Depuis son indépendance en 1830, la Belgique est une société divisée. Globalement, cependant, les tensions entre groupes sociaux antagoniques n’ont guère conduit à l’éclatement de violences physiques. Une organisation politique complexe s’est développée, reposant sur la recherche de compromis exprimant les rapports de force du moment. Le « compromis à la belge » symbolise cette gestion pacifique, mais parfois alambiquée, des divisions internes. Quelles sont les évolutions qui pourraient indiquer une rupture avec la recherche privilégiée du consensus.
« C’est un pays petit aux frontières internes », Claude Semal.
Divisée, la société belge l’est entre groupes aux intérêts divergents et, dans une certaine mesure, antagoniques. Cléricaux et anticléricaux, possédants et travailleurs, élite francophone et autonomistes flamands ont constitué les groupes sociaux qui dessinent les principaux clivages de la société belge. Sur la scène politique, leurs intérêts ont été portés par des partis politiques aux revendications clairement identifiables, susceptibles de s’affronter selon un clivage, mais de s’allier dans le cadre d’un autre.
La Belgique n’a pas connu de guerre civile. Et on peut considérer que ce pays est marqué par un faible degré de violence — à condition toutefois de ne pas s’intéresser de trop près aux conséquences de l’oppression des petites gens (Flamands, Wallons ou Bruxellois, paysans ou ouvriers) par l’élite économique de langue française, ni à la répression dans le sang de certains mouvements sociaux majeurs auxquelles on a pu assister.
La gestion pacifique des conflits sociopolitiques s’est appuyée sur un certain compartimentage de la société, organisée en « piliers » (chrétien, socialiste et libéral), dont l’un (le pilier chrétien) compte en outre historiquement en son sein quatre standen (mouvement ouvrier, cercles patronaux, associations de classes moyennes, organisations agricoles), et plus largement en associations nombreuses et variées, actives dans des secteurs déterminés et, de manière croissante au fil du temps, subdivisées selon une ligne de démarcation linguistique.
L’une des clés de cette construction est le recours au compromis pour régler les conflits entre groupes distincts. Entre élites des différentes organisations concernées par une problématique (partis politiques ; syndicats et fédérations patronales ; mutualités et syndicats de médecins…), la négociation est considérée comme le moyen légitime de trancher un différend de manière pacifique, avec ce que cela implique de concessions réciproques. La recherche d’une solution concertée, trouvée et approuvée par consensus par les différentes parties lorsque survient un conflit ou une situation de crise, a élevé l’art du compromis au rang de véritable monument du patrimoine belge.
Dans cette configuration, les acteurs collectifs (partis politiques, organisations syndicales et patronales, mutualités, et plus largement organisations de la société dite civile) remplissent un rôle particulièrement important. Ils sont tout à la fois les défenseurs d’intérêts spécifiques et les artisans des compromis entre ces intérêts différents. D’une part, ils agrègent les revendications du ou des groupes sociaux qu’ils défendent, les mettent en forme et les hiérarchisent, et cherchent à les imposer à l’agenda sociopolitique pour les faire aboutir. D’autre part, ils sont amenés à négocier avec d’autres acteurs jouissant d’une légitimité comparable afin de décider ensemble, en fonction des rapports de force du moment, quelles décisions prendre face à un différend ou aux revendications portées par chacun.
Cette pratique récurrente n’élimine pas les divergences et les antagonismes entre acteurs. Des conflits se manifestent, de manière larvée ou tout à fait ouverte. Ainsi, les responsables et représentants ministériels de partis politiques peuvent prendre des positions publiques s’opposant fermement à celles de leurs homologues d’autres partis, notamment avant une négociation. Face au patronat ou au gouvernement, les syndicats disposent d’un répertoire d’action étendu, au sein duquel la grève occupe une place centrale ; avant le recours à celle-ci, le dépôt d’un préavis représente déjà une forme d’expression de la conflictualité.
