Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Crise des réfugiés. L’anémie intellectuelle et morale de la gauche
Au sein du « petit monde » des professionnels de la politique, l’argument de la realpolitik a bon dos. Aujourd’hui, même au sein des partis progressistes, il finit par l’emporter. Face à l’urgent besoin d’une politique migratoire conséquente au sein de l’Union européenne, la congélation intellectuelle et morale ronge la gauche. De renoncement en renoncement, elle finira par y perdre sa raison d’exister.
Jean-Claude Juncker a cru pouvoir l’affirmer : après la crise grecque qui l’a mise à rude épreuve en 2015 et malgré la crise des réfugiés qui continue de la secouer, « la solidarité européenne finira par prévaloir » (Le Monde, 12 janvier 2016). À sa suite, on voudrait qu’il fût vrai que l’Union n’est pas prise dans un irrésistible processus de faiblesse et de lâcheté.
Mais à vrai dire, de quel type de solidarité Juncker parle-t-il ? Dans le sillage du succès électoral de Syriza, après qu’on eut espéré la voir surgir à gauche tout au moins sinon à droite, ce fut l’abandon de cette perspective par l’ensemble des sociaux-démocrates des autres pays européens. En Grèce ensuite, ce fut le référendum-trahison de juillet 2015 où, en l’absence de tout soutien par une formation politique importante, on vit Alexis Tsipras forcé de rentrer dans le rang et d’accepter les exigences de la Troïka. Et aujourd’hui, pour surmonter la crise des réfugiés, que fera Juncker sinon remettre le couvert d’une solidarité aussi dénaturée que la précédente ? Dès janvier, la Commission avait déjà mis le menu sur la table : tripler les interventions de surveillance de Frontex en mer Méditerranée, créer un corps de garde-frontières européen qui intensifiera l’identification et le filtrage des migrants, coordonner le retour de ceux de plus en plus nombreux auxquels le droit d’asile sera refusé, un « soutien humanitaire » dans la mesure du possible. Vieille façon de faire de la politique. Semblable à ce que, en matière de migrations, les pays européens ont toujours fait : l’encourager en période de croissance et se fermer au moment où les réfugiés affluent. Comme si, aujourd’hui encore, les migrations mondialisées pouvaient être comprises comme un simple paragraphe au chapitre des politiques de l’emploi. Une solidarité purement expressive donc de l’étroitesse des égoïsmes nationaux que l’UE ne fait que relayer via son conseil des ministres. Quant à la Belgique, ce n’est certes pas l’indigence intellectuelle et le cynisme des propos tenus par certains parmi les élites politiques qui contribueront à modifier pareille orientation1. Dans ce pays, on se demande parfois ce que sont le vivier du recrutement et les procédures de promotion du cadre des partis.
Le « petit monde » des professionnels de la politique
À partir de ce qui se dit et s’écrit aujourd’hui au sein du « petit monde » des professionnels de la politique, tout donne à penser que, à gauche autant qu’à droite, la transformation que la mondialisation a conférée d’une façon irréversible à la question migratoire n’est toujours pas réellement comprise. Et qu’elle ne sera donc pas lucidement prise en charge. Les politiques en parlent froidement ou passionnément, mais dans l’instant, sans la moindre vision d’avenir. Pourtant, aux côtés de l’écologie, elle est devenue un enjeu politique majeur du XXIe siècle. Car la mondialisation qui poursuit son développement ne concerne évidemment pas que la sauvagerie des mouvements financiers et la relocalisation de l’activité productive. Pour les sociétés européennes, les flux de population constituent désormais l’une des sources de leur peuplement2. Face à cette réalité, il y a évidemment un devoir de lucidité politique. Et donc aussi une coupable cécité des dirigeants à ignorer que, comme manifestations d’une crise des identités collectives, tant la montée en puissance des populismes européens que celle du terrorisme internationalisé sont des expressions dérivées de cette nouvelle et irréversible donne démographique.
