opération est liée au blanchiment de capitaux » ou lorsque vous avez « connaissance d’un fait qui pourrait être l’indice d’un blanchiment de capitaux ».
Vous hésitez ? Afin de vous ôter vos doutes (avant) et vos scrupules (après), le législateur s’est fendu du conditionnel et s’est contenté de l’infime évanescent… : puisqu’on vous dit qu’un indice ou un soupçon suffisent…
Et si vous restez rétif, dépêchez un subordonné : la loi vous impose de « prendre les mesures appropriées pour sensibiliser [vos] employés et [vos] représentants aux dispositions de la loi»…
En remerciement de vos diligences, la loi vous octroie l’impunité absolue puisqu’aucune « action civile, pénale ou disciplinaire ne peut être intentée ni aucune sanction professionnelle prononcée » contre vous, voire — il n’est vraiment pas interdit d’être altruiste — contre vos employés ou représentants. Et c’est évidemment pour la forme que figure la précision selon laquelle votre information doit avoir été délivrée « de bonne foi»…
La loi vous rappelle aussi, mais cela va sans dire au bon délateur que vous commencez à être, qu’il vous est interdit de cafter auprès des « clients » ou de toute « personne tierce » que vous les avez dénoncés…
Cinquième leçon. Vous voulez agir en grand. Et faire en sorte que la réputation et l’honneur de votre victime soient irrémédiablement souillés ? Offrez-vous un journaliste. Ici aussi, le journaliste (qui est demandeur : comme le reconnait Edwy Plenel, « il n’y a pas d’information sans manipulation ») sera en définitive votre meilleur allié.
En vertu du principe du secret des sources, avalisé par la loi du 7 avril 2005, tout journaliste a aujourd’hui le droit et le devoir de ne pas divulguer l’identité de la personne qui lui a livré une information. S’agissant d’un secret, il s’applique aussi lorsque le journaliste est appelé à s’expliquer ou à témoigner en justice puisque ce secret est opposable « non seulement sur le plan pénal, mais aussi sur le plan civil ».
Vous ne connaissez aucun journaliste ? Qu’à cela ne tienne. Conçu d’une manière particulièrement large, ce secret appartient non seulement à tout journaliste (fût-il occasionnel), mais aussi aux collaborateurs de rédaction. Vous n’en connaissez pas plus ? Remerciez la Cour d’arbitrage d’avoir rendu, le 7 juin 2006, un arrêt qui octroie ce même secret aux journalistes amateurs (un blogueur, par exemple) aux motifs que « le droit au secret des sources journalistiques doit être garanti, non pas pour protéger les intérêts des journalistes en tant que groupe professionnel, mais bien pour permettre à la presse de jouer son rôle de « chien de gard » […] Il s’ensuit que toute personne qui exerce des activités journalistiques puise dans les dispositions constitutionnelles et conventionnelles précitées un droit au secret de ses sources d’information ».
À défaut d’une meilleure ouverture, vous publierez donc, le plus légalement du monde, votre crapuleuserie sur le blog de votre petit-neveu en l’avisant qu’il devra, lors de la visite de la police qui l’interrogera sur sa source, ânonner qu’il est en droit de les envoyer au diable…
Et si enfin, malgré l’interdiction apposée par la loi, un juge estime opportun de faire des misères à votre petit-neveu, il vous suffira de vous en plaindre auprès du Conseil supérieur de la justice. Là, alors même qu’aucune disposition légale ne prévoit rien de semblable, sachez que le csj opposera une fin de non-recevoir (sous prétexte d’un soi-disant « secret professionnel ») au juge qui tenterait de connaitre l’identité du plaignant…
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De là, qui oserait encore sérieusement soutenir que la délation serait contraire aux bonnes mœurs ? En novembre 1997, le président du tribunal de commerce de Bruxelles eut à juger de la légitimité d’une publicité axée sur un appel à la délation : l’annonceur promettait des récompenses pouvant s’élever jusqu’à 100.000 francs à tout qui dénoncerait ceux qui utilisaient ou vendaient des logiciels informatiques pirates. Le président ordonnera sa cessation au motif que « cette méthode [de l’appel à la délation] n’est pas neuve et a fait la preuve de sa perversité, à une toute autre échelle il est vrai, dans un passé qui n’est pas si lointain et dont l’enseignement commande de la qualifier de contraire aux bonnes mœurs dans la moindre de ses applications ». Ah bon ! Ces quelques ouvertures, ci-dessus référencées, ne démontrent-elles pas clairement que la délation continue de constituer aujourd’hui un acte d’une haute qualité civique ?
Cela vous choque ? Il ne vous reste plus qu’à dénoncer les délateurs…