Ces manifestations du conflit ne sont toutefois pas permanentes et elles ne constituent pas des buts en soi. En y recourant, les acteurs expriment des revendications et cherchent à construire un rapport de force susceptible de permettre leur aboutissement. Mais c’est à l’étape suivante, celle de la négociation — dont la phase de conflictualité cherche parfois à forcer l’ouverture —, que chacun sait qu’il devra parvenir à défendre ses intérêts et faire avancer ses revendications. Tout en abandonnant également certaines prétentions et en acceptant de faire des concessions à ses interlocuteurs. Un résultat « win-win » est ainsi considéré comme le symbole d’un compromis réussi [1].
Un tel schéma a assurément des effets déradicalisants, particulièrement pour les positions et les revendications qui, à un moment donné en tout cas, paraissent extrêmes. Les prétentions anticapitalistes des socialistes à l’époque du Parti ouvrier belge, des communistes ensuite, voire plus récemment du Parti du travail de Belgique ; les velléités séparatistes d’une partie du Mouvement flamand ou rattachistes de certains éléments du Mouvement wallon ; et même celles de fusion des différents réseaux d’enseignement au sein d’un ensemble neutre, avancées par des militants de la laïcité : toutes se sont peu à peu émoussées ou ont été ravalées au rang d’utopies, dont la réalisation est reportée à (beaucoup) plus tard.
Dans ce contexte, il n’est guère étonnant que les principaux acteurs sociopolitiques, en tant qu’éléments constitutifs du système, soient versés dans la recherche et la pratique du compromis. Ni les partis libéraux, ni les partis socialistes ne sont des plus incisifs dans leurs pratiques, en particulier lorsqu’ils gouvernent ensemble, comme ce fut le cas récemment durant quinze ans. Quant aux partis de tradition sociale-chrétienne, le centrisme est une de leurs caractéristiques [2], ce qui leur a longtemps permis de jouer le rôle de pivots, s’alliant tantôt aux socialistes, tantôt aux libéraux (ou aux deux en même temps, en particulier dans les contextes de crise).
De la même manière, les dirigeants syndicaux et les représentants patronaux ou, dans le cadre de la sécurité sociale, ceux des mutualités et des syndicats de médecins sont coutumiers de la négociation. Tel est le cas y compris des responsables de la Fédération générale du travail de Belgique (FGTB), dont les références idéologiques visent une transformation radicale de la société. Parfois, l’attachement de ces représentants à la négociation pose question, lorsque celle-ci ne semble plus guère leur permettre de faire avancer leurs revendications. Dans les périodes de crise d’entre-deux-guerres ou depuis les années 1970, ce type de questionnement s’est particulièrement développé dans le cas des syndicats. En Belgique, ceux-ci n’ont toutefois pas répliqué à cette insatisfaction croissante par un regain de radicalité.
Pour limiter le caractère conflictuel de la coexistence des groupes sociaux et favoriser le règlement pacifique des différends entre eux, les principaux acteurs sociopolitiques ont édicté des règles et constitué puis aménagé un cadre spécifique articulé autour de quatre aspects : le recours au mode de scrutin proportionnel, un cadre institutionnel complexe, des règles institutionnelles limitant les conflits, une place importante accordée aux organes de concertation dans des domaines nombreux et variés.
Depuis la fin du XIXe siècle, toutes les élections sont organisées selon le mode de scrutin proportionnel. Celui-ci reflète de manière plus nuancée que le scrutin majoritaire la diversité des sensibilités politiques du pays. Couplé au suffrage universel, ce mode de scrutin a eu pour effet de contraindre quasi systématiquement les partis politiques à rechercher des terrains d’entente afin de former des coalitions gouvernementales (tendanciellement de plus en plus larges et complexes avec la séparation linguistique des principales familles politiques à partir de 1968).