Aucun gouvernement n’est à vrai dire en mesure de mettre un terme au processus démographique en cours, ni de miraculeusement faire disparaitre l’insécurité culturelle et sociale qui, de part et d’autre, inévitablement l’accompagne. Mais pour ne pas enfoncer davantage les sociétés européennes dans la géographie de la colère qui s’y manifeste déjà, la seule attitude qui vaille est de ne pas abonder dans les lamentations sécuritaires devenues « politiquement correctes » à partir d’un discours dans lequel l’extrême droite excelle. Car il n’y a là aucune perspective d’avenir, rien d’autre qu’une tentative de repêchage provisoire d’un électorat qui a peur. Certes, parce que les cultures différentes ne se rencontrent que rarement d’une manière pacifique ou harmonieuse, il ne s’agit pas pour la gauche de développer une rhétorique enthousiaste au sujet des promesses que contiendrait la nouvelle hétérogénéité culturelle que génère la mondialisation. L’exigence est plutôt de fournir à ce monde neuf les moyens de se connaitre et de se comprendre, de l’aider à jeter un regard lucide sur sa réalité plutôt que de le laisser vivre dans la nostalgie d’une situation qui n’existe plus et vers laquelle, n’en déplaise aux partisans de la vertu des frontières, il ne sera plus jamais possible de revenir. Ne pas faire prendre conscience de ces mutations sociales en cours, c’est en réalité tromper l’opinion publique qui, à terme, sera bien contrainte d’accepter la réalité et ses implications trop longtemps laissées à la dérive. Il reste que, aujourd’hui toujours, dans les partis politiques on préfère sacrifier à la « stratégie de la clôture » qui se réduit à une pratique de communication publique du pouvoir central. En rendant de nouveau visible leurs frontières, les États entendent manifester et convaincre qu’ils répondent aux aspirations de sécurité d’une partie non négligeable de la population. Mais ce n’est là qu’un message politique à usage interne, la mise en scène paresseuse d’un problème qui demande d’être géré d’une tout autre manière.
À ce qui vient d’être dit, on peut évidemment opposer qu’aucune efficacité politique n’est envisageable en dehors de la prise en compte de ce qui s’avère recevable par l’opinion publique. On ne gouverne pas un pays en étant en rupture avec la majorité de la population. À cet égard, tout au long des dernières décennies, les options des partis de la gauche européenne ont d’ailleurs transparu : sous la pression des échéances électorales, les progressistes n’ont cessé d’aligner leurs positions sur celles de l’opinion majoritaire. Ils ont adopté la ligne de ceux pour lesquels, après en avoir abusé, il n’y a plus à attendre quoi que ce soit des politiques universalistes des Human Rigths puisqu’elles ne servent plus les intérêts occidentaux. Quant aux réfugiés, ils arrivent toujours à un mauvais moment. Et c’est donc lorsqu’on parle le plus de globalisation que la fragmentation de la planète entre ceux qui ont des droits et ceux qui n’en ont pas atteint des proportions rarement égalées.
L’argument de la realpolitik
La source de cette situation contradictoire ne se trouve nulle part ailleurs que dans l’argument classique de la realpolitik où la recherche de l’intérêt national absorbe tous les clivages idéologiques. En fait, cela revient à ériger l’«impuissance publique » en mode de gouvernement. Des contraintes objectives s’imposeraient qui justifient que l’on inverse la hiérarchie morale des valeurs : l’efficacité d’abord et, à titre résiduel ensuite, la démocratie. Avec l’actuelle crise des réfugiés, les choses ont toutefois dépassé le seuil de l’indécence. Car peut-on avoir l’audace, comme cela s’est entendu, de considérer cette crise dans les termes d’un simple et regrettable effet collatéral d’une mondialisation contre laquelle on ne peut rien ? Et, continuant à raisonner dans ces termes, à ne pas percevoir qu’il y aurait quelque motif à entendre la voix de ceux pour lesquels, dans le dénuement économique et dans la guerre, le seuil du réalisme politique est depuis longtemps atteint ? Certains, sans honte, ont même avalisé l’argument selon lequel on ne bute que sur des difficultés techniques de triage que les États de l’UE sont en droit d’opposer à la réception de ceux qui fuient les bombardements, le gazage ou la famine. Ceux des leadeurs politiques de la gauche qui tiennent pareil langage savent-ils qu’à force de s’abriter derrière leur impuissance, ils conduisent des électeurs de plus en plus nombreux à s’interroger sur l’utilité même de l’existence de responsables politiques ? Et, partant, à s’interroger sur le rôle des élections.