C’est aussi parce qu’il vise à ménager les positions et revendications des uns et des autres que le cadre institutionnel est devenu particulièrement complexe [3]. Depuis la première, en 1970, les six réformes institutionnelles successives ont eu pour but d’accroitre l’autonomie des différentes composantes géographiques et linguistiques de la fédération belge. En prenant en considération toutes ses spécificités et subtilités. C’est ainsi, notamment, que le cadre institutionnel développé s’appuie sur deux types d’entités fédérées, les Communautés et les Régions [4]. C’est aussi ce qui explique son asymétrie. La proportion de Bruxellois parmi les francophones est nettement supérieure à ce qu’elle est parmi les néerlandophones. Cela a justifié, jusqu’ici à tout le moins, l’existence de la Communauté française à côté de la Région wallonne (dont on oublie parfois qu’elle est aussi partiellement composée de germanophones, qui disposent de leur propre Communauté) et de la Région de Bruxelles-Capitale (ou de la Commission communautaire française si on veut s’en tenir à l’organe des seuls francophones de Bruxelles). Alors que la Flandre a pu réunir dans de mêmes institutions ses compétences régionales et communautaires, le nombre d’habitants concernés par les deux types de domaines de décision étant assez semblable (tout en disposant à Bruxelles d’un organe spécifique, la Commission communautaire flamande, pour mettre en œuvre les politiques communautaires).
Différents organes et mécanismes institutionnels ont été créés afin qu’une des entités ou communautés ne puisse pas prendre indument le dessus sur une autre. La « sonnette d’alarme » ou les procédures de conflit d’intérêts permettent une suspension temporaire de la délibération parlementaire sur un dossier en vue de désamorcer une possible crise institutionnelle. Le comité de concertation a pour fonction d’amener les différents gouvernements du pays à échanger leurs vues dans un but préventif. À un autre stade, la Cour constitutionnelle — créée en 1983 sous le nom, significatif, de Cour d’arbitrage — peut trancher les litiges survenant tout de même entre entités.
Ici non plus, le domaine politique entendu au sens strict n’est pas le seul concerné par l’existence de nombreux lieux dédiés à la concertation. Dans le cadre de la sécurité sociale ou des relations collectives de travail, dans le champ de l’enseignement ou de la culture, existent quantités d’organes associant les acteurs concernés en vue de se concerter, de négocier entre eux ou de remettre des avis au pouvoir politique qui, dans certains cas, est tenu de les solliciter avant de prendre une décision. Ce dispositif s’appuie sur le réseau très dense d’organisations de la société dite civile et leur confère un certain poids, tout en exerçant sur elles un effet d’intégration dans le système qui peut freiner la contestation.
Qu’on ne se méprenne pas. La tendance à la recherche du consensus et du compromis qui vient d’être décrite ne signifie pas que les conflits sont absents, ni que les acteurs sociopolitiques sont d’accord sur tout dans une entente béate. Au contraire, les affrontements verbaux peuvent être très durs, et la répression à l’égard de certains mouvements sociaux est une réalité. D’un point de vue politique en particulier, mais aussi dans les relations entre patronat et syndicats, par exemple, chaque acteur cherche à avancer ses pions, à consolider ses positions ou à limiter ses reculs et à obtenir la satisfaction de ses propres revendications. Tel est le cas en matière socioéconomique, mais pas uniquement. Les partis flamands, par-delà leurs divergences, se sont unis à différents moments pour faire pression sur les francophones afin qu’ils acceptent de nouvelles réformes institutionnelles. Et le combat pour la légalisation de l’avortement a mis en avant des blocages politiques forts de la part du monde chrétien et, après le recours à des actes de désobéissance civile, la recherche d’une majorité alternative de la part d’acteurs identifiés comme laïques.
Cependant, ce qui sous-tend ces affrontements n’est pas la volonté d’écraser l’adversaire, de le faire disparaitre. La majorité gouvernementale mène certes sa politique sans guère se préoccuper des critiques de l’opposition. Mais les partis qui composent la première savent qu’ils seront tôt ou tard amenés à s’allier aux formations qui siègent dans la seconde, ce qui pousse chacun, au minimum, à un certain respect mutuel. Et qui constitue aussi une forme d’incitation pour l’opposition à se montrer « constructive » ou « responsable », termes plus positivement connotés que « molle », « conciliante » ou « complice ».