Il faut être clair : les difficultés existent, mais auraient été surmontées sans délai excessif si ne s’y opposait une conscience européenne anesthésiée aux mains d’un personnel politique médiocre. Cela, avec la complicité de ceux qui se disent de gauche. Or, en ne s’impliquant pas vraiment dans la recherche d’autre chose que le consentement à une politique qui n’a rien à voir avec la solidarité vis-à-vis de ceux qui doivent prioritairement en bénéficier, la gauche ne contribue en rien au dépassement de la difficile séquence actuelle de l’histoire européenne. Elle dilapide sa légitimité historique parce que, d’un point de vue de gauche, l’action politique n’est pas d’accepter le monde tel qu’il est et de renoncer à le transformer, mais de chercher obstinément à le rapprocher de ce qu’il devrait être. Le paradoxe d’aujourd’hui est bien que c’est le centre droit de Mme Merkel en Allemagne qui a été a été le plus prompt à élargir sa conception de l’asile. Et qu’ailleurs en Europe, ce soit non pas au sein des gouvernements et/ou des partis que se sont trouvés ceux qui demeurent attentifs à la solidarité et à la responsabilité vis-à-vis des réfugiés, mais au sein des ONG et du monde du bénévolat où ils se sont transférés. Crise profonde de la démocratie représentative !
L’opinion des électeurs n’est pas favorable aux étrangers, surtout s’ils sont de culture musulmane ? Indéniablement, l’argument est connu. Mais l’est tout autant le fait que les conceptions électoralistes, c’est-à-dire la vision purement politicienne de la politique, sont toujours conservatrices. Dès lors, la vraie question serait plutôt de se demander depuis combien de temps et pour quelle raison la gauche n’agit pas pour transformer cette opinion. Sont loin les combats de celles et ceux qui, antérieurement, militèrent contre l’opinion publique dominante qui n’était pas favorable à l’abolition de la peine de mort ou à l’IVG. Le mal est récurrent : les partis devenus des cartels d’élus ou d’éligibles préfèrent pratiquer une « commercialisation électorale » plutôt qu’entrer dans les débats autour des enjeux politiques sensibles. En résulte une gauche amorphe qui atteint un niveau d’impuissance qui frise la provocation puisque dans le débat public elle n’a rien à argumenter d’autre que les slogans d’un antifascisme imaginaire ou ceux qui sont recevables au sein du club de plus en plus large des conformistes d’un continent de personnes âgées.
L’urgent besoin d’une politique migratoire conséquente
Pourtant, pour ne pas dériver davantage encore vers le séparatisme social et ethnique qui la marque depuis plusieurs décennies, l’Europe a urgemment besoin d’une politique migratoire cohérente et différente de celle du passé qui ne se préoccupait que de la gestion des flux internationaux de main‑d’œuvre. Elle a besoin d’une politique qui prenne tout autant en charge la difficile question de ce qu’on a traditionnellement appelé, mais sans s’en soucier vraiment, l’«intégration des immigrés ». Si l’on veut faire barrage à la logique de l’exclusion qui engendre une société de quasi-apartheid, c’est même ce dernier aspect des choses qui doit venir au centre d’une réflexion lucide sur les migrations au XXIe siècle. Et à cet égard, disons clairement que, désormais, il vaudrait certainement mieux parler de la « réintégration globale des sociétés européennes » élargies par l’immigration. Ceci parce qu’elles sont devenues irréversiblement composites, pluriculturelles et, de fait, « postnationales ». Les États demeurent certes nécessaires, mais en menant des politiques hardies de droits civiques, sociaux et culturels qui s’imposent si l’on veut vaincre le terrible constat qu’il y a dans l’Europe contemporaine des « citoyens de seconde zone » qui y campent sans en faire véritablement partie. Une action politique obstinée qui seule sera capable de vaincre les peurs mutuelles et réinstaurer la confiance de tous ses segments dans des formes d’appartenance et de solidarité politique rénovées. Ainsi seulement se préparera la mise en place d’institutions sociales autres que celles qui, pour les seuls gens « de souche », régissaient les sociétés monoculturelles.