La recherche de consensus et de compromis pour prendre des décisions a tendance à tempérer l’ampleur des changements. En Belgique, les réformes socioéconomiques ou institutionnelles se font en général progressivement, et si possible de manière concertée, plutôt que de manière abrupte, rapide et unilatérale. Le passage en force tenté par les partis flamands pour obtenir la scission de la circonscription électorale de Bruxelles-Hal-Vilvorde s’est heurté à une résistance farouche des francophones. En bout de course, les premiers ont certes fini par obtenir gain de cause, mais seulement dans le cadre d’une solution négociée, comportant des compensations pour les seconds. Même des épisodes de confrontation sociale plus dure, telles les réformes des gouvernements Martens-Gol (sociaux-chrétiens-libéraux, 1981-1987), le Plan global (gouvernement Dehaene I unissant sociaux-chrétiens et socialistes, 1993) ou le Pacte de solidarité entre les générations (gouvernement Verhofstadt II alliant libéraux et socialistes, 2005) ont fait l’objet d’une tentative de concertation sociale. Le gouvernement a veillé dans bien des cas à intégrer les interlocuteurs sociaux dans les mécanismes de mise en œuvre ultérieure et ces décisions sont apparues comme une version sensiblement atténuée des réformes néolibérales appliquées avec bien moins de ménagement dans des pays de culture majoritaire (et non proportionnelle et consensuelle).
Ces mêmes épisodes indiquent aussi qu’aux tentatives de passer quand même, en force, sur un dossier répond une capacité de résistance non négligeable. On l’a souligné, la complexité du monde sociopolitique s’appuie sur la diversité de la société belge elle-même. Celle-ci est caractérisée par une forte organisation et par une importante tradition de mobilisation — à nouveau, pas seulement dans le domaine socioéconomique, même si celui-ci est le plus visible. Celle-ci prend des formes variées : campagnes de sensibilisation, manifestations de rue, grèves, lobbying auprès des mandataires politiques…
Pris ensemble, ces différents éléments expliquent que le « modèle belge » paraît fait de changements en douceur plutôt que d’à-coups brusques. Au point aussi qu’il renvoie à beaucoup de citoyens et d’acteurs sociopolitiques eux-mêmes une impression d’inertie, d’incapacité à évoluer et à faire face aux défis nouveaux qui se posent — notamment dans les domaines environnementaux, énergétiques, migratoires, etc.
Toutefois, sur le long terme, des évolutions sont bien réelles. Les six réformes institutionnelles ou les décisions prises en matière éthique (fin de vie ou droits des couples de même sexe, en particulier) ou encore migratoire (durcissement des politiques) l’illustrent de manière nette. Dans le domaine socioéconomique aussi, des changements majeurs sont intervenus. Ceux-ci ont pris place dans le contexte de réformes menées semblablement ailleurs en Europe, marquant le passage de politiques majoritairement keynésiennes vers des politiques de type néolibéral, et sous la houlette de l’Union européenne. Cet élément de contrainte externe a particulièrement contribué à faire bouger les lignes, notamment entre interlocuteurs sociaux, en modifiant significativement et durablement les rapports de force. La transposition des recommandations et exigences européennes est très peu remise en question dans son principe, et même dans ses principales orientations. La contrainte est intériorisée et fait l’objet de concertations et d’assaisonnements à la « sauce belge ». Cette situation complique la tâche des mouvements qui remettent en question le cadre européen lui-même et ses présupposés économiques, comme l’a illustré l’impossibilité d’obtenir un véritable débat parlementaire ou médiatique en Belgique au moment de ratifier le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l’Union économique et monétaire, malgré une réelle mobilisation de nombreux acteurs sociaux.
Le caractère consensuel du système belge basé sur le compromis produit une impression d’inertie politique. Celle-ci est doublée d’une impression d’impuissance, renforcée par l’inscription dans le cadre européen, accepté tel qu’il est et qu’il évolue. Autrement dit, beaucoup de citoyens belges ont le sentiment que les choses, soit ne bougent pas, soit évoluent dans un sens inéluctable. Ce qu’ils considèrent comme des problèmes ne trouve pas de solution satisfaisante à leurs yeux, voire s’aggrave. Ce processus engendre et renforce la frustration, la défiance à l’égard du monde politique dans son ensemble, et même plus largement le rejet du « modèle » démocratique ici décrit. Par exemple, les réticences des partis politiques francophones à opérer une sixième réforme institutionnelle (symbolisées par la formule « Nous ne sommes demandeurs de rien ») ont manifestement contribué à radicaliser les revendications institutionnelles du monde politique et de l’électorat flamand, comme l’ont indiqué les scrutins de 2007 et de 2010.
Cette volonté de changement et l’impression de se heurter à une société bloquée ou sclérosée ont permis à des forces politiques moins consensuelles de trouver un écho croissant. Le phénomène est particulièrement frappant en Flandre. Dès le milieu des années 1980, le Vlaams Blok a réalisé une montée en puissance qui a conduit ce parti séparatiste et d’extrême droite à séduire jusqu’à un électeur flamand sur quatre en 2004. La Lijst Dedecker s’est ensuite inscrite dans le sillon ainsi creusé, sa critique sans ménagement du système et de ses acteurs lui permettant de réaliser en 2007 une percée peu commune dans l’histoire électorale belge. Bien sûr, c’est, depuis 2009, la Nieuw-Vlaamse Alliantie (N-VA) qui a su le mieux saisir cette aspiration au changement (mise en forme dans plusieurs de ses slogans de campagne) pour construire le succès que l’on sait.
Même si elle est moins saillante qu’en Flandre, l’exaspération face à un système jugé poussif existe aussi en Wallonie ou à Bruxelles. La non-participation aux élections y est sensiblement plus élevée qu’en Flandre, l’extrême droite y a remporté à plusieurs reprises des scores électoraux significatifs et, plus largement, le vote dit protestataire — concept qui mériterait d’être questionné — n’y est pas anecdotique.
Le contexte politique qui résulte du scrutin multiple du 25 mai 2014 pourrait marquer une accélération de la prise de distance envers le modèle de concertation décrit ci-dessus. La législature qui s’est alors ouverte est marquée par trois caractéristiques majeures : d’abord, la mise en œuvre de la sixième réforme institutionnelle ; ensuite, par des gouvernements dont la couleur politique est identique en Flandre et au niveau fédéral, mais sans qu’un même parti siège à la fois au gouvernement fédéral et dans les exécutifs wallon et de la Communauté française ; enfin, le tout dans un contexte marqué par l’austérité budgétaire à tous les étages.
Dans ce cadre, la recherche du compromis et l’objectif de maintenir des relations empreintes d’écoute et de respect mutuel semblent remis en cause. Le gouvernement fédéral s’est formé dans une logique plus strictement majoritaire et moins consensuelle que ses prédécesseurs puisqu’il est loin de disposer d’une majorité dans le groupe linguistique français de la Chambre des représentants. Il est en outre accusé de mettre son programme en application sans respecter ni l’esprit ni les formes traditionnelles de la concertation. L’opposition parlementaire déplore le manque d’écoute, voire de considération dont feraient preuve à son égard les membres du gouvernement et les parlementaires de la majorité. Les syndicats dénoncent une absence de réelle concertation, c’est-à-dire l’absence de prise en compte de leurs revendications ou de leurs demandes de rectification d’erreurs dans les décisions prises, ainsi que les refus successifs du gouvernement fédéral de mettre intégralement en œuvre les accords conclus entre syndicats et patronat.