Le mal qui ronge la gauche européenne continuera-t-il à la vider de sa participation au travail des acteurs qui font l’avenir ? La congélation intellectuelle et morale de ses cadres confirmera-t-elle son impuissance face à un objectif qui est évidemment fort différent de la perspective purement sécuritaire vers laquelle elle s’est finalement rabattue ? La réponse demeure en suspens en raison de l’importance prise par un personnel politique captif des échéances électorales. Mais c’est précisément parce que le peuple des électeurs est aujourd’hui de plus en plus à droite qu’il y a un urgent besoin de préparer l’opinion publique à de véritables propositions électorales de gauche.
Pour aller dans cette direction, il est indispensable qu’un nombre suffisant de politiques parvienne à se convaincre de la nécessité d’un redéploiement idéologique qui ne semble pas pouvoir être attendu des appareils atrophiés des partis. Et qu’ils entament l’indispensable travail qui n’a jamais été accompli par le passé : faire comprendre, expliquer et expliquer encore à l’opinion publique la nouveauté des processus sociaux, démographiques et culturels en cours en Europe. Car ce sont des composantes décisives de son avenir qu’il serait mortel de taire. Dire cette vérité est le préalable indispensable à l’action, la première obligation d’authenticité de la parole publique qui doit rendre les choix à faire collectivement les plus lisibles possibles. C’est en permettant à la société de mieux se connaitre elle-même que l’on convaincra le plus grand nombre qu’ils n’ont pas à être les sujets d’un État dont les institutions politiques les dominent par des slogans politiques éphémères, mais les citoyens d’une démocratie qui n’est rien d’autre qu’une histoire faite d’expériences, de difficultés, de tensions et de tâtonnements, dont la cohésion n’a pas à être subie, mais continuellement construite et réhabilitée.
- En février 2016, à la suite d’une action de bénévoles apportant de la nourriture à des réfugiés au port de Zeebruges, C. Decaluwé (gouverneur CD&V de Flandre occidentale), recommandait de ne pas intervenir ainsi. Ne nourrissez pas les réfugiés, déclara-t-il, car cela ne fera qu’en attirer d’autres. Beaucoup comprirent qu’il comparait les demandeurs d’asile aux mouettes qu’il est contrindiqué de nourrir en bord de mer. Wouter Beke (président du CD&V) dut admettre que c’était là un « propos malheureux ». À peu près au même moment, J. Jambon (ministre N‑VA de l’Intérieur), parlait quant à lui d’un « nettoyage de Molenbeek maison par maison ». Cela rappelle évidemment l’éloquence raffinée de N. Sarkozy qui, pour sa part, voulait nettoyer les quartiers immigrés au karcher. Dérapage verbal ou indicateur d’une médiocrité intellectuelle et morale parmi le personnel politique ?
- L’OCDE indique que les flux migratoires vers l’Union européenne n’ont jamais cessé d’augmenter au cours des dernières décennies. Ils ont atteint une moyenne annuelle de 1,2 million d’unités durant les quinze dernières années, plus que les 850000 de l’Amérique du Nord. Les simulations disponibles prévoient que les flux devraient croitre plutôt que décroitre. En 2010, il y avait 47 millions d’immigrés recensés (chiffre plancher auquel il faut ajouter les personnes naturalisées) au sein de 500 millions d’habitants de l’UE à 27. Les données d’Eurostat permettent de dire que même dans le scénario d’une croissance démographique faible de l’Union à l’horizon 2030, celle-ci sera à mettre au seul crédit de l’immigration. Le maintien de la population européenne, ne fût-ce qu’à son niveau actuel, ne pourra donc venir que de la permanence de cet apport externe. Sans immigration, l’Europe verrait sa population décroitre de 43 millions à l’horizon 2050.