Entre les entités également, des tensions fortes sont apparues, qui auraient été sans doute plus facilement apaisées si un parti siégeait à la fois au gouvernement fédéral et dans les gouvernements wallon et de la Communauté française, tensions attisées par les difficultés budgétaires. On l’a vu récemment à l’occasion des tentatives des Régions et de l’autorité fédérale de s’accorder sur la répartition des efforts en matière climatique : Parti socialiste (PS) et Centre démocrate humaniste (CDH) n’étaient guère incités à épargner les gouvernements flamand et fédéral, tandis que, au sein de celui-ci, le Mouvement réformateur (MR) semblait plus enclin à ménager ses partenaires flamands et, par ricochet, le gouvernement flamand que le gouvernement wallon. Autrement dit, dans ce contexte, conflits entre entités et entre partis se superposent et se renforcent au lieu de s’atténuer comme on avait davantage l’habitude de le voir avant 2014.
Un autre changement pourrait traduire un tournant majeur dans le fonctionnement du système belge, à épingler dans le cadre des transferts de compétences décidés par la sixième réforme institutionnelle : en Flandre, à la différence de ce qui a été décidé en Wallonie, les organes destinés à succéder à des organes fédéraux n’incluront plus, lorsque c’était le cas, de représentants des acteurs sociaux (mutualités, patronat, syndicats…). La gestion en incombera donc essentiellement au monde politique, sans concertation directe et systématique avec ces acteurs sociaux.
Enfin, quoique plus anecdotique en apparence, une déclaration de Bart De Wever, bourgmestre d’Anvers, président de la N-VA et homme fort de Flandre, selon l’expression consacrée, est révélatrice d’un changement d’attitude : « Je suis un peu l’un des architectes de la suédoise. J’ai mis les socialistes dehors à Anvers, après nonante ans de pouvoir. On les a mis dehors au niveau flamand après vingt ans et on le fait maintenant au niveau fédéral après vingt-cinq ans. Les socialistes sont dans l’opposition, finalement. Moi, je préfèrerais ne jamais les revoir [5]. » Contrairement à la pratique usuelle, une figure majeure de la scène politique actuelle déclare donc ouvertement ne jamais plus vouloir s’allier à une famille politique spécifique, voire souhaite qu’elle disparaisse.
Une telle déclaration peut paraitre logique. La N-VA est un parti séparatiste. Que son président s’en prenne aux fondements mêmes du système d’un pays dont il veut la disparition (en l’occurrence, la pratique de la coalition, ouverte à l’ensemble des partis possibles) est somme toute cohérent. On a toutefois montré que, si elle le fait de la manière la plus aigüe ou la moins discrète, la N-VA n’est pas la seule formation politique dont, à l’heure actuelle, la pratique tend à s’écarter sensiblement de la recherche traditionnelle du compromis.
La Belgique est le pays du compromis, qui y est devenu un monument. Celui-ci a déjà subi nombre de révisions et d’effritements. Les évolutions à l’œuvre le mettront-elles en pièces ?
[1] Voir à ce propos R. Witmeur, La négociation en politique, Crisp, Dossier n° 85, 2015.
[2] Jusqu’à être mise en avant dans le nom, dans le cas du Centre démocrate humaniste (CDH).
[3] Pour une présentation didactique de ce cadre institutionnel, voir P. Blaise, J. Faniel, C. Sägesser, Introduction à la Belgique fédérale. La Belgique après la sixième réforme de l’État, Crisp, 2014.
[4] D’autres États fédéraux comprennent plusieurs types d’entités, mais seule la Belgique voit, en chaque point de son territoire, s’exercer la compétence et d’une Communauté et d’une Région, outre celle de l’autorité fédérale. À Bruxelles, s’ajoute en plus la compétence des Commissions communautaires, dont deux ont le statut d’entité fédérée. E. Arcq, V. de Coorebyter, C. Istasse, Fédéralisme et confédéralisme, Crisp, dossier n° 79, 2012.
[5] RTBF, 8 octobre 2014.